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Turquie: derrière le coup d’Etat avorté, une société fracturée


Turquie: derrière le coup d’Etat avorté, une société fracturée
(Photo : SIPA.AP21922953_000201)
(Photo : SIPA.AP21922953_000201)

La Turquie est habituée aux coups d’Etat militaires. Depuis la fondation de la république en 1924 par Mustapha Kemal, l’armée, garante d’une laïcité stricte, n’hésite pas à s’immiscer dans les affaires civiles. Elle a ainsi renversé les gouvernements en 1960, 1971 et en 1980 avant de rendre le pouvoir aux civils et ce, après avoir rédigé une nouvelle constitution et purgé le pouvoir des éléments supposés hostiles au régime.

Tous ces efforts n’empêchent pas la victoire d’un parti islamiste en 1996 et la constitution d’un gouvernement islamiste sous la houlette de Necmettin Erbakan, ami et mentor de l’actuel président Erdogan. Fidèle à sa tradition, l’armée intervient à nouveau en 1997 et, par une simple déclaration publiée par la presse, parvient à évincer le gouvernement de Necemettin Erbakan. Forcé de démissionner, ce dernier est jugé et condamné à un an de prison pour « incitation à la haine et à l’hostilité religieuses ». Erdogan, alors maire d’Istanbul et proche du Premier ministre déchu, est également condamné à dix mois de prison en 1999. Sans sortir des casernes, l’armée rappelle qu’elle est toujours présente dans la vie politique turque.

Premier échec de l’armée

La tentative de coup d’Etat de ce 15 juillet 2016 brille donc par son échec. C’est la première fois, en un peu plus d’un demi siècle, que l’armée échoue à renverser un gouvernement. Il faut dire que l’actuel président, Recep Tayyip Erdogan, a tiré les leçons du passé. Arrivé au pouvoir en 2002 avec un nouveau parti (le Parti de la justice et du développement ou AKP), il joue à fond la carte de la démocratisation. Tout en s’appuyant sur la candidature à l’Union européenne, Erdogan mène une véritable purge au sein de l’armée, de la justice et de l’administration. Dans le même temps, il s’abstient de références trop nombreuses à la religion et évite les réformes susceptibles de braquer la frange la plus laïque de la société turque. Devenu champion de la démocratie et soutenu par l’Union européenne, Erdogan parvient à marginaliser les forces kémalistes au sein de l’armée. De nombreux  généraux, dont un ancien chef d’Etat major, sont arrêtés et mis en prison dans les années 2000[1. Notamment dans le cadre de l’enquête sur le réseau Ergenekon. Actif dans les années 2000, le réseau planifiait des attentats en Turquie. Les attentats devaient être attribués au PKK afin d’amplifier la guerre, de replacer l’armée au centre du jeu politique et d’évincer l’AKP au pouvoir. Le réseau sera finalement démantelé par le gouvernement islamo-conservateur de Recep Tayip Erdogan conduisant à l’arrestation de nombreux hauts gradés de l’armée dont un ancien chef d’Etat-major.]. Dans ces conditions, la dernière tentative de coup d’Etat ressemble à un acte désespéré d’une frange kémaliste consciente de perdre la partie.

Erdogan et la stratégie du chaos

Pour vaincre les putschistes, Erdogan a appelé ses partisans à s’opposer aux « traitres ». Alors que la majorité de l’armée semble être restée loyale au gouvernement, des milliers de partisans d’Erdogan sont descendus dans la rue pour s’opposer aux putschistes et déjouer leur projet. L’échec du coup d’Etat ne doit cependant pas masquer les tensions au sein de la société qu’Erdogan a lui-même contribué à exacerber. La Turquie est plus que jamais fragmentée entre plusieurs composantes dont les projets politiques semblent de moins en moins conciliables : kémalistes laïques contre islamistes, alévis contre sunnites, Turcs contre Kurdes. A ces tensions internes s’ajoutent un contexte régional explosif et le dangereux soutien qu’a longtemps apporté Erdogan à l’Etat islamique.

Il est difficile de se risquer à des prévisions dans une région où les événements surprennent les commentateurs les plus avisés. Il est cependant certain qu’Erdogan exploitera la situation afin d’accroître son pouvoir. Depuis plusieurs années, ce dernier plaide pour une modification de la constitution afin d’entériner légalement le pouvoir personnel qu’il s’est lui-même octroyé. Le champion de la démocratie, autrefois loué par les Européens, s’est en effet transformé en un dangereux tyran n’hésitant pas à jouer la stratégie du chaos pour assoir son pouvoir. On peut s’attendre, dans les prochaines semaines, à une vaste campagne d’arrestation visant l’opposition. Tout opposant à Erdogan pourra être accusé d’entretenir des liens avec les « traitres ». Il est probable que les putschistes aient donné à Erdogan l’occasion d’accélérer sa réforme et de faire reconnaître constitutionnellement la dérive autocratique de son pouvoir.



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