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Amiante : les victimes sont-elles coupables ?


Chaque année, en France, 2000 personnes meurent des « cancers de l’amiante ». Ils ne font pas la « une » des médias. Ils ne sont pas reçus à l’Élysée. Leur photo n’est pas placardée dans nos villes. Ce sont des ouvriers ou des retraités de l’industrie, des gens simples dont le seul crime est d’avoir travaillé de longues années et sans protection au contact d’un matériau éminemment toxique, pour des employeurs non pas inconscients mais cyniques.
Notre société se targue d’avoir redonné aux victimes la dignité et le statut qu’elles méritent – au point qu’on a pu dénoncer, et à raison, les ravages de la victimisation et les excès de l’idéologie victimaire. Pourquoi, alors, aujourd’hui, tant d’indifférence pour les malades et pour les morts de l’amiante, qui sont les victimes d’une catastrophe industrielle majeure, d’une ampleur jusque-là inédite dans l’histoire de notre pays ? Est-ce parce qu’ils sont pauvres ? Parce qu’ils sont vieux ? Parce que leur tragédie n’est pas aussi spectaculaire qu’un coup de grisou ou une explosion chimique ?

Oui, l’amiante tue.[access capability= »lire_inedits »] Elle tue silencieusement et elle tue lentement, frappant des années après ceux qui lui ont été exposés, leur infligeant, même quand elle ne leur ôte pas la vie, des souffrances indicibles et des traumatismes irréversibles.
Ces victimes ne demandent pas notre pitié mais notre respect. Elles ont droit à notre humanité, mais plus encore à notre solidarité. Faut-il rappeler que c’est pour construire des écoles, des universités et d’autres bâtiments – qu’il a fallu ensuite « désamianter » pour protéger les citoyens – que ces hommes et quelquefois ces femmes ont perdu la vie ?

Or, au lieu d’honorer ces familles endeuillées et de les assurer du soutien de la collectivité, les autorités de l’État, le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (FIVA) − et la justice de la République viennent de leur infliger un camouflet. C’est le premier mot qui vient à l’esprit pour qualifier la surprenante décision de la cour d’appel de Douai qui, le 27 octobre, a condamné les victimes de l’amiante et leurs familles à restituer une partie des indemnités perçues. La France en est-elle là, à réclamer à des pauvres gens que le malheur n’a pas épargnés les quelques milliers d’euros qui leur ont permis de faire face aux difficultés matérielles, parfois en payant les dernières traites du crédit du pavillon acquis par des années de travail, d’autres fois en leur permettant simplement de joindre les deux bouts, d’autres fois encore en finançant l’achat d’une voiture pour le fils au chômage ou le salaire d’une garde-malade ? Assisterons-nous au spectacle insupportable de familles expulsées de leur logement ou dépouillées par des huissiers de leurs meubles ou de leurs voitures ? Est-ce ainsi que l’on rend la justice « au nom du peuple français » ?

Mais pour que la justice se prononce, il faut qu’elle ait été saisie. Avant même d’interroger la conscience des magistrats, notre devoir, à nous tous citoyens, est d’interpeller les pouvoirs publics. Lorsque le FIVA a été créé, en 2000, les autorités politiques semblaient avoir pris la mesure de la catastrophe industrielle et humaine et paraissaient prêtes à assumer leurs responsabilités. Aujourd’hui, non seulement le FIVA est à l’origine de cette injustice, mais sa directrice ose s’en prendre à ceux qu’elle a reçu mission de défendre, d’aider et d’indemniser. Les voilà présentés comme des fraudeurs, demandant à être indemnisés deux fois pour le même préjudice, encaissant de l’argent qu’ils savent ne pas être le leur pour le faire fructifier.

L’ironie du sort veut que soit la même juridiction (mais évidemment pas les mêmes magistrats), la cour d’appel de Douai, qui, en 1999, avait imposé pour la première fois en France une compensation financière à la hauteur du préjudice subi, qui exige aujourd’hui le remboursement d’une partie des sommes versées. De Douai à Douai : la différence entre ces deux décisions résume-t-elle l’évolution de notre société ? On se refuse à le croire
Pour comprendre ce qui s’est passé, un retour en arrière s’impose.
Lorsqu’il y a douze ans maintenant, le scandale de l’amiante a éclaté et qu’ont été révélées les conséquences dramatiques de l’exploitation de ce matériau dont la dangerosité était connue depuis fort longtemps, les victimes ont enfin pu bénéficier d’une indemnisation décente. Car les industriels de l’amiante savaient ; et non seulement ils n’ont rien dit, mais ils ont au contraire œuvré − y compris sur le plan international − pour dissimuler le plus longtemps possible l’étendue du désastre humain. S’il y a une affaire dans laquelle on ne peut évoquer ni la fatalité ni l’ignorance, c’est bien celle-là. Et pourtant, ces industriels, qui sont les véritables responsables, n’ont pas été sanctionnés.

D’abord parce que notre système de protection sociale a joué avec efficacité le rôle qui lui est imparti par la loi, c’est-à-dire celui d’un assureur qui fait l’avance des indemnisations de telle façon que la victime soit en tout état de cause couverte.
En jouant habilement avec les textes, les employeurs ont réussi à échapper aux recours intentés par la Sécurité sociale, qui a dû supporter seule le poids de l’indemnisation.

Ensuite, aucune conséquence pénale n’est à ce jour intervenue. Les plaintes déposées en 1996 contre les mêmes industriels sont encore aujourd’hui à l’instruction. À ce rythme, les responsables auront tous disparu avant que le procès pénal de l’amiante ait lieu…

Nous sommes donc dans une situation tout à fait saisissante : d’un côté, on prend en compte l’injustice commise, mais de l’autre, les responsables jouissent d’une impunité totale.

À cela s’est ajoutée la nécessaire prise en compte des victimes « environnementales » − au-delà de celles qui avaient contractées des maladies pulmonaires en travaillant le matériau. C’est dans cet esprit et aussi pour permettre une indemnisation extrajudiciaire, donc rapide, qu’à été créé le FIVA.

Il est vrai que l’ampleur du désastre a dépassé toutes les prévisions, entraînant des demandes d’indemnisation bien plus nombreuses que prévu, alors même que des scientifiques évoquaient le chiffre de 100 000 morts en 2020. Aussi a-t-on rapidement eu le sentiment que le seul objectif du FIVA était de faire des économies. Et comment pouvait-il le faire, sinon sur le dos des victimes ?

Au fond, nous observons aujourd’hui une perversion du système mis en place avec les meilleures intentions. En se désintéressant des responsabilités réelles, en défaisant le lien nécessaire entre coupable et payeur, entre faute et réparation, on a favorisé la bureaucratisation du dispositif. À l’arrivée, des drames humains ne sont plus traités qu’en termes de gestion financière et de rentabilité.
Des victimes sommées de rembourser, des industriels jouissant paisiblement de la retraite dont ils ont sciemment privé leurs ouvriers, une représentante de l’État qui montre du doigt ceux qu’elle est chargée d’aider – ce qui devrait justifier sa démission immédiate : que ce scandale ne fasse pas scandale montre que la classe ouvrière est bien, dans notre pays, la grande oubliée de l’Histoire.[/access]

Cet article est issu de Causeur magazine n ° 41.

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Novembre 2011 . N°41

Article extrait du Magazine Causeur



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est avocate. Elle défend notamment les victimes de l’amiante.

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