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Le pouvoir n’a plus le pouvoir


Il n’est pas interdit d’imaginer qu’on fera bientôt une croix sur les gouvernements démocratiques d’Europe comme on en fit il y a très peu de temps sur les despotes arabes.

Imaginons que Nicolas Sarkozy, lors d’un petit déjeuner avec Jacques Sapir et Claude Guéant, projette vaguement, en suivant le fil de sa pensée tout en palabrant, de virer Fillon à quatre mois de la présidentielle et de nommer Nicolas Dupont-Aignan à Matignon, de faire déguerpir de leurs bureaux vides de pouvoir tous les ministres de paille et de constituer une sorte de gouvernement de guerre, ultra resserré, pour entamer la sortie de l’euro à marche forcée.

Entre le croissant et le deuxième café, Guéant lâche une boutade : « Un référendum sur le retour au Franc, dans un mois, trois mois avant la présidentielle. On l’emporte, Hollande est balayé. Ce référendum, Nicolas, ce sera ton Pont d’Arcole, ton 18 juin ! ». Jacques Sapir sort un peu halluciné du petit déj’ et envoie un texto à son pote Emmanuel Todd : « Putain, Sarko veut organiser un référendum sur le retour au Franc et nommer Dupont-Aignan à Matignon ! ». Todd, qui traîne ce matin-là dans les locaux de France Culture où il tient chronique, fait lire le SMS à Jacques Julliard à 7h39, invité à la causerie, qui lui répond goguenard « je crois que Sapir surchauffe un peu avec la crise ».

Julliard s’ouvre à ses collègues, dans la matinée, du curieux SMS. En un coup de fil à Guéant le malentendu est résolu. « Oui, j’ai invité Sapir pour faire entendre à Nicolas une autre musique, et on a un peu phosphoré, mais rien de plus ». Mais voilà, l’anecdote fait vite le tour des rédactions via twitter, la rumeur d’un référendum se propage et devient une information à la une du site internet de France Soir à 11h32. Reprise illico sur BFMTV elle devient un coup de tonnerre mondial une demi-heure plus tard sur CNN. Panique générale sur les marchés, Fitch qui tenait Sarkozy à l’œil fait dégringoler la note de la France à BB+ par un communiqué laconique. Les bourses sont fermées d’urgence avant un effondrement total. De Tokyo à New York en passant par Londres, tous les indices ont plongé de 20%. Nicolas Sarkozy a eu beau organiser trois conférences de presse dans l’après-midi, rien n’y a fait. Il est obligé d’annoncer dans la soirée qu’il nomme, sur proposition de Barroso, Jacques Delors Premier ministre et décrète l’État d’urgence le temps de la formation du gouvernement. Dans la nuit, il se réfugie, tremblant, au pavillon de la Lanterne, dans le parc du château de Versailles, entouré de 1000 gendarmes mobiles appuyés par cinq hélicoptères. Au petit matin, François Hollande demande aux français de ne pas descendre dans la rue pour éviter d’affoler les marchés et promet que s’il est élu, il appliquera un « État d’urgence juste ».

On s’arrêtera là pour la fiction, mais avouez que si il y a encore deux ans elle n’aurait guère été plausible, aujourd’hui elle apparaît presque crédible… Il n’est qu’à regarder la réaction des « marchés » à n’importe quelle rumeur, l’attitude d’enfants apeurés des gouvernements occidentaux face aux gros yeux des agences de notation et les deux coups d’État qui se sont opérés sous nos yeux distraits dans des pays aussi mineurs que la Grèce et l’Italie. Ok, j’y vais un peu fort avec « coup d’État » ? Admettons que Napoléon n’est pas monté sur son canasson ce matin et que le retour au calendrier géorgien nous évite de tomber un 18 Brumaire. Mais alors, comment appeler ce départ précipité de Berlusconi et Papandréou ? « Une alternance ? » Hum, n’a pas l’audace de Roland Cayrol qui veut, je ne me risquerai donc pas à naviguer dans les eaux vaseuses du commentaire à papy. J’aurai pu écrire « pronunciamiento financier », « putsch de Picsou » ou encore « ordonnance de l’arbitraire libéral de Bruxelles », l’idée est là. En l’espace d’une semaine, deux pays se sont vu imposer un changement de gouvernement pour appliquer « la seule politique possible » au regard des exigences de l’imperium invisible qui a décidé on ne sait où ni quand, mais on sait pourquoi, de liquider les États-providence européens en imposant aux gouvernements dociles (voire traîtres) de rembourser les dettes des États. Bref, une volonté extra-populaire a imposé de l’extérieur un nouveau gouvernement à deux grandes nations démocratiques. Tout parallèle historique avec les agissements yankees en Amérique latine dans les années 70 serait à coup sûr du populisme, non ?

Nous en sommes là. Les gouvernements en Europe n’ont plus le pouvoir, tout juste « restent-ils au pouvoir ». Ils ont remis en 2008 un système caduc à flot, permettant aux très riches de continuer à l’être et aux autres de s’appauvrir. Cette politique qui consiste à creuser toujours de nouveaux trous pour en boucher d’autres aura son terme. L’euro (le mark pour tous) ne rime plus aujourd’hui à grand chose sinon à ruiner les nations qui s’y accrochent à l’exception de l’Allemagne. Peut-être mourra-t-il de sa belle mort, ou sera-t-il sauvé et deviendra-t-il une monnaie de réserve pour les pays qui décideront de rester dans sa zone. Les dettes ne seront pas toutes remboursées, et tant pis pour les plumes perdues, l’Allemagne n’a-t-elle pas fait trois fois défaut au siècle dernier ?[1. Je l’ai lu dans le Spiegel en Septembre]. On nous promet l’apocalypse continentale en ce cas ? Honnêtement, vous connaissez autour de vous quelqu’un de motivé pour la guerre ? La disparition des services militaires nationaux dans les grands pays européens aura au moins eu un mérite : plus personne ne sait tenir un fusil, sauf les chasseurs. Par ailleurs, assistons-nous à une montée des tensions ou à à une quelconque brutalisation des sociétés ? Non, l’Europe est globalement peuplée de gens calmes, habitée de sociétés pacifiées (peut-être, les Balkans…). La construction européenne a fait son œuvre de ce côté-là. Restent nos élites. Si l’euro dans sa forme actuelle est balayé, elles seront discréditées avec lui. Et alors ? Le changement des élites est toujours le moment d’expérimentations politiques qui peuvent être porteuses de nouvelles promesses. Ça ne se fera pas sans douleur ni heurts, mais au point où nous en sommes, avons-nous le choix ?

Nous en sommes donc là. Et ce qui reste somme toute légèrement inquiétant pour l’avenir immédiat est que si Hollande et Sarkozy proposent la même politique (cohérente : on passe à la caisse), la seule à présenter une autre politique cohérente est Marine Le Pen (on sort de l’euro sans autre forme de procès). Aucune de ces deux politiques n’est viable, ni ne se fera. On est dans le flou artistique, le « marché » nous a à l’œil, le peuple s’appauvrit, et Victor Hugo résonne à nos cœurs.

Ô drapeau de Wagram ! ô pays de Voltaire !
Puissance, liberté, vieil honneur militaire,
Principes, droits, pensée, ils font en ce moment
De toute cette gloire un vaste abaissement.
Toute leur confiance est dans leur petitesse.
Ils disent, se sentant d’une chétive espèce :
— Bah ! nous ne pesons rien ! régnons. — Les nobles cœurs !
Ils ne savent donc pas, ces pauvres nains vainqueurs,
Sautés sur le pavois du fond d’une caverne,
Que lorsque c’est un peuple illustre qu’on gouverne,
Un peuple en qui l’honneur résonne et retentit,
On est d’autant plus lourd que l’on est plus petit !
Est-ce qu’ils vont changer, est-ce là notre compte ?
Ce pays de lumière en un pays de honte ?

Victor Hugo, 1849.

Cet article a été initialement publié sur le site de Parti pris.



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est conseiller culturel.

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