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La Libye, Etat incertain


Après les vivats accompagnant la chute de Kadhafi, le Conseil National de Transition libyen de Moustapha Abdeljalil surfe sur les mutations en cours bien plus qu’il ne les maîtrise. La Conférence sur la Libye organisée début septembre à Paris nous a montrés des gouvernants plus à l’aise avec les Occidentaux qu’à Tripoli même… où ils sont encore logés à l’hôtel. La capitale libyenne, placée sous le contrôle de son gouverneur militaire Abdelhakim Belhadj, ancien djihadiste reconverti en démocrate, est aujourd’hui une armurerie à ciel ouvert où le « peuple en arme » n’entend pas rendre ses kalachnikovs de sitôt. En ville, le proto-État libyen a ainsi ouvert des bureaux pour consigner dans des logiciels tout neufs les noms des porteurs d’armes qui veulent bien se présenter. Ils repartent avec un badge et la promesse de rendre leurs pétoires pour alimenter les arsenaux de « la future armée libyenne » – une fois la paix et la sécurité revenues.

Justement, tout porte à croire que le moment où chacun circulera librement et sans risque sera l’arlésienne de la Libye nouvelle. Si, contrairement à l’Irak du lendemain de la victoire de 2003, la société libyenne ne s’est pas effondrée, des actes de vendetta ont tout de même rapidement succédé à la violence révolutionnaire.

Pire, les Noirs servent de victimes expiatoires au prétexte de leur couleur de peau qui les désigne comme des ex-mercenaires de Kadhafi. Human Rights Watch et Amnesty International font déjà état de centaines de civils tués ou torturés. Rappelons que la grande majorité des mercenaires kadhafistes ne sont que de jeunes tchadiens désœuvrés livrés comme de la chair à canon par le président Idris Déby. A tel point que l’opposition tchadienne a demandé au CNT de « diligenter une enquête indépendante sur les exactions commises sur toutes ces personnes et de traduire les responsables devant la justice » et d’autoriser la Croix Rouge à se rendre au chevet de ces populations terrorisées[1. Déclaration du Conseil national pour le changement et la démocratie, 7 septembre 2011.]. Dans le port de Sayad, à vingt-cinq kilomètres de Tripoli, elles s’entassent dans des coques abandonnées en attendant, la peur au ventre, que l’orage passe.

Comme s’interroge le président de la commission de l’Union africaine, Jean Ping, qui exhorte le CNT de se « désolidariser » des exactions, « Vous trouvez ça normal qu’un pays qui compte un tiers de Noirs confonde Noirs et mercenaires ? ». Dans les rues libyennes, la concorde interraciale ne paraît pas pour demain, l’idée dominante étant que « Kadhafi a dilapidé tout notre argent auprès des Noirs ».
Sur le terrain, loin de ses déclarations de bonnes intentions, le CNT avance en aveugle, sans disposer des atouts de l’ancien régime. Selon le diplomate français Patrick Haimzadeh[2. Au cœur de la Libye de Kadhafi, Lattès, 2011], le pouvoir kadhafiste tenait par un savant cocktail de rétributions, de violence et de peur s’appuyant à la fois sur les réseaux tribaux, les structures « révolutionnaires » et l’armée, qui constituaient les trois piliers de la Jamahiriya. Cette architecture ne pouvait satisfaire que 30% d’une population « plutôt favorable au régime », essentiellement concentrée dans la Tripolitaine et le Fezzan (grand sud).

Or, cet attelage ne s’est que partiellement délité. Ses décombres se heurtent au CNT, qui représente majoritairement la Cyrénaïque et Misrata, bien que les clivages politiques ne se superposent pas totalement aux oppositions géographiques.
Au milieu d’un tel maelstrom, on peut faire confiance à l’ONU et à ses conseillers en « state building » pour créer un Etat hors-sol. Comme me le suggérait un ami, « je crois que les Libyens ont besoin d’un dirigeant qui soit un savant mélange de Lawrence d’Arabie et d’Otto Von Bismarck ». Au lieu de cela, Mustapha Abdeljalil sera-t-il un nouveau Karzaï, tamponnant des contrats sous le regard bienveillant d’un Paul Bremer new look représentant le condominium franco-britannico-américain ?

Il est probable que maints experts en vernis démocratique débarquent à Tripoli où ils chercheront à rallier les anti-Kadhafi à la civilisation démocratique. On pourra alors souhaiter la bienvenue dans la mondialisation heureuse à ces nouveaux camarades, en chœur avec le Medef qui vient d’évaluer l’eldorado de la reconstruction libyenne à deux cents milliards de dollars. Le marché semble d’autant plus juteux que le montant des avoirs libyens bloqués dans nos banques s’élève à cents quinze milliards. Soit deux années de PIB libyen, sans compter les bas de laine planqués par Kadhafi on ne sait trop où !

Chers « rebelles », vous étiez beaux comme l’antique en fondant sur Tripoli en pick-up. Nous voudrions croire qu’une telle énergie ne débouchera pas sur un énième dominion voué à suer du pétrole.



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est conseiller culturel.

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