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Les révolutions arabes entre modèle turc et exemple iranien


foot féminin, match Iran-Turquie, Singapour 2010

De Tunis au Caire, c’est en brandissant leur drapeau que les insurgés ont contesté les pouvoirs en place. « La Nation, c’est nous. Vous êtes des usurpateurs », proclamaient en substance les manifestants de la place Al-Tahrir et les foules tunisiennes. Mais paradoxalement, les révolutions arabes doivent chercher hors de leurs frontières un modèle national susceptible d’exportation. Ce modèle doit permettre de réaliser la synthèse entre la spécificité de chaque peuple et la référence islamique commune à tous. En effet, s’il était absurde hier de disqualifier le « Printemps arabe » en brandissant l’épouvantail islamiste, il serait imbécile aujourd’hui de prétendre que l’islam a disparu de l’imaginaire collectif des peuples révoltés. La référence musulmane demeure à l’évidence une composante essentielle de l’appartenance, seule une élite restreinte et largement coupée de la majorité rêvant de régimes laïques. Aussi l’intelligentsia islamiste est-elle appelée à jouer un rôle de premier plan dans la redéfinition des identités nationales d’où émergera le monde arabe de demain.

Il faut ajouter qu’après deux révolutions qui se sont avérées être des coups d’Etat « démocratiques », Le Caire et Tunis ne savent plus à quel saint se vouer. Lors des élections en Egypte et en Tunisie, on pourrait voir des millions de citoyens apparemment sécularisés basculer vers l’islam politique. Dans un tel contexte, les grands frères turc et persan peuvent apparaître comme les inspirateurs d’une alternative arabe à la démocratie occidentale d’autant plus que l’un et l’autre ont intérêt à enrayer le déclin de leur soft power idéologique.

Le voile noir de la Révolution iranienne

À Qom, les mollahs observent la vague avec circonspection tandis que les plus hautes autorités de l’Etat, Président de la République et Guide Suprême, glorifient l’élan arabe[1. Exception faite de la Syrie, alliance syro-iranienne oblige] comme le digne héritier de la Révolution de 1979. Cette récupération éhontée n’est pas entièrement usurpée. Certes, dans leur immense majorité, les masses arabes sont à des années-lumière du messianisme irano-chiite khomeiniste. Les partisans de la théologie politique iranienne – le velayat-e-faqih, dont le système pyramidal repose in fine sur le discernement d’un seul clerc – sont rares parmi les sunnites. Pourtant, ne serait-ce qu’à cause de la stabilité du régime né sur les cendres de la dynastie Pahlavi, la référence iranienne a un certain poids.

Il y a trente ans, Michel Foucault s’enflammait pour la promesse émancipatrice portée par l’alliance broussailleuse des nationalistes, islamistes et communistes. Uni par sa détestation du Shah, tout ce petit monde se retrouvait dans la phraséologie islamo-marxiste de l’imam Khomeini, qui avait su traduire en langage religieux le marxisme de l’intellectuel Ali Shari’ati, grand défenseur des déshérités devant l’Eternel. La gaine de religiosité enveloppant les revendications démocratiques des révolutionnaires iraniens permit à Khomeini de « confisquer » la révolution et de massacrer méthodiquement les factions contestant son joug autoritaire (communistes, Moudjahidine du Peuple, etc.). Avec l’aide indirecte de Saddam Hussein, le régime sacrifia une génération de jeunes martyrs révolutionnaires[2. Ce que fit la Révolution française en envoyant les sans-culottes au front]. Ainsi débarrassé de millions de jeunes hommes potentiellement contestataires, le pouvoir de Téhéran s’appuya sur la bourgeoisie pieuse, le Bazar et son appareil militaro-sécuritaire. Il fallut attendre la fin des années 1990 et l’émergence de la jeunesse réformatrice née avec la Révolution pour voir la République islamique vaciller sur ses bases.

À l’évidence, dans leur rapport ambigu à la démocratie, les islamistes arabes proches des Frères Musulmans gardent en tête le modèle iranien en tête, bien qu’ils ne sachent pas toujours quelle part d’universalité islamique et quelle part de spécificité irano-chiite il recèle. Quoi qu’il en soit, l’essoufflement de la théocratie iranienne devrait les convaincre que l’heure est davantage à la « moralisation » de la démocratie parlementaire qu’à des normes islamiques imposées par le haut. D’où l’intérêt de la « voie turque ».
La relative modération de la jeune génération des Frères Musulmans égyptiens, dont un porte-parole s’est engagé à respecter l’accord de paix avec Israël, et l’acceptation, par le parti islamiste tunisien Ennahda, d’un statut personnel régi par les lois civiles, rappellent en effet la stratégie qui a permis au Parti de la Justice et du Développement turc d’accéder au pouvoir. Sous l’impulsion d’Erdogan, l’AKP a peu ou prou reproduit le cheminement idéologique initié par Gianfranco Fini en Italie. Notons au passage qu’il est difficile de savoir qui, de Milli Gorüs, figure néo-ottomane des Frères Musulmans, ou de l’Italien néo-fasciste, est le plus antisémite.

Erdogan ou l’islamisme des notables

Or, à l’aube des années 2000, l’un comme l’autre ont réussi leur examen de passage démocratique. L’irrésistible ascension de l’AKP qui, depuis 2002, gagne élection après élection, encourage les islamistes arabes tentés par le jeu parlementaire. Tant que la sécurité et les menus plaisirs des touristes ne sont pas menacés par la « moralisation » de la vie quotidienne (lutte contre les débits d’alcool locaux, prédication en direction de la jeunesse, etc.), les milieux d’affaire turcs s’accommodent parfaitement du virage islamique de la République d’Atatürk. Et la croissance ininterrompue de l’économie garantit l’hégémonie de l’AKP. La synthèse turque entre l’islam, la nation et le libéralisme a de quoi séduire des islamistes arabes en quête de respectabilité. Il se murmure que les AKPistes turcs financent le parti islamo-conservateur tunisien de Rached Ghannouchi, rentré à Tunis après plus de vingt ans d’exil. En tout cas, le leader d’Ennahda (la Renaissance) ne cesse de vanter les mérites d’Erdogan.

Dans ces conditions, les pays arabes à la recherche d’eux-mêmes devraient-ils s’inspirer de la « démocratie islamique » à la turque ou de l’expérience révolutionnaire iranienne ? Ni l’un ni l’autre, a-t-on envie de répondre : quelle que soit sa forme, « l’islamo-nationalisme » est voué à l’échec, dès lors que ses deux composantes finissent inévitablement par entrer en collision. Ainsi, en Iran la tension monte entre les partisans du président Ahmadinejad, Gardiens de la Révolution ou islamistes séculiers soucieux de la légitimité des urnes ou en tout cas de son apparence[3. Urnes bourrées à souhait par le régime lorsqu’il le juge nécessaire], et les clercs proches de Khamenei, qui s’agacent des velléités d’indépendance de cette génération de vétérans de la guerre Iran/Irak. Quant à Erdogan, il pourrait aussi être confronté dans les années qui viennent aux effets de l’usure du pouvoir. La perspective d’une intégration à l’Union Européenne ne pourra pas indéfiniment servir de paravent à la réislamisation rampante de la société. Du reste, le refus probable de l’UE ne pourra que réveiller le nationalisme turc.

Avant même cette échéance, la Turquie doit affronter les conséquences immédiates des violences qui secouent la région. Alors que la Turquie kémaliste était l’adversaire presque naturel des nations arabes, la politique panislamiste menée par Ankara s’est notamment traduite par l’apaisement des relations avec Damas et le réchauffement des liens avec Ryad et Téhéran. Erdogan va devoir choisir entre les Frères Musulmans qui sont à la manœuvre en Syrie et le régime ami de Bachar el-Assad, c’est-à-dire entre la solidarité religieuse et l’alliance politique. Pour l’instant, le Premier ministre souffle le chaud et le froid, tançant son partenaire sans rompre les relations diplomatiques – politique qui ressemble fortement à celle qu’il mène vis-à-vis d’Israël. Mais cette ligne « chèvre et chou » ne pourra pas durer éternellement.

Dans la redistribution des cartes en cours, les protestataires n’ont pas encore à choisir entre islam et nation, arabité et identité islamique. Ce n’est pas en imitant l’Occident athée, l’islamo-libéralisme turc ou l’islam révolutionnaire iranien que les peuples construiront la démocratie arabo-musulmane de demain. À eux de trouver leur voie. Espérons qu’ils y parviendront sans arme, ni haine, ni violence.



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