Qui a tué la politique?


Qui a tué la politique?

besancenot drucker roumanoff

Impuissance face au chômage de masse et à la désocialisation, scandales et affaires à répétition, règlements de comptes entre egos à l’intérieur de chaque camp : chaque semaine amène sont lot de désillusions sur la politique. Il est facile de dénoncer la « trahison » des politiques, la « dictature des marchés » ou un vaste « complot », comme se plaisent à le faire les courants d’extrême droite et leurs nouvelles troupes de jeunes déculturés. Mais pour qui veut s’arracher à la dictature du présent et de l’information en boucle, la question vaut la peine d’être posée autrement : comment en est-on arrivé là ?  Autrement dit : que s’est-il passé pour qu’en un quart de siècle, nos ressources politiques, intellectuelles et morales se soient érodées à ce point ?

La seconde moitié des années 1970 marque un premier tournant en mettant en scène, par le biais de ceux que l’on a appelé les « nouveaux philosophes », une nouvelle catégorie d’intellectuels médiatiques et imprécateurs qui vont opposer l’éthique à la politique dans la plus grande confusion. Assimilée à l’idéologie et soupçonnée d’être potentiellement totalitaire, la politique est discréditée et invalidée dans sa capacité de transformation sociale. L’individu drapé dans la morale s’oppose au Maître, au Pouvoir, érigés en nouvelles figures du Mal ; l’État, la raison, la philosophie des Lumières sont sommairement remis en cause. Si le communisme a été mis en question au cours de ces années-là, il ne l’a pas été à partir d’une compréhension en profondeur du phénomène totalitaire et d’une pensée renouvelée du politique, mais avant tout du fait de son propre archaïsme et par une culture post-soixante-huitarde qui a nourri la méfiance et le soupçon vis-à-vis de l’État et de la politique.

La victoire de la gauche, en 1981, repose en fait sur un paradoxe qui va largement déterminer les circonvolutions et les revirements ultérieurs : cette victoire électorale intervient sur fond d’érosion de la doctrine communiste et socialiste qui structurait l’identité de la gauche depuis le XIXe siècle. Mitterrand sera le maître de cette ambigüité, sur fond d’impuissance à résoudre le chômage de masse et de fuite en avant dans la construction européenne.[access capability= »lire_inedits »]

L’« héritage impossible de Mai-68 » va alors largement servir de substitut à la crise de la doctrine, au moment où nombre de leaders étudiants liés à l’extrême gauche se reconvertissent en nouveaux permanents du Parti socialiste où ils feront carrière. La création de SOS Racisme, liée à ce qu’un publicitaire a dénommé la « génération Mitterrand », constitue un point marquant de ce basculement. À la figure du militant politique traditionnel se substitue celle qui combine la figure de la morale, des médias et du show-biz « engagé ». Sommes-nous sortis d’une telle situation ?

Les nouvelles générations qui se sont formées dans les ruines des idéologies passées et dans l’ère du vide ont subi les discours en boucle des nouveaux rhéteurs de la post-modernité : « Nous sommes dans le désert, et il ne sert à rien de le regretter ; au diable, pêle-mêle, l’esprit de synthèse, la raison et la recherche de l’unité ; que vivent et s’épanouissent les discontinuités et les différences, les chemins de traverse et leurs impasses, le mélange des genres, l’affect et l’inachevé comme expression de la créativité. N’avons-nous pas assez souffert dans le passé de toutes ces entités abstraites et de leurs serviteurs qui masquaient leur désir de domination et de puissance ? Ne nous faut-il pas désormais renoncer à interpréter le monde et l’Histoire ? » Le passé apparaissant désormais sans ressources et l’avenir indiscernable, le présent devient existentiellement flottant ; l’activisme, le règne de l’image et de la réussite tentent, tant bien que mal, d’y remédier.

À gauche comme à droite, surfer sur les évolutions dans tous les domaines devient une nouvelle façon de faire de la politique. Déconnectée de toute vision historique et ayant perdu ses finalités propres, l’activité politique devient une affaire de gestion et d’adaptation dans un monde chaotique où le marché fait office de fondement du réel et de modèle hégémonique pour l’ensemble des activités sociales. Le « changement » remplace le « progrès » ; le management et la communication, avec leurs multiples spécialistes et boîtes à outils, sont érigés en méthodes et en valeurs de référence.

Le style et la pratique des politiques vont également changer. Le discours tend à s’aligner sur un « franc parler » qui fait fi de la syntaxe et affirme sans ambages ses propres ambitions : « La présidentielle, j’y pense… et pas seulement en me rasant », déclare tout bonnement Nicolas Sarkozy lors d’une émission de télévision en 2003. Un ministre de l’Intérieur qui reçoit torse nu des journalistes en émettant des jugements à l’emporte-pièce sur ses « amis » politiques, un président de la République qui grimpe les marches de l’Élysée en tenue de jogger, un « président normal » : on dirait que l’homme d’État a beaucoup changé. Comme la société, il est devenu plus sentimental. Il lui faut désormais « être gentil », « aimer les gens » tout en maîtrisant la production du message et des images. En d’autres termes, il s’agit de mettre en œuvre une stratégie de communication qui conjugue cynisme et sentimentalisme. L’« écoute de la souffrance », jusqu’ici réservé aux thérapeutes, devient un nouveau thème politique, en écho au développement de la victimisation dans l’ensemble de la société. Quant aux histoires de couples, elles donneront lieu à des feuilletons médiatiques comme on n’en avait encore jamais connus. Les  nouveaux « hommes d’État » incarnent à leur manière l’érosion des institutions.

Nombre de dirigeants et d’élus ont ainsi accompagné le courant de déculturation historique et politique qui concerne une bonne partie des pays européens, et tout particulièrement la France : nation politique s’il en fût, celle-ci ne s’en remet pas.  « Le changement, c’est maintenant ! » : la déjà célèbre formule traduit, on ne peut mieux, la réitération d’une impuissance qui fait du présent la référence suprême, agrémentée de promesses électoralistes qui n’engagent que ceux qui veulent bien y croire, en attendant le prochain « tournant ». La politique est devenue bavarde, laissant croire qu’on a changé la réalité quand on a beaucoup parlé d’elle. Malgré les multiples démentis infligés, précisément, par le réel et les taux record d’abstention, la politique et les affaires reprennent toujours, avec, à chaque fois, les grandes déclarations de principe et leur lot d’indignations : « Cette fois-ci, nous saurons en tirer les leçons. » Nous vivons un moment historique de décomposition qui « n’en finit pas de finir »…

Si « tout n’est pas politique » et si « la politique ne peut pas tout », nous n’en attendons pas moins de la politique qu’elle nous permettre de sortir de ce climat délétère, en se réarticulant à l’Histoire et en nous disant clairement ce qu’est ce « cher et vieux pays » et où il va. C’est à cette condition que le pays pourra retrouver l’estime de lui-même.[/access]

*Photo : BENAROCH/SIPA. 00560149_000050.

Avril 2014 #12

Article extrait du Magazine Causeur



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Sociologue, président du club Politique Autrement. Derniers ouvrages parus : La Fin du village. Une histoire française, Gallimard, 2012. La Gauche à l’épreuve 1968-2011, Perrin, 2011.

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