Syrie, Irak, Liban : La fin de Sykes-Picot?


Syrie, Irak, Liban : La fin de Sykes-Picot?

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On connaissait déjà les conflits israélo-arabes, l’échec du panarabisme, les printemps arabes. Dans ce nouvel épisode, deux États, l’Irak depuis 2003, la Syrie depuis 2011, sont carrément entré en état de déliquescence accélérée. La géographie politique du Moyen-Orient, façonnée par la colonisation franco-britannique, semble sur le point de s’effondrer. Kurdes et Arabes, sunnites et chiites s’opposent. Le Liban, déjà fragile,on le sait, pourrait être la prochaine victime.

Les récentes fulgurances de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), opérant tant en Irak qu’en Syrie, l’exacerbation des tensions confessionnelles au Liban suite à l’intervention du Hezbollah en Syrie, permettent au moins de savoir que ces différents conflits fusionnent en une seule zone opérationnelle de combats.

Les frontières vont-elles être redessinées ? En d’autres termes, assiste-t-on à la « fin de Sykes-Picot » (selon l’expression consacrée par les commentateurs), ces accords (1916) qui ont ébauché des frontières ne se superposant nullement aux frontières ethniques et confessionnelles ?

Pour F. Gregory Gause III, la réponse est claire : non. Mais on pourrait voir la transformation de la Syrie et de l’Irak en ce que Robert Jackson appelle des « quasi-États », c’est-à-dire des États dont la souveraineté est internationalement reconnue mais qui n’exercent pas ses attributs de base, c’est-à-dire contrôle effectif du territoire et des frontières et monopole de la violence légitime, selon la formule de Max Weber.

Il faut en effet noter que le Liban, en guerre civile ouverte de 1975 à 1990, ne s’est pas divisé en autant d’États qu’il compte de communautés.  Le gouvernement régional Kurde en Irak dispose depuis 1991 de tous les attributs de la souveraineté (ses propres forces armées, le droit de nouer des relations internationales, etc.), soutenu en cela par les Etats-Unis et l’ONU, mais n’a jamais proclamé son indépendance. Les outsiders, qui ont dessiné cette région, n’ont aujourd’hui aucun intérêt à la voir changer, du moins formellement.

On peut néanmoins retourner cette logique comme le fait Ariel I. Ahram, pour qui un « quasi-État » peut tout autant désigner une entité politique contrôlant de facto un territoire et des frontières mais qui n’est pas reconnu de jure par la « communauté internationale ». C’est le cas du Somaliland, par exemple. Il en sera peut-être de même, demain, pour les territoires occupés par l’EIIL et le Kurdistan syrien.

L’EIIL contrôle aujourd’hui une zone qui fait fie des frontières, partant de Racca en Syrie jusqu’à Falloujah en Irak, à 70km de Bagdad, en passant par Deir ez-Zor et Mossoul. Il se décrit lui-même comme un État islamique, et non pas une simple organisation ou une armée, et progresse désormais en fonction de ses propres intérêts indépendamment des puissances étrangères. À cette fin, il n’hésite pas à s’allier aux tribus locales pour s’enraciner dans la région. De manière plus surprenante, il génère ses propres taxes, prélevant l’impôt sur des activités commerciales, sur les télécommunications à Mossoul, ou en imposant la jiziya (tribut payé par les non-musulmans) aux chrétiens de Raqqa. Il utilise même canaux et barrages comme une arme contre les zones qu’il ne contrôle pas. Enfin, EIIL est non seulement riche des rançons et des pillages, mais aussi des revenus du pétrole de Mossoul et des 425 millions de dollars qu’il y a trouvé dans la banque centrale de la ville.

Le Parti de l’union démocratie kurde en Syrie, affilié au PKK, a proclamé l’autonomie de la zone de peuplement kurde et agit lui-aussi comme un État. Il subventionne le carburant, les agriculteurset tend à monopoliser la violence légitime, contre les incursions des milices islamistes. En Irak, les Kurdes ont profité de l’incursion de EIIL pour prendre Kirkouk qu’ils revendiquent depuis longtemps comme capitale régionale. Il y a peu à parier qu’ils s’y installeront définitivement.

Même si les outsiders interviennent plus directement dans cette affaire (et ils interviendront probablement, car on imagine mal comment l’Iran, entre autres, pourrait tolérer la constitution d’un califat sunnite si hostile au chiisme que même Al-Qaida l’a répudié), il semble peu probable qu’ils puissent mettre fin à cette dynamique de redéfinition. Le système, tel qu’il est organisé, implose. La seule solution serait de faire de l’Irak, de la Syrie et du Liban des États qu’ils n’ont jamais été, c’est-à-dire capables de fournir des services publics de qualité, d’assurer la sécurité, une justice équitable, de soutenir une économie créatrice d’emplois, etc. C’est bien sûr une perspective tout à fait illusoire.

Y a-t-il eu une occasion manquée ? Ces États auraient-ils pu répondre à ces critères ? Rien n’est moins sûr. Comme Henry Laurens le rappelle, dès l’après Première Guerre, les élites locales furent dépossédées de leur destin. Les États issus de la conférence de San Remo (1920), entérinant le partage franco-britannique, ne purent jamais se prévaloir d’une légitimité complète. Le nationalisme arabe proposa comme remède, sans succès, la constitution d’un État unitaire arabe. Devant l’échec, seuls des régimes autocratiques appuyés sur une minorité favorisée par les colonisateurs, les alaouites en Syrie, les sunnites en Irak, purent faire durer le découpage territorial. En résultat un ressentiment durable, un antagonisme ethnico-religieux prêt à exploser au premier signe de faiblesse. Ce sera la majorité chiite d’Al-Maliki en Irak,retranchant systématiquement les sunnites en dehors du gouvernement (provoquant, au passage, une guerre civile chiite/sunnite en 2006-2007, épurant Bagdad de ses sunnites). Conséquence directe d’une marginalisation historique des chiites dans le sud pauvre et agricole lors des années de domination sunnite sous la monarchie Hachémite puis sous Saddam. Situation idéale au développement d’un radicalisme sunnite, qui a conquis si facilement le nord de l’Irak avec EIIL.

Le presque siècle de relative stabilité des frontières a probablement marqué la géographie mentale des habitants de la région. Mais l’accélération de l’Histoire pourrait révéler ce qui travaille intérieurement les habitants de la région face à la décrépitude des leurs États. La conséquence la plus durable pourrait être la suppression de l’idée de Liban, de Syrie et d’Irak comme États et identités nationales. Les insiders travaillent aujourd’hui à la définition d’un système cohérent pour remplacer Sykes-Picot. Reste à savoir si ce système saura intégrer la diversité ethnico-religieuse des États actuels, ou s’il faudra passer par la formation d’États-nations culturellement homogènes. La tendance mondiale actuelle paraît privilégier la deuxième voie (Ukraine, Mali, Nigéria, séparatismes catalans et écossais, etc.).  Il faudra alors oublier, dans l’immédiat, tout rêve de réunir l’Oumma ou les Arabes en une seule nation.

*Photo : wikicommons.



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