Stella Rocha, icône transsexuelle, a commencé sa transition dans son Brésil natal. Malgré un parcours difficile, elle n’a jamais adhéré à un militantisme hargneux. Pour Causeur, elle se livre sans tabou et avec humour sur son passé et sa nouvelle vie de comédienne.
Pas facile de résumer une vie aussi romanesque que celle de Stella Rocha ! Tentons de la croquer brièvement. Un petit garçon nommé Marco naît au Brésil en 1973, à Belém, sur les rives de l’Amazone. Le père est policier, la mère – catholique pratiquante et femme au foyer – s’occupe des dix frères et sœurs. Dès l’enfance, le petit Marco ne se sent pas un garçon comme les autres. Plutôt que de jouer au football avec les garçons, il préfère s’occuper des tâches ménagères avec sa mère. Malgré une éducation « hétéronormée » et très stricte, vers 12 ans, rien à faire, Marco veut devenir une fille. Depuis plusieurs années déjà il pique les fringues de maman pour faire « la folle » tout seul, enfermé dans la salle de bain tandis que toute la maisonnée dort. Malgré sa discrétion, la famille découvre son secret. Les parents s’opposent par tous les moyens au chemin que prend leur fils. Durant deux ans, en dehors de l’école, Marco n’a plus le droit de sortir, ni de voir qui que ce soit. Il est coupé du monde. « Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour avoir un fils comme ça, un pédé ! » se lamente son père. « Donnez-moi les ciseaux, je vais lui couper les cheveux ! » hurle sa mère. Mais son entêtement fait céder les parents qui comprennent qu’ils ne pourront rien faire. Quelques années plus tard, ils acceptent la transition. « Si nous, tes parents, nous ne t’acceptons pas comme tu es, qui t’acceptera ? » lui dit son père. À 18 ans, celle qui s’appelle désormais Stella décide de partir respirer plus loin et atterrit en France. Comme beaucoup de filles avant elle, son premier métier à Paris, elle l’exerce au bois de Boulogne. Mais ce n’est qu’une étape. C’est ensuite dans les clubs gay et trans parisiens qu’elle fait le show, devenant reine de la nuit… icône de la soirée Escualita aux Folies Pigalle ou au Banana Café. Elle se tourne également vers le cinéma où elle enchaîne les petits rôles. Puis vient le théâtre. Laurent Baffie l’engage dans sa pièce Un point c’est tout ! que Stella joue pendant un an au théâtre du Palais-Royal avec Nicole Calfan. Puis Baffie poursuit sa collaboration avec elle à la télé et à la radio. Allez ! Assez parlé. La parole est à Stella. Nous ne pourrons aborder que quelques points de sa vie… avec le bois de Boulogne comme point de départ !
Causeur. Comment avez-vous atterri au bois de Boulogne ?
Stella Rocha. Arrivée à Paris, j’ai vite épuisé mes économies. Un copain m’a alors parlé du bois de Boulogne. J’ai donc débarqué là-bas sans rien en connaître, toute jeune, toute belle. Imaginez la jalousie des vieux travelos et des vieilles trans déformées par la chirurgie ! Le premier soir, je m’installe allée de la Reine-Marguerite. Aussitôt, cinq trans se ruent sur moi en hurlant : « Dégage !!! barre-toi d’ici ! Les Sud-Américaines c’est plus haut ! » Je vais plus haut, et là-bas, d’autres filles me hurlent en me menaçant : « Dégage, ici c’est pas pour toi ! Dégage plus bas ! » J’ai abandonné. J’y retourne le lendemain et me fais encore chasser violemment de chaque lieu que j’essaie. Le troisième jour, je déambule dans le bois pour trouver un endroit libre, mais en vain. Je vois un banc et m’y assois désespérée, me demandant ce que je vais faire de ma vie. Et là, je vois une vieille trans toute botoxée, perruque rousse, qui débarque de je ne sais où pour me chasser encore en me frappant avec son sac. Même le banc appartenait à une fille ! Elle, c’était un pilier du bois de Boulogne, une des fondatrices. Un personnage ! Elle m’a expliqué que si je voulais faire ma place au bois, il fallait que je me batte physiquement. Mais ça n’était pas mon truc, je ne m’étais jamais battue. Je suis retournée à l’endroit d’où la bande de trans m’avait chassée. Pour les provoquer, je me suis foutue entièrement à poil – j’étais gaulée ! – et j’arrêtais les voitures. Ça a foutu un bordel monstre sur la route. Les cinq trans se sont ruées sur moi pour me frapper. Une énorme bagarre a commencé, et j’ai réussi à casser la gueule des cinq ! La cheffe de la rue a alors débarqué. Esmeralda ! C’était un grand Algérien travesti. Un colosse, un déménageur de près de deux mètres ! Un Arabe bodybuildé avec une perruque Crazy Horse, body en vinyle, avec des talons sur lesquels il peinait à marcher ! C’était spectaculaire (rires) ! Il m’attrape violemment et me hurle : « C’est toi qui es en train de foutre le bordel dans ma rue ?! » Je lui ai expliqué ma situation et il m’a finalement accordé cette place. J’ai pu enfin travailler. En trois mois, j’ai gagné soixante mille francs. J’y suis restée sept ans, avec quelques petites interruptions.
Cette expérience de prostitution a été traumatisante ?
Non. Elle a été parfois compliquée évidemment. Il y a eu des incidents violents. Mais je prenais ça comme un boulot comme un autre. Et puis, tout en gagnant ma vie, j’ai fait beaucoup de bien à ces hommes, parfois seuls, parfois déprimés. Que feraient-ils sans les prostituées ? Certains me payaient uniquement pour parler. Je ne pense pas avoir été une victime. C’était mon choix, mon indépendance. D’autant que durant cette période, contrairement à beaucoup de filles, je ne prenais ni drogue ni alcool. Je bossais, c’est tout.
Aujourd’hui, estimez-vous être une femme ?
Honnêtement ? Non. Je ne peux pas dire cela. Tout simplement parce que biologiquement, je ne suis pas une femme. Je suis heureuse et satisfaite de ce que je suis aujourd’hui, de la transition accomplie. J’ai atteint au maximum l’image féminine que j’avais de moi. Mais ce serait n’importe quoi de dire que je suis une femme à cent pour cent. Ce serait faux. Je sais qu’au fond de moi, je ne pourrai jamais être complètement une femme. Il faut composer avec ce qu’a fait la nature. C’est comme ça. Je n’ai d’ailleurs pas eu recours à la vaginoplastie. J’ai gardé mon sexe masculin, comme beaucoup de trans d’ailleurs. J’ai même complètement arrêté les hormones. Et en même temps, vous conviendrez qu’il serait difficile de dire que je suis tout à fait un homme (rires) !

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Lorsqu’on est transsexuelle, comment se passent les rapports de séduction avec les hommes ?
Séduire les hommes (hétérosexuels ! car ce ne sont pas les homosexuels qui sont attirés par nous), c’est facile. Il n’y a rien à faire. J’ai toujours été draguée par les hommes dans les bars, dans les restaurants, dans les soirées. Même s’ils voient que je ne suis pas une « vraie » femme. Ça attire, ça intrigue les mecs. Les gens ne se rendent pas compte que beaucoup d’hommes hétérosexuels ont ce fantasme du trans. Et ce que je peux vous dire, c’est qu’une fois au lit, c’est notre sexe d’homme qui les intéresse ! Même si ces hommes sont hétérosexuels, ils viennent chercher une femme avec qui ils ont une relation en partie homosexuelle. C’est compliqué, je vous avais prévenu ! Mais la vie est compliquée. C’est pour cela que je ne suis pas militante. La vie est trop complexe et nuancée. Même moi qui ai bien expérimenté tous ces sujets de genre et de sexualité, je ne sais pas trop quoi en penser. Après, pour trouver des partenaires sexuels, des coups d’un soir, il n’y a qu’à sortir dans la rue. Mais le revers de la médaille, c’est que pour ces hommes, nous ne sommes qu’une expérience sexuelle, un fantasme à accomplir secrètement avant de reprendre une vie normale. Car peu d’hommes hétérosexuels envisagent une relation sérieuse avec une trans. C’est difficile à assumer. Et ce n’est peut-être tout simplement pas ce qu’ils recherchent avec nous. Je dis cela, mais il m’est arrivé d’être heureuse en amour. Les jeunes hommes d’aujourd’hui sont encore plus curieux que ceux des années 1990. Maintenant, les jeunes hétéros envahissent les applications de rencontres pour trouver des transsexuels avec qui s’amuser. Et c’est pareil dans les soirées trans.
Vous retrouvez-vous dans la mouvance LGBTQI+ ?
J’avoue qu’aujourd’hui avec les binaires, les non binaires, etc., moi-même je n’y comprends plus grand-chose. Je ne les accuse de rien. Mais j’avoue avoir du mal à suivre. Ça part dans tous les sens. Je suis d’un autre temps moi (rires) ! Je voulais ressembler à une femme « stéréotypée », comme on dit maintenant. Avec les cheveux longs, le maquillage… enfin tout ce qui était pour moi la féminité. Mais je ne peux parler que pour moi. Ce qui me semble être le risque de notre époque aussi, c’est l’effet de mode. Ça, c’est un problème. Quand je vois certains jeunes qui se disent trans, je ne suis pas vraiment certaine qu’ils le soient réellement. C’est pour cela que je comprends que certains soient méfiants sur la question trans, et que les possibles dérives puissent faire peur aux gens. Je suis partagée entre la formidable liberté qui existe aujourd’hui, et l’effet de mode qui me met mal à l’aise.

Je vous connais bien, et ne vous ai jamais entendue en vouloir à quelqu’un qui était maladroit avec vous sur la question du genre. Ça ne vous agace jamais ?
Non. Il faut comprendre les gens. Je ne suis pas totalement « banale » ! Je suis assez différente de la « normalité ». Je n’ai ni à en être fière, ni à en avoir honte. C’est comme ça. Et c’est normal que les gens, parfois, aient du mal à comprendre. La réaction première de mes parents, c’est-à-dire le rejet violent, était normale. Surtout pour des gens d’une petite ville au fin fond de l’Amazonie ! Il n’y a pas à leur en vouloir. D’autant qu’ils ont fini par accepter. On ne peut pas penser qu’à nous. Il faut comprendre les autres. Ma mère m’avait dit : « Pour ton père, tu resteras un fils. » Cette réaction me paraissait normale. Moi, Stella, je restais évidemment le fils de mon père.