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Soigner et punir


Freud. Image : Ross Burton.

Les attaques dont fait l’objet la corporation « psy » à l’occasion de la dramatique affaire du Chambon-sur-Lignon ne sont pas sans fondement. La prétention ubiquitaire du « savoir psy » se heurte encore une fois à une réalité violente et sordide. À force d’intervenir partout et tout le temps, depuis l’éducation de nos enfants jusqu’aux comportements des hommes et des femmes « publiques » en passant par le devenir des familles homoparentales, les psys sont devenus des oracles. Mais le plus problématique est peut-être qu’ils soient de plus en plus souvent conviés à jouer le rôle d’auxiliaires de justice, puisqu’ils interviennent comme experts, soit pour se prononcer sur le degré de « folie » − donc de responsabilité − d’un criminel présumé, contribuant ainsi à peser sur la sanction, soit, quand un criminel a purgé sa peine, pour statuer sur sa « dangerosité ». C’est ainsi qu’ils ont accepté, certains avec enthousiasme, d’autres avec réticence, que leur compétence diagnostique soit utilisée comme un outil prédictif. Les premières victimes de cette prétendue omniscience, ce sont les experts-psychiatres qui interviennent auprès des tribunaux : conseillers, ils se sont mués en décideurs ; médecins, ils sont devenus juges. Or, si la mission du juge est de protéger la société, celle du médecin est de traiter son patient.[access capability= »lire_inedits »]

Demander aux psys − psychiatres, psychologues, psychanalystes et autres intervenants sociaux qui revendiquent cette étiquette − de prédire l’avenir d’un délinquant, c’est oublier que la psychanalyse et la psychiatrie ne sont pas des sciences au sens strict du terme et qu’elles ne peuvent se revendiquer que comme des outils aléatoires à usage rétrospectif et individuel. Pour élaborer des prédictions, les psys ne peuvent faire appel qu’au seul bon sens commun.

Sommés de nourrir la machine médiatique, certains de leurs représentants, souvent les plus éminents d’ailleurs, ont accepté de voir leur pratique mobilisée à des fins prospectives et sociétales, dans un cadre trop souvent collectif et public. Combien d’articles a-t-on lu sur le psychisme de Nicolas Sarkozy ou de Dominique Strauss-Kahn ? Or, si le regard d’un psychiatre ou d’un psychanalyste peut contribuer à la compréhension du monde, cette psy « hors sol », hors divan, qui se permet de diagnostiquer des individus qui ne sont pas des patients, finit souvent en psychanalyse de comptoir. Au risque de me répéter, un psy écoute et tente de traiter un patient, son patient, dans un cadre qu’il définit selon ses choix théoriques et pratiques. Lui conférer un rôle plus large, c’est faire fi des limites de son savoir : le plus pertinent des psys est, en réalité, incapable d’évaluer la dangerosité potentielle d’un individu. Au passage, il faut rappeler qu’il existe, dans cette communauté hétérogène, un très large consensus pour admettre qu’on ne peut pas guérir un pervers.

La question du devenir des criminels et du risque de récidive est fondamentale pour l’ordre social. Il faut pourtant admettre qu’il n’existe aucune réponse simple. Au Québec, elle est évaluée sur la base de critères statistiques et de calculs actuariels, ces mathématiques sur lesquelles se fondent nos compagnies d’assurances pour évaluer le risque que nous représentons quand nous contractons un emprunt immobilier ou conduisons notre voiture, par exemple. Bonne chance aux confrères qui prétendent prédire « scientifiquement » l’avenir d’un individu sur la base de ces algorithmes.

Entre médecins et magistrats, la confusion des genres aboutit à un festival de défausse, l’un se sentant « couvert » par la signature de l’autre et réciproquement. Chacun plaçant sa responsabilité sous le contrôle de celle de l’autre, plus personne n’est responsable. Le juge compte sur l’expertise du psy pour asseoir sa décision, le psy compte sur le magistrat pour représenter la loi. La bienveillance de l’un allège le fardeau de l’autre. À cela, il faut ajouter que tous sont terrifiés par la sanction et ses conséquences, en particulier pour un « jeune délinquant » : l’envoyer en prison, n’est-ce pas l’assigner à la récidive, voire au crime ? Que le psy se préoccupe de l’avenir de son patient, c’est le minimum. Peut-être le juge devrait-il, lui, s’interroger d’abord sur la sécurité de ses concitoyens. Le patient est peut-être et même sans doute une victime en soi. Le condamné est d’abord un délinquant ou un criminel. Pour un certain humanisme victimaire, la privation de liberté est en elle-même un abus de pouvoir. Certaines décisions montrent une étonnante convergence étonnante entre juge et psy, qui se rendent solidairement coupables d’une sorte de maltraitance par laxisme… (On laisse un gamin malade errer dans un milieu propice à tous ses excès.)

Les psys doivent le savoir : à partir du moment où un magistrat, un jour, s’est appuyé sur leur diagnostic pour fonder une décision judiciaire, ils doivent alors assumer leur part de responsabilité dans les conséquences de cette décision. Voilà qui devrait leur inspirer une certaine réserve.

Reste à comprendre pourquoi les psys ont accepté d’intervenir dans des champs où ils savent qu’ils ne savent pas. Il est vrai que la société les a bombardés de questions, attendant d’eux qu’ils éclairent la part sombre de l’humanité, mais aussi qu’ils fournissent le mode d’emploi de l’existence. Certains, grisés par la gloriole médiatique, ont joué le jeu de l’omnipotence. À eux, maintenant − à nous, puisque j’en suis − de reconnaître nos limites : nous nous occupons de nos patients, qu’ils soient criminels ou victimes et, à ce titre, nous ne jugeons pas. C’est aux magistrats d’appliquer la Loi. Nous cherchons à comprendre : « Pourquoi as-tu tué ? ». Ils rappellent l’interdit : « Tu ne tueras point. »

Tout être humain a des motivations pour commettre ce qu’il commet. Le « savoir psy » tente d’expliquer ces motivations. Mais comprendre n’est pas excuser, et encore moins prédire.[/access]

 

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Décembre 2011 . N°42

Article extrait du Magazine Causeur



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est psychiatre et psychanalyste

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