François Sureau entame avec Les Enfants perdus un roman-feuilleton dont le héros, détective et poète, traverse le temps et l’espace. Dans ce premier épisode, Thomas More plonge dans le chaos de la défaite de Sedan.

On n’est pas sérieux quand on a 67 ans. Académicien, avocat, conseiller des princes à ses heures, auteur de grands livres – dont le magistral Or du temps, à la fois profond et joyeux –, François Sureau est un aventurier – de la vie, de la pensée, de la littérature. Avec Les Enfants perdus, premier épisode de ce qu’on pourrait appeler un roman-feuilleton policier, il retrouve ses allégresses d’adolescent lecteur de Conan Doyle, Dumas, Christie, Simenon.
Fantasque successeur de Maigret, Holmes, Poirot, évidemment fumeur de pipe comme eux (et comme l’auteur), Thomas More a sur ces illustres personnages l’avantage de la longévité. Ainsi peut-il arpenter toutes les périodes troublées de l’Histoire et citer Apollinaire avant qu’il ait écrit un seul vers. Dans les prochains épisodes, on le retrouvera à Salonique en 1913, en France en 1940 ou en Hongrie en 1989. Cependant, s’il confectionne de saisissants portraits d’époque, Sureau écrit pour traquer l’invariant, la permanence, l’immuable logés dans les coins et recoins de l’âme humaine. Thomas More traverse le temps et l’espace, débusquant partout et toujours la vieille histoire des hommes et de l’hommerie.
Nous voilà donc au bord de la Meuse en 1870. Il fait sombre et glacial, la boue charrie des cadavres et le vent, l’odeur de la mort, du désespoir et de la défaite. Gombrowicz se désolait que la littérature contemporaine manquât de pantalons et de téléphones, de concret en somme (Muray adorait ce passage). En quelques lignes, François Sureau transporte son lecteur avec les vaincus de Sedan, dépenaillés, affamés et gelés tandis que des chevaux ensauvagés s’entre-dévorent. Le chaos s’est emparé de la presqu’île d’Iges, sur la Meuse, où 80 000 soldats de l’Empire sont retenus prisonniers par les Bavarois, les contingents les plus cruels des armées emmenées par la Prusse.
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Dans ce cloaque à ciel ouvert où l’on verra passer un certain Jean Rimbaud de Charleville, surgit un personnage improbable et solaire, prisonnier comme les autres et pourtant infiniment libre. Ancien inspecteur de la sûreté impériale, connu pour son habileté à élucider les crimes les plus mystérieux, le commandant Thomas More va s’employer à rendre leur destin singulier à deux corps sans vie qui n’ont pas été déposés là par la guerre, mais par les entrelacs de la passion et du crime : une jeune carmélite pas très catholique et un capitaine de cuirassier venu de lointaines îles. Il sera question d’une femme éprise de liberté et d’un serial killer inconsolable, d’un scandale qui menace la cour du roi de Prusse Guillaume Ier, d’une fausse accusation de viol, de vengeance et de passion homosexuelle.
Si Sureau a donné à son détective-philosophe le nom de « l’humaniste anglais du xvie siècle », ainsi que le présentent les dictionnaires, ce n’est pas parce que celui-ci est mort en martyr de la foi catholique, mais parce qu’il refusait tout empiétement du pouvoir politique dans les affaires spirituelles. Loyal auxiliaire de la justice des hommes, son Thomas More conserve, comme son créateur, une forme de méfiance envers elle : juger, d’accord, puisqu’il le faut bien, mais sans jamais oublier qu’au bout du compte ce droit n’appartient qu’à Dieu. Aussi est-on pris d’un coupable soulagement quand More et Sureau laissent un criminel s’échapper.
Les Enfants perdus, François Sureau, Gallimard, 2025. 160 pages
À paraître en février 2026 : Loin de Salonique





