Daniel Craig est-il un homosexuel convaincant, dans le nouveau film du réalisateur de Call me by your name? Le film de Luca Guadagnino navigue entre le kitsch outrancier et le trip sensoriel… mais franchement, mieux vaut lire le bouquin de William S. Burroughs
Adapter à l’écran un roman du pontife de l’underground américain William S. Burroughs (1914- 1997) n’est pas une entreprise de tout repos. Politiquement très incorrect, homosexuel et camé jusqu’à la moelle des os, l’auteur des Cités de la nuit écarlate ou de Nova express n’est pas à mettre dans n’importe quelles mains. La forme fragmentée, syntaxiquement rompue, hallucinée, fantasmagorique de la plupart de ses textes (mise en pratique à travers la technique du cut-up) défie la transposition à l’image, en tous cas dans une veine réaliste. En 1997, l’immense David Cronenberg s’était risqué à adapter Le Festin nu (The Naked Lunch) ; il en est résulté un chef d’œuvre absolu du septième art. En 2017, Bertrand Mandico, le réalisateur de Conann s’est, quant à lui, attaqué aux Garçons sauvages, qui n’est certes pas un roman facile d’accès. Le film pas davantage ; mais Mandico s’en est bien sorti.
Des scènes explicites
Voilà qu’à son tour le transalpin Luca Guadagnino (cf. Call Me By Your Name, le long métrage qui a lancé Timothée Chalamet, puis Suspiria, et Challengers) se confronte à Burroughs, cette fois à partir d’un roman de « jeunesse » (enfin, tout est relatif) rédigé en 1952, laissé inachevé, « fond de tiroir » publié finalement en… 1985. Après Junky, c’était le deuxième livre de Burroughs. Il faudra attendre 1995 pour que le regretté Christian Bourgois en propose une traduction en français. La sortie du film Queer est l’occasion de sa réédition, sous les auspices de la maison d’édition éponyme. La facture de ce « roman d’apprentissage » reste encore assez classique : narration linéaire, récit à la troisième personne – sauf dans l’épilogue… Bref, pas de quoi affoler un scénariste (Justin Kuritzkes, en l’espèce).

Le scénario, justement, nous transporte dans le Mexique des années 50, reconstitué dans les studios de Cineccitta de façon volontairement irréaliste, comme un décor urbain et paysager en carton-pâte. William Lee, alter ego de l’écrivain (dans le rôle, un Daniel Craig en alpaga, gun au ceinturon, binoclard, mèche de cheveu plaquée sur le côté, mains baladeuses et faconde enjôleuse) traîne de zinc en zinc, parmi une faune de grosses tantes, un désœuvrement amer, dispendieux, qui plus est nourri de multiples addictions, dont celle, éventuellement rançonnée, qui le porte à lever les jeunes gens du cru, spontanément disponibles aux faveurs de ces oisifs expatriés yankees (par chance, dans le film, tous les latinos savent l’anglais). Mais le micheton héroïnomane sur le retour d’âge a décidément flashé sur Eugene, son compatriote en stage professionnel (activité qui lui laisse apparemment beaucoup de temps libre), un ravissant jeune homme, élégant, de surcroit agréablement galbé (Drew Starkey, cf. Outer Banks, sur Netflix ) – ce qui ne gâte pas sa photogénie. Lequel Eugene, quoiqu’un peu farouche et d’un naturel indépendant, ne tarde pas à céder aux avances de l’aîné. D’où quelques ébats « explicites », comme on dit. De fil en aiguille, Lee invite son charmant (et charmeur) escort à le suivre dans un périple exotique, direction la jungle équatoriale : « Tu n’auras rien à payer, juste être gentil avec moi, disons… deux fois par semaine ? »… L’idée étant (entre deux piquouzes du vieux toxico) de mettre la main sur une drogue, le yagé, sensée développer entre eux un pouvoir télépathique. Quoiqu’il en soit, après fellations généreusement lactées (le drap servant de serviette éponge), le ci-devant 007 tringle vigoureusement son bel Eugene, qui y a pris goût – c’est déjà ça : on n’a pas tous les jours James Bond dans ses fesses.
Ridicule par instants
J’ai l’air de me moquer, mais avouons que, fondu dans le kitsch outré de l’improbable reconstitution se glisse, à un moment, l’étreinte chorégraphiée, ardente, sensuelle, capiteuse, de ces deux anatomies mâles, en transe sous l’effet de l’ayahuasca – et c’est, visuellement, une magnifique séquence. Saluons également la bande-son signée Trent Reznor et Atticus Ross, émaillée de titres de New Order, de Prince ou de Nirvana… Luca Guadagnino ne résiste pas, dans une séquence onirique moins convaincante que celle évoquée plus haut, à transposer sur ses deux héros le célèbre épisode qui, bien réel, causa la mort accidentelle de Joan Vollmer, la femme de William S. Burroughs (la pauvre) : le colt de l’écrivain visait le verre que, par jeu, elle avait posé sur son crâne ; la balle s’est plantée dans le front ; le verre est tombé ; Joan aussi. Fallait-il à tout prix, dans le film, reporter sur les personnages de Lee et Eugene ce trauma, fondateur de l’écriture si particulière de Burroughs ? Un peu téléphoné, comme on dit. Enfin, dans le troisième et ultime « chapitre » du film, celui-ci distendu à l’excès, l’échappée de nos deux amis-amants dans l’antre tropical de la sorcière botaniste (Lesley Manville) dispensatrice de l’hallucinogène convoité, confine au ridicule par instants…
Et dire qu’en 2025, dans notre époque devenue si chatouilleuse pour ce qui tient à l’amour vénal, au fameux « consentement » – maître-mot de l’inquisition woke – à la différence d’âge dans le rapport sexuel, et tout simplement au désir, tout ce petit monde de pervers polymorphes serait mis en examen vite fait ! L’univers Queer – sex and drugs and rock and roll – n’est plus ce qu’il était, vraiment : c’est peut-être la leçon subliminale de ce film, plus consternant dans sa forme que dans ses intentions. Mon conseil, au sortir de la séance ? Filez acheter Queer, le roman. Rien de mieux qu’un retour aux sources.
Queer. Film de Luca Guadagnino. Avec Daniel Craig, Drew Starkey… Italie, Etats-Unis, couleur, 2024. Durée : 2h16
A lire: Queer, roman de William S. Burroughs. Editions Christian Bourgois, 2025.