Francis Lalanne, ménestrel national en cuissardes bien connu, est parti de Léo Ferré pour finir en clown triste de nos émissions TV les plus bas de gamme. Récemment, il s’est transformé en prophète prorusse, et tente de marier MM. Mélenchon et Bardella dans une épopée géopolitique plus rock’n’roll que ses chansons. Récit.
Enfance d’un ménestrel
La carrière de Francis Lalanne commence bien. Très tôt, il se fait remarquer pour son talent d’auteur-compositeur-interprète. À 21 ans, il est disque d’or. Il a une belle tête, un léger accent étrange, un air romantique, il parle d’amour et de fragilité, on le compare à Léo Ferré. Si les loups du show-biz ne le mangent pas, il peut espérer, qui sait, accéder à la cour des grands, des Brassens et des Brel. Mais les loups du show-biz vont le dévorer tout cru. Car, tout précoce et doué qu’il soit, Francis a un énorme talon d’Achille : son égo, que la célébrité va démultiplier sur scène.
Dans les années 80, les concerts de Lalanne prennent une dimension énorme. Au Palais de Sports de Paris, il se produit seul devant une foule hystérique, et force de constater qu’il sait y faire. Son public, essentiellement composé de filles enamourées, impressionne par sa ferveur. Le charisme de Lalanne fera même peur à Pierre Desproges qui le comparera, excusez du peu, sans rire, à Hitler. Tout est en place pour une carrière de haut niveau. Mais Lalanne, comme tant d’autres avant lui, va ignorer une règle d’or de la célébrité : il ne faut jamais croire sur parole les gens qui vous idolâtrent. Et un mal irréversible s’immisce dans les failles du personnage échevelé qu’il s’est créé : le ridicule.
Le vol plané d’Icare
Alors qu’il faudrait se faire rare pour rester cher, Lalanne devient un bon client des émissions bas de gamme et hautes en audimat. Chez Patrick Sabatier, il se lance dans une tirade affligeante où il fait semblant de sangloter. Ses fans sont émues, mais le reste du public détecte en lui un clown. Lalanne amuse, et il est imprudent pour un poète de déclencher l’hilarité. Inexorablement, il devient celui que l’on ne regarde plus que pour s’esclaffer, dans des talk-shows de plus en plus cruels. On ne s’intéresse déjà plus à ce qu’il chante. Addict à la médiatisation plus encore qu’aux alexandrins, Icare tombe à pic.
Alors, comme les ventes de disques sont en berne, il tente de se rétablir, mais fait le pire des choix possible : la politique. Lalanne passe en mode « Je suis Victor Hugo » et se cherche des Napoléon III à rapetisser. Il appelle le peuple à se révolter contre les politiciens au pouvoir. Sur les plateaux, il pérore, gesticule, menace, donne de la voix qu’il a toujours belle, et exagère. Son outrance est, comme on dit de nos jours, malaisante. Chez Ruquier, il se lance dans un duel verbal contre Éric Naulleau et le public se gondole. Le pauvre Francis se veut héroïque, sacrificiel, soljénitsynien, mais l’effet produit est invariablement burlesque. Ne s’avouant jamais vaincu, Lalanne double sans cesse la dose de lalannisme. Chez Hanouna – qui, avec la ruse qu’on lui connaît, lui dit l’adorer pour mieux l’assassiner -, il atteint des sommets de grotesque. Plus personne ne le prend au sérieux. Le monde de la musique lui tourne le dos avec le premier mépris. Il ne se produit que dans de petites salles, pour un dernier carré d’admiratrices. La rumeur, crédible, annonce qu’il est ruiné. Il a toujours sa dégaine, ses cuissardes, sa chevelure de pirate : la panoplie est intacte, mais les muses envolées, la gloire disparue, et la dégaine ne nourrit pas.
Francis moscovite
Puis, récemment, soudainement, Lalanne part à Moscou. Dans une vidéo en duplex avec Oliv Oliv, un des principaux agitateurs online des gilets Jaunes sur les réseaux sociaux, il déclare un amour immodéré pour le régime de Poutine et, par rebond, une exécration intégrale pour Macron, présenté comme « le tyran » qui va nous précipiter dans la guerre nucléaire mondiale. Avec son camarade de jeu, ils supplient leurs followers de signer la pétition pour la destitution du président français – seule solution, selon eux, pour sauver à temps l’humanité. Et, comme chez Sabatier autrefois sur le sort des jeunes musiciens, il sanglote désormais en évoquant les souffrances du peuple russe. Il émeut les haters, si nombreux sur YouTube etpeu regardants quant à la qualité de leurs prophètes, du moment qu’il y a de la rage à revendre. Il se trouve que, sans doute grâce à cette opération de relations publiques multicartes (Lalanne sera accueilli à son arrivée à Moscou par un diplomate russe), ladite pétition rencontre un franc succès. Cerise sur le gâteau, Francis lance en Russie (avec l’aide de qui, on se le demande) un clip très professionnel en duo avec Elena Maximova, chanteuse locale liée, ô surprise, aux chœurs de l’armée russe.
L’aventure ne s’arrête pas là, loin s’en faut. Car Lalanne retourne à Moscou où il donne, dit-il, une série de concerts fort bien accueillis par un public russe friand de chansons françaises. On le pense recasé là-bas. Et voici qu’il revient à Paris la semaine dernière, et livre un grand interview d’une heure et demie au site Géopolitique Profonde, prétendument « dissident » et friand d’invités étranges (Soral, Dieudonné, Douguine, idéologue du poutinisme, Soloviev, propagandiste en chef de la télévision d’État russe, Philippot, Asselineau, Pierre Hillard, qui assure que tout le mal du monde vient des loubavitch, et j’en passe). Et là, devant un décor hi-tech digne d’un BFM qui serait tout entier voué à dénoncer les Protocoles des sages de Sion, Lalanne sort le grand jeu. On a beau s’attendre à tout, il réussit à nous surprendre.
Lalanne fout le bardel
Face caméra, il interpelle très longuement, avec théâtralité, Jordan Bardella et le somme de rejoindre Jean-Luc Mélenchon, qui vient de signer la pétition exigeant la destitution. C’est bien filmé et bien interprété. Son discours est impeccablement structuré et extrêmement offensif, insolent et menaçant : il dit à « Monsieur Bardella » que, s’il refuse d’apposer sa signature, il sera considéré par le peuple français comme « un traître », car il aura ainsi démontré que son désir de voir Macron quitter l’Élysée était une pitoyable comédie. Bardella fera alors officiellement partie de « l’opposition contrôlée » et perdra toute crédibilité, et l’honneur avec. En effet, Macron n’ayant aucunement l’intention de démissionner, la seule solution pacifique encore à la disposition du la rue est de le destituer, puisqu’elle est constitutionnelle, donc républicaine. Indiscutablement, l’argumentation tient. Lalanne félicite Mélenchon d’avoir pris la bonne décision et somme Bardella de lui emboîter le pas le plus vite possible. Un peu plus tard, il proposera aux militaires français de refuser d’obéir à notre belliqueux chef État. Lalanne s’était politisé pour sauver sa carrière, il se géopolitise pour sauver son sauvetage.
On pourrait rigoler une fois de plus. Une foucade lalalienne de plus ou de moins, quelle importance ? Mais la vérité n’est pas si simple. D’une part, parce qu’en inventant le pacte Mélenchon-Bardella, Lalanne lance un défi à toutes les oppositions de droite. N’a-t-il pas raison, après tout, d’affirmer qu’une fort improbable démission de Macron n’est qu’une ombre, quand la vraie proie est sa destitution nette et sans négociation ? Et, puisque le RN attend son départ avec la première énergie, de manière quasiment obsessionnelle, ce serait trahir sa propre exigence que de ne pas peser de tout son poids en faveur de la pétition destituante. Enfin, la démarche fait de LFI le seul parti à vouloir sincèrement la fin prématurée du mandat présidentiel en cours. La balle explosive est dans le camp du RN. S’il y a une réelle intelligence stratégique dans l’idée de Lalanne, elle est là : au nom de la macronophobie, oui, LFI et RN peuvent s’allier et prendre en tenaille la macronie comme jamais ces deux partis n’ont osé le faire. Broyer le centrisme entre ses deux pires ennemis aurait bien plus d’efficacité que de se regarder le loin en chiens de faïence. Reconnaissons à Lalanne d’avoir tendu un piège efficace au RN. Accepter son offre est impossible : ce serait se soumettre à l’inspiration Mélenchon quand on prétend le combattre. La refuser est toutefois problématique. Voulez-vous que Macron s’en aille tout de suite ? Tendez la main au camarade Jean-Luc, et l’affaire est entendue ! Sans quoi il pourra dire que l’antimacronien, le vrai, c’est lui et lui seul, et que le RN est un simulacre de courage politique.
Ce n’est pas drôle
Ah, il serait si simple de s’en amuser, et de considérer que Lalanne dit n’importe quoi ! Hélas, les idéologies ont une histoire, une logique de gravitation, des affinités secrètes contre lesquelles le bon sens bourgeois s’est souvent montré impuissant. Nous voyons, à travers le bavassage d’un mirliton en perte de notoriété, se mettre en place un schéma aux perspectives inquiétantes. Car, nous le savons, la France est entrée dans une phase pré-révolutionnaire et, dans ce contexte, il faut savoir être alerté à temps par des signes discrets. Parmi eux, il y a l’éventualité d’une collusion entre colère communiste et colère nationaliste. Si d’aventure elle prenait forme et consistance, elle pourrait nous coûter horriblement cher. Nous en sommes encore loin, direz-vous. En êtes-vous si sûrs ? Hier matin même, Sébastien Chenu, vice-président du RN, déclarait sur Twitter « Nous voulons taxer l’argent qui dort : spéculation, dividendes, rachats d’actions. » Un mot doit nous faire fait bondir : « dividendes ». Quiconque connaît un peu l’économie sait que, sans dividendes, pas de capitalisme, pas de bourse, pas de marché, pas de croissance. L’étranglement des dividendes a un nom : le socialisme. On n’est même plus, alors, en social-démocratie. On plonge dans la gueule du mitterandisme le plus dentu. Pour mémoire, dans les heures qui suivent l’élection de Mitterrand, près de quarante valeurs chutent de plus de 30% sur la place de Paris. Bis, Ecco, Matra, Compagnie Bancaire, Cetelem, perdent même plus de la moitié de leur valeur. À l’époque, l’économie se porte encore correctement et encaisse tant bien que mal le choc. Elle est même florissante, comparée à celle de 2025. Aujourd’hui, que resterait-il de nous, si un schéma semblable se reproduisait ?
Tout le monde sait que le RN s’est gauchisé à la fin du règne de Jean-Marie Le Pen, afin de phagocyter l’électorat du PCF. La manœuvre a brillamment réussi, mais elle a eu un prix : lentement mais sûrement, le lepénisme est devenu un demi-socialisme. En accusant sans complexes les dividendes, il devient un vrai socialisme, comparable à celui François Hollande voire, pire encore, de Pierre Mauroy. Un pas de plus à gauche et, s’il prend le pouvoir, il rencontre LFI sur la ligne de démarcation. Le pacte devient réalité. Et ceux qui taxent cette thèse de folie en constateront aussitôt le résultat sur leurs relevés bancaires. On leur souhaite bien du plaisir.
« Jamais Marine Le Pen ne jouera à ce point avec le feu ! » Voire. Elle a une grosse boîte pleine d’allumettes à la main et craque celle du peu qui nous reste de capitalisme. Elle veut siphonner une part de LFI en aspirant ses non-musulmans Rien n’indique qu’elle ne va pas provoquer un incendie idéologique où l’on verra la droite dite patriote se jeter dans les bras du collectivisme pour punir les riches. Quand les vases électoraux communiquent dans la détestation de la prospérité, tout devient possible, surtout le pire.
Dostoïevski nous a prévenus
Nous voilà parvenus au terme de cette curieuse fable où tout est vrai, et qui fait d’un jeune chansonnier innocent un énervé idéologique, rêvant éveillé de voir s’accoupler gauche rouge et droite tricolore. Le concept était dans l’air depuis un moment, mais le pamphlet de Francis à l’adresse de Jordan Bardella lui confère une consistance particulière, à laquelle on devrait s’intéresser. Les idéologies sont virales, elles se reproduisent par mutations successives et imitations réciproques. Certains, dont Lalanne, voudraient accélérer la mutation du RN en copié-collé le LFI, fusion aux conséquences encore incalculables, et peu ragoûtantes. Si cette mutation continuait, puisqu’elle se produit déjà dans les alambics de la crise, nul doute que MM. Mélenchon, Soral, Dieudonné, Douguine, se frotteraient les mains.
Pour Lalanne ce serait une bien belle revanche sur le pays qui a cessé de le prendre au sérieux. « Et si la mort me programme / Sur son grand ordinateur », fredonnait-il autrefois. Il essaie désormais de faire bugger le logiciel de la France, tel le prince Stravguine faisant perdre tous ses repères à une petite ville de province, dans Les Possédés de Dostoïevski. Un livre dont le plus grand génie est d’avoir pris très au sérieux une petite bande de clochards illuminés, orgueilleux et malfaisants. 1917 s’ensuivit.




