
Devenue si pudibonde, notre époque est-elle encore capable de se rafraîchir les méninges avec le cinéma faussement ingénu, si trash et décoiffant de Gregg Araki ? Non, ce n’est pas un caprice du bien nommé Capricci, distributeur exigeant, que de ressortir en version restaurée la trilogie culte du cinéaste nippo-américain aujourd’hui âgé de 65 ans, réalisée juste après The Living end, son premier long métrage, entre 1993 et 1997, sans beaucoup d’argent, et sans manifester encore tout à fait la pleine maîtrise de son outil de travail.
Va te faire fourrer ta grosse moule barbue
Totally F***ed up, tourné en 16mm, mais alors vraiment avec les moyens du bord, met en scène une bande de teenagers de Los Angeles, hédonistes et désœuvrés, dans l’angoisse térébrante du Sida. Autant dire que nous voilà transportés dans ce moyen-âge antérieur au siècle du smartphone, des applis et des sites de rencontre. James Duval, promis à devenir l’acteur fétiche d’Araki, s’y découvre sous les traits du bel Andy, garçon de 18 ans au cœur d’artichaud, désespérément en quête de l’âme sœur, dans des idylles trompeuses qui le renvoient à sa solitude immature.
Prénommé cette fois Jordan, on retrouve James Duval en immortel éphèbe fleur bleue, dans le vortex de The Doom Generation (littéralement « la génération damnée ») dont le générique annonce plaisamment « un film hétérosexuel de Gregg Araki » : comédie gore parfaitement déjantée virant au cauchemar, d’une crudité sans borne, où l’argot se débonde dans des répliques qui, en 2025, franchirait difficilement la censure du wokisme (« va te faire fourrer ta grosse moule barbue »). L’on y rote, pisse, sans craindre même de baver sa semence en gros plan dans une main – et toujours dans le dos des parents bien sûr, instance modératrice astucieusement laissée hors champ… Provocations moins attentatoires qu’il n’y paraît à la décence, car toujours pétries d’une espèce de candeur, et mâtinées de cet humour potache qui sait mêler l’acidité la plus corrosive («- maman se shootait, elle a viré scientologiste ; mon père est mort. – sorry. – laisse tomber. C’était un vieux con alcoolique ») à une fantaisie presque enfantine, sur un fond de sensualité débridée dont le septième art n’est décidément plus accoutumé.
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Arrachement de piercing à la pince-crocodile
Outre l’apparition surprise de Chiara Mastroianni dans Nowhere, ultime volet luciférien du triptyque basé dans « la capitale du monde de l’isolement », à savoir L.A, l’on verra un séducteur bellâtre se transformer soudain en violeur enragé. Entre prises d’ecstasy et hypnose, rêve d’apocalypse et gang de drag queens, évangélistes et aliens, voire arrachement de piercing à la pince-crocodile, y étincelle encore le ravissant Duval. La poétique ouvertement gay d’Araki annonce ici la forme hallucinée qui s’épanouira dans les films de la maturité, en particulier à travers la captivante ambiguïté de Mysterious Skin (2004) puis dans le délirant Kaboom (2010), petit chef-d’œuvre de drôlerie survoltée où l’obsession extraterrestre se fait insistante. Pour l’heure, Nowhere a été remixé, remasterisé et agrémenté des scènes coupées lors de sa sortie aux États-Unis.


I Want Your Sex, le dernier opus de Gregg Araki, attend encore sa date de sortie sur les écrans français. En guise d’apéritif, goutez- moi un peu de ce Teenage Apocalypse, vous m’en direz des nouvelles. Et pour bientôt, en Blu-ray.
Trilogie Teenage Apocalypse, de Gregg Araki.
Totally F***ed up. Etats-Unis, couleur, 1993 (restauration 2K). Durée : 1h19
The Doom Generation. Etats-Unis, France, couleur, 1995 (restauration 4K). Durée : 1h23
Nowhere. Etats-Unis, France, couleur, 1997 (restauration 4K). Durée : 1h24
En salles le 17 septembre.
En Blu-ray, édition Capricci, disponible à partir du 2 décembre 2025.




