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Pourquoi Céline reste irrécupérable


Pourquoi Céline reste irrécupérable

La récente décision de radier Louis-Ferdinand Céline du programme des Célébrations nationales était discutable : certes, on a tout lu, depuis, sur la nuance entre « célébration » et « commémoration » ; et nul n’affirmerait que le docteur Destouches puisse faire figure d’exemple « citoyen ». Mais il eût mieux valu y penser avant que de changer ainsi de cap, comme si l’on punissait un génial auteur, mort depuis cinquante ans, en polarisant à nouveau l’attention sur ses égarements.[access capability= »lire_inedits »]

Du point de vue littéraire, l’œuvre de Céline mérite incontestablement tous les hommages dont elle n’a d’ailleurs guère besoin. S’il s’agit de célébrer les gloires de l’art, de la culture ou de l’esprit français, il est à sa place plus que tout autre. Car chacun sait que Céline est d’abord un immense écrivain, un romancier capital dont Le Voyage au bout de la nuit est considéré, dans le monde entier, comme un des livres majeurs du XXe siècle (Trotsky lui-même, juif et communiste, ne manqua pas de saluer, dans cette œuvre, « la réelle richesse de la culture française »). Or c’est bien évidemment cet écrivain-là qu’on entendait saluer – non le pamphlétaire antisémite qui, d’ailleurs, n’intéresserait plus personne si Céline n’était pas l’auteur du Voyage ou de Mort à crédit.

Un grand écrivain peut être un cynique à la Flaubert comme une grande âme à la Hugo

Cette hiérarchie est importante et pourrait s’appliquer à quantité de grands artistes qui possèdent chacun, dans une moindre mesure, leur part de négatif. Wagner aussi a écrit des pages antisémites ; mais sa gloire ne vient pas de là, et ces égarements nous intéressent relativement peu (à moins d’être spécialiste, historien ou passionné), en regard de son génie musical. Pour la même raison, un Robert Brasillach ne pourrait guère figurer dans le calendrier des Célébrations nationales parce que, chez lui, à tort ou à raison, la figure du collaborateur a fini par l’emporter sur celle de l’écrivain, et qu’on risquerait d’honorer celle-ci en honorant celui-là.
Il n’est pas interdit, toutefois, de réfléchir à la complexité des destins ni à la possibilité d’avoir du talent tout en se fourvoyant politiquement ! Car, au bout du compte, cette fâcheuse affaire Céline souligne surtout le fait que, décidément, il n’y a aucun rapport entre les valeurs de l’art et celles de la République. Les premières sont esthétiques et pas du tout morales ; un grand écrivain peut être un juste ou un salaud, un cynique à la Flaubert comme une grande âme à la Hugo.

Or, la République agit au nom d’autres critères et ne comprend l’art que par le biais de la morale (aujourd’hui) ou du patriotisme (hier). C’est pourquoi elle doit soutenir les institutions culturelles, mais ne pas trop se mêler de choix esthétiques, car alors elle se trompe forcément, un peu ou beaucoup, dans la désignation de ceux qu’elle honore. Elle donnera ainsi plus d’importance à un André Malraux (qui, comme romancier, n’a évidemment pas la stature de Céline, en France ni dans le monde) ou à un Emile Zola qu’à Balzac ou Flaubert, plus difficiles à récupérer dans le discours du Bien public. Elle honorera les uns et panthéonisera les autres selon des critères étrangers à la littérature. Ces deux mondes-là ne sont pas faits pour aller ensemble, même s’ils cherchent souvent à tirer profit l’un de l’autre.
Céline, en ce sens, reste totalement irrécupérable.[/access]

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Février 2011 · N°32

Article extrait du Magazine Causeur



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Benoît Duteurtre est écrivain, critique, producteur pour France Musique et bien d’autres choses. Il fut traité de nazi – c’est la moindre des choses – pour avoir osé attaquer Boulez. A paraître : "Ballets roses" (Grasset, avril 2008).

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