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Pour un multiculturalisme tempéré


Comment concilier la réalité sociale et les valeurs qui fondent le vivre-ensemble ? Comment la diversité culturelle ou religieuse peut-elle aller de pair avec l’unité du corps social ? Tel est le défi auquel sont aujourd’hui confrontés la plupart des gouvernements des États démocratiques, dont celui que la France vient de se donner.

Dans le monde entier, la question a été renouvelée, depuis les années 1960, par la poussée d’innombrables différences interpellant, d’une façon ou d’une autre, les États, et suscitant d’intenses discussions. Ces débats à haute teneur polémique rythment la vie politique française : souvent marqués par l’excès, ils révèlent l’incapacité des acteurs à situer les enjeux au bon niveau. Nous en avons fait l’expérience au cours d’une campagne présidentielle durant laquelle Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen ont fortement agité et dramatisé les thématiques de l’islam, de la laïcité, du multiculturalisme, de l’identité nationale ou de l’immigration, tandis que François Hollande se montrait bien peu disert ou explicite sur ces questions, vraisemblablement parce qu’elles divisent son propre électorat.[access capability= »lire_inedits »]

La surestimation des problèmes, souvent assortie de leur déformation, ou au contraire leur minimisation, allant jusqu’au silence pur et simple, définissent les termes d’une crise morale qui vient amplifier la crise économique et sociale : entre ces deux écueils, toute politique de redressement passe d’abord par l’appréciation la plus objective possible des obstacles et des enjeux.

Première difficulté : l’hétérogénéité des phénomènes que l’on présente de plus en plus sous le vocable mou, vague, et connoté positivement, de « diversité ». Chaque élément de cette « diversité », en effet, combine de façon plus ou moins stable des dimensions culturelles, religieuses, sociales, politiques, raciales ou racialisées. Celles-ci sont théoriquement distinctes mais, dans la pratique, elles se conjuguent et leur perception en est plus ou moins indifférenciée. La culture et la religion, par exemple, ne relèvent pas de la même analyse, mais sont vite entremêlées dans les représentations spontanées. La politique doit prendre en compte cette multiplicité/proximité des registres. Les différences religieuses, par exemple, imposent de réfléchir en termes de laïcité et de sécularisation, alors que les différences culturelles posent la question du multiculturalisme.
Or, le discours politique peine à distinguer ainsi les logiques. Nicolas Sarkozy, David Cameron et Angela Merkel ont utilisé, et à mauvais escient, le même registre sémantique en parlant d’échec du multiculturalisme, alors qu’ils visaient avant tout l’immigration et l’islam, sujets qui ne sont pas de nature purement culturelle.
On formulera donc une première recommandation : pour sortir de ce confusionnisme, les politiques doivent clairement définir leur champ d’intervention. Lutter contre le racisme et les discriminations ne signifie pas forcément reconnaître les identités culturelles en menant une politique expressément multiculturaliste ; de même, l’attention portée à la séparation des Églises et de l’État ne doit pas s’opposer à la volonté de garantir la liberté de culte et de conscience.

Deuxième difficulté : les logiques de production ou de reproduction des différences recoupent, sans se confondre avec elles, les logiques migratoires. De nombreuses identités culturelles ou historiques n’ont rien à voir avec l’immigration, elles sont inventées ou réaffirmées de l’intérieur même de notre société, ou bien importées sans être portées par des migrants, via Internet ou le cinéma : l’identité bretonne n’a rien à voir avec l’immigration, et si le rap est majoritairement pratiqué par des enfants issus de l’immigration, il ne faut pas oublier qu’il provient des États-Unis.

La référence à une couleur de peau, noire par exemple, souvent faite par les intéressés eux-mêmes, aboutit à confondre des Antillais, citoyens français de longue date, et des migrants récents venus d’Afrique subsaharienne. Et les phénomènes migratoires eux-mêmes sont d’une grande variété, non réductible à la seule immigration de peuplement : les migrants peuvent aussi aller et venir, ou bien ne faire que transiter en France. De plus, comme viennent de le mettre en lumière les récentes élections, de nombreux Français émigrent.
D’où une deuxième suggestion : éviter de confondre le traitement politique des flux migratoires avec celui des différences culturelles, religieuses ou autres.

Troisième difficulté : ces différences sont le plus souvent transnationales ou supranationales, autrement dit, elles débordent du cadre de l’État-nation, qui est celui des éventuelles politiques destinées à faire face aux problèmes qu’elles engendrent. La mondialisation façonne des diasporas complexes, denses, et capables de fonctionner en réseau, comme le montre le superbe e-Diasporas Atlas dirigé par Dana Diminescu (éd. FMSH, Paris, 2012), alors que le traitement institutionnel des différences relève avant tout des États.
Cela conduit à formuler une troisième recommandation, qui est de « penser global », et d’intégrer dans l’analyse, comme dans l’action politique, le niveau national, régional, (l’Europe), et mondial : comme le dit le sociologue Ulrich Beck, il est urgent d’en finir avec le « nationalisme méthodologique ».

Enfin, et surtout, s’il convient de distinguer les registres, il est indispensable de penser dans le même mouvement l’articulation des deux exigences contradictoires qui apparaissent presque systématiquement : d’une part, assurer en toutes circonstances le respect de valeurs universelles, qui sont en France associées à l’idéal républicain, et d’autre part prendre en compte des particularismes qui demandent à être reconnus. Le débat public a plutôt tendance à les opposer et, de ce fait, à caricaturer les positions. Les défenseurs exclusifs des valeurs universelles soupçonnent ou accusent l’autre camp de communautarisme, tandis que les avocats des différences dénoncent symétriquement un universalisme abstrait, un républicanisme incantatoire et répressif, manquant à ses promesses d’égalité et de fraternité.

Cette opposition stérile et aveugle aboutit à des absurdités : les partis politiques et les institutions investies d’un pouvoir, y compris les médias, sont sommés de reconnaître la diversité du pays, et de la représenter, sans qu’il soit possible de la mesurer ! On répète, et à raison, qu’il serait bon que des Noirs ou des Français originaires du Maghreb soient élus au Parlement, mais il demeure impensable de les qualifier ainsi et, plus encore, de mesurer leur présence par le biais de statistiques « ethniques ». La schizophrénie menace parfois, par exemple quand un intellectuel est un jour le chantre de la République une et indivisible et le lendemain l’icône d’une communauté particulière, ou quand le chef de l’État dénonce les communautés avant d’exprimer sa compassion pour l’une d’entre elles, durement frappée par le terrorisme.

Il est pourtant possible de tracer une voie réaliste et juste, conciliant les deux impératifs en exigeant de tous, y compris des membres de minorités ou communautés, le respect des valeurs universelles (le droit, la raison), tout en rendant possible, dans le même temps, la reconnaissance des particularismes. En matière culturelle, cela revient à adopter l’esprit de ce que le philosophe canadien Will Kymlicka définit comme un « liberal multiculturalism », un multiculturalisme bien tempéré, ou modéré, respectueux de l’idéal républicain. En matière religieuse, cela peut se traduire par la promotion d’une laïcité visant moins à séparer les Églises de l’État − la question est à peu près réglée − qu’à intégrer l’islam et les nouvelles formes de religiosité, protestantes notamment, de façon à leur assurer des conditions normales d’exercice de leur culte. Si on veut faire vivre ces exigences contradictoires seulement en apparence, il est en tout cas urgent de comprendre que la racialisation ou l’ethnicisation du discours de certains porte-parole de ces communautés sont la contrepartie de logiques racistes et discriminatoires contre lesquelles nous devons mener un combat résolu.[/access]

*Photo : HRC

Juin 2012 . N°48

Article extrait du Magazine Causeur



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est sociologue, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

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