Flop art


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Encore une exposition consacrée au Pop art ! Beaucoup trouveront d’abord que la prestigieuse Modern Tate de Londres pèche par manque d’originalité. Les conserves de Campbell’s soup et les personnages de BD peints à l’acrylique, on les a tellement vus et revus qu’on serait enchantés de pouvoir un peu les oublier. Heureusement la Modern Tate fait le pari de montrer un Pop art totalement inconnu du grand public. Pas de Warhol, pas de Lichtenstein, pas de Jasper Johns. L’exposition « The World Goes Pop » déterre des œuvres conçues dans de lointaines périphéries de l’axe principal du Pop art, tendu entre New York et Londres. Autant dire du jamais-vu. Quant à savoir si l’événement mérite de l’intérêt, c’est une autre affaire.

Si la force du Pop art, comme celle de n’importe quel courant artistique d’ailleurs, tient aux réflexions qu’il développe sur son époque, il faut bien admettre que ce n’est ni à SoHo ni à Chelsea qu’ont émergé des analyses incisives de la société de consommation. La première section de l’exposition met ainsi en évidence la forte contribution au mouvement Pop de pays alors dictatoriaux, républiques populaires en tête. Les œuvres des artistes brésiliens, roumains ou polonais, moins iconiques que leurs sœurs américaines dès lors qu’elles outrepassent la simple dénonciation du consumérisme pour s’intéresser à la censure, à l’émancipation des femmes, aux droits civiques, à la violence et aux nouveaux déséquilibres sociaux, entrent néanmoins dans les critères du genre : même bruit visuel, mêmes techniques, même attention portée aux objets quotidiens, toujours détournés de leur usage habituel, même influence de la publicité et des mass media.[access capability= »lire_inedits »]

L’exemple le plus frappant vient peut-être d’Espagne. Le titre d’une série de collages de l’artiste catalane Eulàlia Grau, Ethnography (1972-73), suggère qu’elle décrit les mœurs et des traditions d’un groupe d’individus, mais en réalité, elle montre la façon dont les Espagnols se sont accommodés du franquisme en s’abandonnant à la consommation. Voici le montage de photos de presse de candidates à un titre de miss, juxtaposées à celles de trois hommes recherchés par le régime (Misses and Gangsters, 1973).  L’ennui, c’est que l’artiste refuse d’être cataloguée « pop » : « Selon moi il est impossible de faire du pop catalan, de la même manière qu’il est impossible de faire un western catalan. Cela pour la simple raison que la Catalogne n’a pas la même histoire que l’Ouest, c’est-à-dire l’histoire des pionniers et des cowboys. » Grau n’est pas la seule à avoir des réticences à s’afficher sous l’étiquette du Pop art. La pièce de Bernard Rancillac, Pilules Capsules Conciliabules (1966) évoque le débat qui a précédé la légalisation de la pilule contraceptive en France. Quand on lui demande s’il se considérait comme un artiste « pop », il esquive habilement: « Je ne me suis jamais considéré moi-même. Je me suis contenté de faire de la peinture. » Il faut noter que la France est reléguée au second rang dans l’histoire du Pop art. Danone n’est pas Coca-Cola. Et l’artiste parisien Erró confirme à sa façon que la grande histoire du XXe siècle s’est jouée ailleurs que sur le boulevard Saint-Germain, avec le cycle American Interiors (1968) qui montre de paisibles intérieurs américains envahis par le Viêt-cong et les troupes maoïstes.

Mais l’ambition des organisateurs de l’exposition londonienne ne se limite pas à une tentative de réévaluation des scènes artistiques mineures ou exotiques du Pop art. La présence d’artistes américains qui n’ont pas eu accès au cercle fermé de la Factory sert ici de pièce à conviction dans le procès fait insidieusement au Pop art en tant que courant dominé par des mâles blancs. Vingt-cinq femmes figurent au catalogue. Parmi elles, Judy Chicago, qui jouit d’une renommée de grande dame de l’art féministe (eh oui, ça existe, à ce qu’il paraît), avec ses motifs intitulés Bigamy, Birth et Flight (1965-2011) reproduits sur des capots de voitures – symbole par excellence du machisme omniprésent. « J’ai déployé de grands efforts pour être prise au sérieux sur la scène artistique californienne, mais mon sexe a été un obstacle majeur. J’ai clairement entendu, et à plusieurs reprises, que je ne pouvais pas être femme et artiste en même temps », affirme-t-elle dans une interview. Martha Rosler, une autre artiste américaine, désigne directement le gotha du Pop comme le coupable de la relégation de la femme au statut d’objet décoratif. Son œuvre Woman with Vacuum (1967-1972) représente une femme soigneusement habillée et maquillée, en train de passer l’aspirateur dans un couloir décoré de tableaux de Tom Wesselmann, figure incontournable du mouvement Pop. Le message est on ne peut plus univoque : face au patriarcat régnant jusque dans les cercles artistiques, les femmes artistes n’ont qu’à sourire gentiment et à se résigner.

Après tout, que la Modern Tate tire la langue à tous les phallocrates du monde artistique, galeristes et critiques compris, pourrait être une chose amusante en soi. Le problème, c’est que l’art de ces femmes qui accèdent enfin à la visibilité parle quasi exclusivement de l’art d’être femme. Les travaux de la Slovaque Jana Zelibska, composés d’images schématiques d’un nez avant et après une opération de chirurgie esthétique ou de silhouettes féminines en rose bonbon, avec plumes, miroirs et jeux des lumières, méritent-ils réellement une salle entière dans un grand musée européen ? Ce n’était visiblement pas, ce jour-là, l’avis des visiteurs qui préféraient admirer la Tamise en contrebas.

En sortant de cette expo-blockbuster automnal de la Modern, on se demande, à l’instar de Tom Wolfe dans son brillant essai Chester Gould versus Roy Lichtenstein, si les médias des années glorieuses du Pop n’étaient pas plus intéressants que l’art qui les exploitait. En regardant froidement « The World Goes Pop », la médiocrité – décomplexée, sinon revendiquée – saute littéralement aux yeux. En réalité, l’unique conséquence de cet événement ne sera pas artistique mais économique : l’élargissement du marché de l’art contemporain à quelques noms qui bénéficient désormais de « l’approbation » de l’institution. Au moment où les Warhol ou autres Rauschenberg deviennent inaccessibles aux plus riches des collectionneurs, en voici de fraîchement canonisés, comme Brudascu et Gonzalez. Hélas, les commissaires de l’exposition n’ont pas découvert de génies injustement ignorés. En revanche, le géant mondial de l’audit financier, le cabinet Ernst & Young, sponsor de la manifestation, a splendidement réussi à ajouter quelques « valeurs sûres » à la liste de courses des investisseurs en art.[/access]

« The World Goes Pop », jusqu’au 24 janvier 2016, The Modern Tate Gallery, Londres (de dimanche à jeudi de 10 à 18 heures, vendredi et samedi de 10 à 22 heures).

*Photo: Sipa. Numéro de reportage: AP21792673_000003

Décembre 2015 #30

Article extrait du Magazine Causeur



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Paulina Dalmayer est journaliste et travaille dans l'édition.

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