Pétrole pas cher, la fausse bonne affaire


Pétrole pas cher, la fausse bonne affaire

pétrole

Pour nos économistes bien-pensants, ou non pensants, la baisse du pétrole est providentielle[1. Le baril, encore coté au-dessus de 100 dollars il y a deux ans, a chuté entre 40 et 50 dollars.]. Dans leurs rêves les plus fous, les peuples occidentaux, quelque peu déplumés par les crises de ces dernières années, reconquièrent en effet du pouvoir d’achat et retrouvent la confiance. La reprise américaine va se renforcer, l’embellie européenne s’installer dans la durée et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Dans les faits, rien n’est plus vrai, rien n’est plus faux.[access capability= »lire_inedits »]

D’un côté, la baisse du prix du pétrole touche aussi bien les « consommateurs finaux » – de carburants automobiles, de fioul domestique ou d’électricité produite à partir du pétrole ou du gaz – que les entreprises. La baisse du prix du baril a été particulièrement ressentie par les Américains, infiniment moins matraqués par le fisc que les Européens[2. La taxe sur le gallon d’essence, qui diffère selon les Etats, est très inférieure à notre taxe sur les carburants.], dopant au passage la vente d’automobiles outre-Atlantique. La rémission de la crise automobile européenne, dans des pays sinistrés comme l’Espagne ou l’Italie, doit aussi quelque chose à la décrue des prix à la pompe. Les marges des entreprises, qui consomment quantité de carburants dans l’industrie et dans les transports, se sont améliorées, de telle sorte qu’une partie des plaies issues des crises récentes a pu être pansée. Ce phénomène s’est produit au moment même où la zone euro peinait à sortir du marasme issu des faillites des pays du Sud.

D’un autre côté, la baisse des prix du pétrole ne doit pas être considérée d’un œil de myope.

Car de deux choses l’une : soit cette décrue résulte d’une correction de prix antérieurs qui étaient exagérés ; soit elle traduit le ralentissement du système économique mondial à partir d’un de ses grands centres, à savoir la Chine[3. Voir « Un krach made in China », Causeur  n°28, octobre 2015.]. C’est, selon toute apparence, ce que nous vivons depuis l’été 2014. La baisse du pétrole n’est que le phénomène le plus voyant de la baisse du marché des matières premières.

Obnubilés par les courbes du chômage et les chiffres de la production aux Etats-Unis et en Europe, les analystes oublient le reste du monde. À une exception près : la Chine, dont ils ont gobé les statistiques économiques trafiquées par les autorités de Pékin. Contre toute évidence, les zélotes de la mondialisation raisonnent encore comme si chaque grande partie du monde pouvait évoluer sans ressentir l’impact des difficultés ou des crises qui se manifestent dans les autres parties[4. Tel François Hollande, qui a déclaré le 24 août que l’économie mondiale est « suffisamment solide » pour que sa croissance ne soit « pas seulement liée à la situation en Chine ».].

Pour évaluer le risque d’aggravation et d’extension du ralentissement en cours, il faut au préalable examiner les conditions dans lesquelles la chute des prix est intervenue.

Déflation des prix ou manipulation ?

Lorsque les prix du pétrole ont brutalement baissé courant 2014, on a crié à la manipulation. Pour les uns, ce sont les Etats-Unis, aidés par l’Arabie saoudite, qui auraient initié cette chute afin d’affaiblir la Russie à laquelle ils se heurtaient sur les questions ukrainienne et syrienne. Il est vrai que les prix du baril sont traités principalement à Wall Street dans les salles de trading des grandes banques d’affaires, Goldman Sachs en tête. Qui plus est, l’Arabie saoudite aurait apporté son aide en refusant de réduire les quantités produites, voire en les augmentant. Pour d’autres, les Saoudiens auraient joué le rôle décisif. Ryad aurait voulu porter un coup mortel à l’industrie du pétrole et du gaz de schiste, en faisant baisser le prix du baril au-dessous des 60 dollars requis pour une exploitation rentable des gisements concernés aux Etats-Unis. Avec l’objectif de maintenir la prééminence saoudienne sur la puissance américaine.

Nous ne connaissons pas le fin mot de l’histoire. Quelles qu’aient été les intentions des protagonistes, leurs objectifs ne sont pas atteints. Poutine, mis à genoux économiquement, maintient son soutien aux séparatistes ukrainiens et intervient désormais directement dans le conflit syrien. L’industrie du pétrole et du gaz de schiste a cessé d’investir mais les surplus apparents de production ne se résorbent pas à l’échelle mondiale. La déflation des prix va aujourd’hui bien au-delà d’une correction.

Vers la stagdéflation ?

Beaucoup de mes lecteurs dans Causeur sont trop jeunes pour avoir vécu cet épisode crucial de notre Histoire d’après-guerre connu sous le nom de « stagflation ». Pour parler simple, l’expression signifie la fin désenchantée des « Trente Glorieuses ».

Rappelons les éléments principaux. Les prix du baril de pétrole ont été multipliés par six en décembre 1973 par la décision des grands pays producteurs alignés sur l’Arabie saoudite[5. Hausse décidée au lendemain de la guerre du Kippour d’octobre 1973.]. Cette hausse brutale surajoute ses effets à ceux de l’inflation salariale. Les salaires, qui augmentaient de 12 ou 15 % l’an dans des pays comme la France ou les Etats-Unis, accélèrent encore leur course sous l’effet de la hausse des carburants (n’oublions pas que les salaires étaient indexés, voire surindexés, sur les prix à la consommation). Du coup, les entreprises réduisent leurs investissements et débauchent. La formule « stagflation » apparaît et marque les esprits.

Ce qu’on a cru alors n’être qu’un épisode sans lendemain a en fait inauguré une remise en cause générale du paradigme des Trente Glorieuses. Guerre du Kippour, hausse des prix pétroliers, ralentissement économique en Occident, premiers déficits budgétaires ont constitué les premiers linéaments d’un paradigme économique totalement inédit et imprévu. Cette crise a aussi permis la montée en puissance de l’idéologie néolibérale qui reste au pouvoir, en dépit des crises multiples ayant ébranlé le  système ces dernières années.

Si l’on croit aux leçons de l’Histoire, mieux vaut prendre au sérieux les événements économiques en cours, qui forment un contexte symétrique et inverse de ceux du milieu des années 70. C’est en Occident que la récession s’était manifestée, c’est dans le monde émergent et en Chine qu’elle s’installe ou menace en ce moment. C’était dans un contexte de hausse débridée des prix que nos déboires avaient commencé, c’est dans un contexte de stagnation des prix que nous évoluons à présent. Résumons : les pays producteurs de matières premières sont étranglés par une baisse qui atteint tous les marchés de référence : pétrole, gaz, mais aussi charbon, minerai de fer, cuivre.

A l’exception de l’Inde, les pays émergents subissent un ralentissement ou une récession. Ces phénomènes s’ajoutent aux difficultés que la Chine ne parvient plus à masquer et se conjuguent aux effets discrets de la baisse des salaires intervenue dans des pays tels que les Etats-Unis, l’Allemagne ou le Japon, compétitivité oblige.  Autrement dit, la reprise américaine et la rémission européenne sont à la merci de ce qui se passe ailleurs dans le monde.

Aujourd’hui, le ralentissement ou la récession de la production coïncide avec la stagnation ou la baisse des prix. Plus de quarante ans après la stagflation, voici venu le temps de la « stagdéflation ».[/access]

*Photo : Flickr.com.

Novembre 2015 #29

Article extrait du Magazine Causeur



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est un économiste français, ancien expert du MEDEF

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