Péguy, Muray: les antimodernes sont d’actualité


Péguy, Muray: les antimodernes sont d’actualité

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Agrégé de lettres modernes, Alexandre de Vitry est attaché temporaire de recherche au Collège de France. Il vient de publier Conspirations d’un solitaire. L’individualisme civique de Charles Péguy (Les Belles lettres, 2015). On lui doit également L’invention de Philippe Muray (Carnets Nord, 2011).

Daoud Boughezala : Vous avez réalisé votre thèse sur Péguy sous la direction d’Antoine Compagnon, qui a une définition bien précise des « antimodernes ». Rangez-vous l’auteur de L’Argent dans cette catégorie de penseurs ?

Alexandre de Vitry : Pour Compagnon, l’antimoderne, c’est un « moderne déniaisé du moderne » qui n’est pas dupe et retourne la modernité contre elle-même. Cette catégorie s’applique particulièrement bien à Péguy parce qu’il part de la modernité pour la retourner comme un gant, pour en faire la critique et la mettre à nu. Malgré une apparence décalée, antimoderne ou réactionnaire, Péguy a quelque chose d’extrêmement moderne, notamment à travers son engagement aux côtés des forces politiques les plus avant-gardistes de son époque (le socialisme, l’anarchisme, le dreyfusisme), mais aussi dans son rapport à la langue et au style.

Aujourd’hui, de la gauche républicaine à la droite catholique, tout le monde s’en réclame peu ou prou. Lui-même ironisait sur « le » ou les « partis Péguy ». Comment expliquez-vous une postérité aussi hétéroclite ?

De son vivant, mais surtout après sa mort, il a été lu et approprié par différentes gauches (pas toujours « républicaines » !) et différentes droites. Péguy a toujours été une figure tutélaire de la revue personnaliste Esprit, tandis que le trotskiste Daniel Bensaïd fut aussi un de ses lecteurs assidus. Dans les années 1940, il a servi aux pétainistes comme aux résistants. Plus récemment, François Bayrou ne manque jamais une occasion de rappeler qu’il lit Péguy presque tous les jours, et une polémique très vive est née dans le Landerneau péguyste sitôt que le Front national est allé déposer une gerbe sur sa tombe.

Cette diversité crée un effet de confusion, mais ces contradictions sont inhérentes à la figure de Péguy. En 1910, il reçoit des éloges vibrants de Barrès pour Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, et le même Barrès signe sa nécrologie quand il meurt au combat, alors que c’était son adversaire frontal dix ans auparavant, pendant l’affaire Dreyfus, époque durant laquelle Péguy n’hésitait pas à l’insulter copieusement. Inversement, Péguy fut un des plus fervents disciples de Jean Jaurès… avant d’appeler à son meurtre en 1913, un an à peine avant son assassinat. On peut difficilement faire plus grand écart ![access capability= »lire_inedits »]

Ah bon, Péguy a appelé à tuer Jaurès ? Dites-nous en plus…

En 1913, Jaurès apparaît comme le chef de file du pacifisme parlementaire et s’oppose notamment à l’allongement de la durée du service militaire, ce qui ulcère Péguy. Pour celui-ci, défendre la liberté et l’héritage républicain, c’est désormais accepter de se considérer en temps de guerre, comme durant la Révolution française, et c’est ce qui justifie la violence de ses propos : « la politique de la Convention Nationale c’est Jaurès dans une charrette et un roulement de tambour pour couvrir cette grande voix ».

Peut-on identifier un point de bascule où le Péguy intellectuel socialiste, « de gauche » se mue en nationaliste, « de droite » ?

La question reste très délicate, et l’objet encore de bien des discussions, mais on peut dégager quelques grandes lignes. Péguy avait très vite été marginalisé à l’intérieur de la gauche militante de son temps (dès la fondation des Cahiers de la quinzaine, à vrai dire), et il occupait une position tout à fait singulière, même comme socialiste, mais c’est en 1905 qu’il a vraiment basculé, après le discours de Guillaume II à Tanger, qui lui impose comme une évidence l’imminence d’une guerre avec l’Allemagne. Il se réveille au patriotisme et la guerre à venir devient sa préoccupation principale, ce qui modifie en profondeur sa vision de la cité et sa conception de l’engagement, et le rapproche en effet, mais avec bien des nuances, des idées nationalistes de son époque – mais le patriotisme de Péguy ressemble plus au « nationalisme juif » anarchisant de son ami Bernard Lazare qu’au « nationalisme intégral » de Maurras. Par ailleurs, à peu près à la même période, mais plus progressivement, il retrouve la foi chrétienne de son enfance. Il rechigne à se dire « converti » et parle plutôt d’un « approfondissement », mais sa vie a bien été bouleversée : toute sa vision du monde et son écriture s’appuieront désormais sur une méditation théologique assez sidérante, qui préfigure souvent les réflexions de Vatican II et indique bien la singularité de Péguy par rapport aux milieux catholiques et conservateurs de son temps.

Entre le premier Péguy socialiste et républicain proche de Jaurès et le nationaliste chrétien de Notre patrie mort la fleur au fusil en 1914, y a-t-il tout de même quelques constantes?

Ce que j’ai essayé de mettre en lumière, c’est la cohabitation constante entre deux aspirations contraires. D’une part, ce que j’appelle, en utilisant le vocabulaire péguyste, le « civisme », sous ses diverses formes (socialisme, patriotisme, « communion » chrétienne). D’autre part, une tendance « individualiste » : à la fois un « personnalisme » au sens de Charles Renouvier, qui consiste à mettre la personne humaine au centre de l’entreprise philosophique et politique, et une forme d’individualisme nietzschéen anarchisant, plus psychologique que politique. Ce côté un peu aristocratique a tendance à virer au culte du « petit groupe parfait », d’hommes presque à part du monde, qui souhaitent faire rejaillir sur la société tout ce qu’ils sont en train de fomenter dans leur coin. C’est l’esprit qui préside à la naissance de ses Cahiers de la quinzaine, en 1900.

La diversité des contributions au sein des Cahiers relève-t-elle du « fatras anarchique », une expression que vous employez – et qui pourrait également qualifier le chaudron de sorcière qu’est Causeur ?

Il y a une diversité en même temps qu’une certaine homogénéité à l’intérieur des Cahiers de la quinzaine : on y trouve des républicains, des socialistes, certains à tendance anarchiste. C’est une revue fondée dans la continuité de l’affaire Dreyfus, en réaction à une motion du congrès socialiste de 1899 qui appelait à limiter la liberté d’expression dans la presse socialiste afin de ne pas nuire à l’unité du parti en gestation.

Péguy voit dans les Cahiers une cité idéale : une « amitié » au sens de Michelet, c’est-à-dire une pratique de sociabilité qui soit un premier pas vers un civisme plus large. C’est en partie vrai, mais il y a aussi le revers de la médaille qui est une sorte de violence inhérente à ce pluralisme. Voilà une dérive assez typique des expériences anarchistes de l’époque, lorsque des petits groupes de libertaires essaient de créer une communauté parfaite. En général, ces tentatives avortent dès qu’un chef autoritaire émerge. Ainsi Péguy se veut-il en retrait de sa revue, laissant toute liberté et latitude à chacun, mais c’est un despote par bien des aspects. Il se brouille par exemple avec Daniel Halévy – dont il fut très proche – en raison de leurs évolutions divergentes, mais aussi avec Georges Sorel, Jacques Maritain, et même Romain Rolland…

Les Cahiers de la quinzaine incarnent donc à la fois l’embryon de la « cité idéale » et la preuve de l’impossibilité de ces cités dans le monde concret. Je ne sais pas si l’on peut en dire autant de Causeur !

Passons à la figure tutélaire de Causeur, qui est aussi votre premier objet d’étude : Muray. Dans L’invention de Philippe Muray (Carnets Nord, 2011), vous nous mettez en garde contre toute récupération extra-littéraire de Muray, que vous qualifiez d’« écrivain exclusif ». Pourquoi faudrait-il se priver de son fabuleux pouvoir de nuisance philosophique et sociologique ?

Ce qui m’agaçait à l’époque où j’ai écrit ce livre, c’est qu’on avait tendance à réduire Muray à une série de petites formules signes d’une pensée dite « néoréac » dont on commençait à apercevoir les contours. Muray, c’était un peu le réservoir de formules du groupe qui fait souvent la couverture de L’Obs : Eric Zemmour, Élisabeth Lévy, etc. Or, d’un point de vue littéraire, je trouve bien plus intéressant d’essayer de comprendre le projet propre de Muray : un dessein bien plus intransigeant développé en vue d’une esthétique. Zemmour a bien le droit de citer Muray, mais il ne cherche pas le Beau ! C’est cette différence de nature entre l’écrivain et certains de ses lecteurs que je voulais souligner.

Une chose est sûre : l’œuvre de Muray échappe à toute annexion idéologique. Son extériorité radicale par rapport à la société fait qu’il ne veut pas changer le monde, ou renverser le désastre, mais plutôt le versifier. Ce rejet radical de l’idéologie en fait-il un homme de droite ?

Muray a choisi de se mettre dans une position où il ne sera pas applicable. C’est pourquoi il est difficile de simplement le juger comme un homme de droite. Il y a certes quelque chose qui l’apparente à une certaine droite, et en même temps, ce qu’il critique dans la gauche est tout à fait critiquable dans toute forme de droite constituée. Car, même si cela peut paraître un paradoxe, toute droite a une composante progressiste ! Même les contre-révolutionnaires comme Maurras ont l’idée d’une société meilleure qu’il faut faire advenir, fût-ce par un retour en arrière. La bête noire de Muray, c’est précisément toute forme de projet politique ou social qu’on essaierait de substituer au monde tel qu’il est. Là est la radicalité de son postulat d’observation.

Au fond, Muray développe l’idée que la droite est ontologiquement plus faible que la gauche. La droite n’est en effet que le duplicata plus ou moins réussi de la gauche, dans la mesure où la gauche est le propre de la politique moderne.

Dans son essai majeur Le xixe siècle à travers les âges (1984), Muray a consacré de nombreuses pages à la genèse de la gauche moderne. Qu’est-ce donc que « l’occulto-socialisme », qu’il démonte méthodiquement ?

Ce que Muray appelle l’« occulto-socialisme », c’est une solidarité ontologique entre deux tendances qui traversent le xixe siècle : d’une part le mouvement démocratique, progressiste et humanitaire à travers des figures littéraires telles que Victor Hugo ; d’autre part, l’espèce d’agitation néoreligieuse consécutive au vacillement de l’Église. Cette agitation, que Muray décide d’appeler « occultisme », va bien au-delà des petites pratiques telles que la nécromancie et les tables tournantes. Il s’agit de toutes les formes de panthéisme et de lectures religieuses du monde, antichrétiennes, néochrétiennes ou néopaïennes – conscientes ou non –, tantôt explicitement articulées à un projet politique, tantôt de manière latente. Muray observe comment deux individus a priori complètement différents, l’un incarnant l’« Oc », l’autre le « Soc », se retrouvent, ou alors comment, chez un même individu ces deux éléments s’articulent, en se succédant ou en se mélangeant.

Hugo développe par exemple sa tendance humanitaire à partir du coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte en même temps qu’il découvre les tables tournantes, à la mort de sa fille Léopoldine. Cette solidarité-là forme, selon Muray, l’inconscient religieux du projet politique moderne.

Malgré l’importance de cet essai majeur, pourquoi avez-vous tendance à relativiser la centralité du xixe siècle à travers les âges dans l’œuvre de Muray ?

Plus que le sommet de son œuvre, Le xixe siècle est une vaste introduction à ce qui sera la « maturité » de Muray, dans ses vingt dernières années. D’ailleurs, quand il reparlait de ce livre quelques années après, Muray disait qu’il n’était pas sans pertinence mais que ces analyses-là ne permettaient plus de comprendre ce qui se passait à l’heure d’Homo festivus. Plus tard, il a eu cette formule bouffonne : « La question n’est plus : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », mais : « Qu’est-ce que c’est que ce merdier ? » » Cela dit bien la position qu’a choisie Muray : puisque les bras lui en tombent, il choisit d’en rire !

Une note de bas de page de votre livre sur Muray m’a paru essentielle. Citant Alain Besançon, vous expliquez qu’une chose ne peut être crue et sue en même temps et sous le même rapport. Ainsi, Lénine croit qu’il sait, mais ne sait pas qu’il croit, alors que le doute serait consubstantiel à la foi chrétienne. L’adhésion au christianisme est-elle un remède imparable à la pensée binaire, voire totalitaire ?

Dans Les Origines intellectuelles du léninisme (1977), Besançon se sert de cet adage scolastique médiéval pour penser l’idéologie, en particulier le marxisme-léninisme, comme une réactivation des structures de la gnose antique. Ce qui est inhérent au christianisme bien compris, ce n’est pas seulement le domaine du doute, mais le domaine où cette distinction existe. Dans la religion chrétienne bien entendue, on ne peut croire et savoir une même chose. Un même objet ne peut pas être visé en même temps par ces deux opérations de l’esprit. C’est ainsi que la religion s’oppose à la gnose.

Cela dit, je ne sais pas si le christianisme constitue LE remède à cette tentation gnostique, parce qu’un rationalisme athée l’est tout autant.

D’ailleurs, moins spectaculaire, violent et institutionnel que le totalitarisme, j’observe aujourd’hui une nouvelle confusion des ordres entre la croyance et le savoir tant chez des libres penseurs que du côté de certains chrétiens engagés dans la cité.

C’est-à-dire ?

Ayant du mal à distinguer leur regard sur la société de leur vie spirituelle, beaucoup cèdent à la tentation du communautarisme chrétien. Je me sens d’autant plus concerné qu’en tant que chrétien attaché à la séparation des deux cités, je ne comprends pas une telle idéologisation du christianisme, parfois opérée au nom de Péguy, d’ailleurs. À mon avis, Péguy est plutôt un remède à cette dérive, parce qu’il rappelle que le Christ est venu sauver le monde, et non pas le condamner (même politiquement).

Pour rester dans le domaine spirituel, en écho à l’actualité la plus tragique, qu’a voulu dire Muray en écrivant dans Chers djihadistes : « nous vaincrons […] parce que nous sommes les plus morts » ?

Il voulait dire que rien n’arrêterait Homo festivus, que la fin de l’Histoire l’emporterait toujours sur l’Histoire… Bizarrement, je trouve que Daech a aussi un petit côté Homo festivus, avec ses vidéos hollywoodiennes et son idéologie rudimentaire. Mais il est un peu difficile de se servir de Muray pour comprendre ce qui nous arrive depuis le 13 novembre, car on n’a pas très envie de se livrer à la satire du monde hyperfestif quand ce monde a précisément été la cible d’une attaque aussi stupéfiante et meurtrière…

Lorsqu’il est touché par la barbarie, Homo festivus n’est-il pas notre ami, voire notre frère ?

Si je ne suis pas un grand supporter de la Nuit blanche ou de la Fête de la musique, loin de là, j’aime beaucoup le Bataclan et les terrasses de café, et je me sens, comme tout le monde, la cible directe de ces attaques. Muray avait cette phrase après le 11 septembre 2001 ; j’ignore comment il réagirait exactement aujourd’hui.

Pour le coup, je pense plutôt à Péguy, qui non seulement a tant écrit sur le « temps de guerre », sur la nécessité de se rendre sensible à l’événement qui surgit, mais qui a aussi beaucoup insisté sur la façon dont tout idéal devait d’abord être vécu individuellement, incarné, appliqué. À un moment où la France est ainsi visée et détestée, il faut donc plus que jamais être français et fier de l’être : pas dans les discours (et surtout pas dans les discours partisans), mais dans les actes, dans une manière d’être ; dans ce que Péguy aurait pu nommer, sans y introduire trop de morale, une certaine « vertu ».[/access]

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*Photo: Hannah.

Décembre 2015 #30

Article extrait du Magazine Causeur



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