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Nous passons de l’ombre à la lumière

Première question : mais qui va payer l’électricité ? Trêve de plaisanterie, je voudrais rassurer mes amis de province qui craignaient pour ma vie si les chars soviétiques entraient dans Paris : ces chars n’étaient pas là. Et depuis l’arrivée de François Hollande à la magistrature suprême je tiens à préciser que la Seine coule toujours dans le même sens. C’est d’ailleurs là une observation que vous pouvez vraisemblablement faire avec la Loire, le Rhône et même la Garonne. Bref, en apparence par de révolution. Les conducteurs roulent toujours à droite, la baguette de pain est toujours aussi chère, et dégueulasse, chez mon boulanger vietnamien, et les trains n’arrivent toujours pas à l’heure en gare de la Ciotat.
C’est vrai, mais l’aventure hollandaise ne fait que commencer. Espérons – ce qui serait une merveilleuse occasion de s’amuser – qu’un nouveau vocabulaire aux accents majestueux et patinés de jospinisme se répandra bientôt dans les médias alignés… les expressions « vigilance républicaine », écocitoyenneté, « nouveaux métiers », « de l’ombre à la lumière », « République retrouvée », etc. pourraient bien faire notre bonheur.
Beaucoup d’entre vous ont eu peur que les chars soviétiques entrent dans Paris… certes , je vous comprends, mais songez un instant qu’il y a pire : Claude Serillon pourrait bien récupérer le journal de 20h de France 2, Noel Mamère revenir aux affaires et accéder à la présidence de Radio-France, le mec insupportable qui présente « Des mots de minuit » (c’est à dire 3h du mat’) sur la 2 – émission dans laquelle il y a toujours une chorégraphe engagée à gauche qui parle de psychanalyse et un griot africain de Barbès critiquant Guéant – pourrait prendre la tête de France télévisions… Sans parler même de Bruno Masure qui pourrait relancer un Intervilles des villes socialistes (et apparentées) dans un esprit de « fraternité » et « d’ouverture ». Et Pascale Clark ? Et Laure Adler ? Je sens que des fantômes burlesques vont sortir des placards dans l’audiovisuel public…
Mais la nouvelle du jour, au-delà de ces conjectures effrayantes, est qu’un âge d’or s’ouvre pour une presse devenue d’opposition. Et ce qui se profile : cinq ans de franche rigolade en perspective… Champagne.

Hollande : nouveau candidat sortant

L’article suivant a été écrit pour le numéro 45 de Causeur magazine, c’est-à-dire bien avant l’élection – triomphale – de François Hollande à la présidence de la République. Comme ce panégyrique de notre nouveau leader minimo n’a pas été relu par Manuel Valls, nous présentons toutes nos excuses à l’équipe du nouveau candidat sortant, si l’une ou l’autre erreur s’est glissée dans ce texte. Nous nous permettons de le publier ici, avant d’aller promener Baltique place de la Bastille où, paraît-il, Dalida et Barbara donnent un concert.

Tous les beaux garçons s’appellent François ! Peut-être avez-vous raison. Peut-être que j’exagère et que le hasard a posé sur votre route un beau garçon qui ne portait pas ce glorieux petit nom. Peut-être même qu’il s’en trouve un, loin, dans les contrées australes ou au septentrion, à s’appeler autrement sans toutefois être défiguré par la laideur coutumière aux hommes qui ne s’appellent pas François. En vérité, je vous le dis : ce prénom est béni entre tous – l’ami François Taillandier qui rassemble ces jours-ci ses chroniques parues dans L’Humanité dans une réjouissante France de Nicolas Sarkozy (Desclée de Brouwer) ne dira pas le contraire.

Hommes de peu de foi, il vous faut une preuve ? Tous les présidents socialistes de la Ve République s’appellent François. La règle ne souffre aucune exception. Les Gaston, les Lionel, les Ségolène ont pu caresser bien des espoirs et se bercer d’illusions. Pour eux, c’était cuit d’avance. Ce n’était pas qu’ils eussent une mauvaise tête pour l’emploi : ils n’avaient tout simplement pas le bon prénom.

Je serais Nicolas Sarkozy, je me méfierais de François Hollande. Il est candidat à la présidence de la République, il est socialiste et il s’appelle François. Il a tout pour lui. Et bien davantage encore : il est entouré d’équipiers hors pair. L’idée viendrait soudain aux Français d’envoyer François Hollande à l’Élysée qu’en cinq sec il aurait composé son gouvernement. Tant d’hommes de qualité l’entourent qu’il n’aurait que l’embarras du choix. C’est bien simple. Je serais à sa place, je les nommerais tous au gouvernement : François Rebsamen à Matignon, François Patriat à l’Intérieur, François Loncle à la Justice, François Brottes à l’Économie, François Marc aux Affaires sociales, François Pupponi à la Condition féminine, François Deluga au Commerce extérieur (avec un nom pareil il peut nous avoir des ristournes sur le caviar), François Kalfon à la Culture. Le gouvernement s’ouvrirait, bien entendu, à la fraction aubryste du Parti socialiste avec un François Lamy au Budget. Les Verts se rallieraient en voyant François de Rugy nommé à la Défense. Quant aux communistes, on les contiendrait en octroyant le Quai d’Orsay à François Asensi. Bien sûr, un tel gouvernement ne serait pas d’une composition très féminine. Pour y remédier, le chef de l’État nommerait, dans son infinie sagesse, Françoise Castex aux Affaires européennes – la parité vaut bien de concéder une voyelle surnuméraire. On taxerait alors de bon cœur les richards à 75 %. Et les Richard par-dessus le marché. Et tous ceux qui n’arboreraient pas le plus beau prénom qui soit. Ah ! qu’elle sera belle, la France au François !

Elections : allons voir chez les Grecs

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Pour ceux qui l’ont oublié, les Grecs sont aussi appelés aujourd’hui aux urnes. Elections législatives certes mais puisqu’il s’agit d’un régime parlementaire, cela revient à élire l’exécutif. Les enjeux sont considérables pour ce pays en faillite. Malgré la gravité de la situation et le fort rejet de la classe politique au pouvoir depuis 1974, l’ancien premier ministre socialiste Georges Papandréou est plutôt optimiste.

Papandréou constate en effet, avec une allusion à peine voilée à l’élection française, « que la roue tourne en Europe, où souffle un vent progressiste ». Après Bruxelles et Genève voici qu’Athènes nous brûle la politesse.

Alain de Benoist : un intellectuel aux antipodes

Si l’Europe n’était pas exsangue, Alain de Benoist compterait certainement parmi ses intellectuels organiques. Depuis plus de quatre décennies, le cofondateur du GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne) chemine à travers les ronces du prêt-à-penser sans jamais avoir renoncé à sa passion pour le Vieux Continent. Ses autocritiques successives l’ont tour à tour fait récuser le nationalisme de ses jeunes années militantes, le suprématisme ethnique, enfin le libéralisme et l’occidentalisme. Homme aux « valeurs de droite » et aux « idées de gauche », cet aristocrate qui en appelle au pouvoir du peuple cultive le paradoxe sans jamais céder aux « idéologies à la mode ».

Sans Dieu ni maître, l’auteur de Comment peut-on être païen ? a toujours refusé d’apparaître comme le prophète de la « Nouvelle Droite ». L’expression l’avait d’ailleurs agacé dès son apparition en 1979, lorsque « l’été de la Nouvelle Droite » mit sur le devant de la scène ce trentenaire capable de discuter des théories physiques de Stéphane Lupasco, des racines païennes de l’Europe comme de la conception nietzschéenne du temps sphérique. Dix ans après la création du GRECE, ses jeunes animateurs investirent Le Figaro Magazine, sous l’œil admiratif de Louis Pauwels, jusqu’à ce que l’antilibéralisme et le tiers-mondisme d’Alain de Benoist apparaissent pour ce qu’ils étaient : de vigoureux antidotes aux faux totems de l’époque.

À l’orée des années 1990, son intérêt croissant pour les sciences sociales et la critique du capitalisme lui firent croiser la route du décroissant Serge Latouche, des penseurs communautariens[1. Contre la séparation libérale entre le juste et le bien, les communautariens estiment que la définition commune de la justice s’appuie sur une certaine conception de la vie bonne.] nord-américains ou des eurasistes russes, avant que l’affaire des « rouges-bruns » déclenchée contre L’Idiot International musèle le débat public pendant une bonne vingtaine d’années.

« Penser, c’est d’abord penser contre soi » aime rappeler cet érudit – toutes langues confondues, sa légendaire bibliothèque compte plus de 150 000 volumes ! – qui cite volontiers Jünger et Montherlant, les socialistes Proudhon et Sorel – auquel il a emprunté le titre de la revue Nouvelle École – mais aussi Bertrand de Jouvenel, Carl Schmitt et d’innombrables autres références qui mériteraient d’être lues plutôt que de comparaître devant le tribunal de l’Histoire.

Si nous vous livrons les « bonnes feuilles » de Mémoire vive[2. Mémoire vive, Alain de Benoist, Entretiens avec François Bousquet, Bernard de Fallois, 2012. En librairie à partir du 2 mai.], ses entretiens avec François Bousquet, c’est pour rendre sa juste place à cet intellectuel de 68 ans encore promis à un long avenir. Ni « sulfureux » ni réprouvé, Alain de Benoist appartient à l’engeance rebelle. Lisez plutôt !

I. Nouvelle Droite et musèlement du débat public

La plus grande partie de votre vie s’est confondue avec ce qu’on a appelé la « Nouvelle Droite ». Je suppose que, là aussi, il y a un bilan à faire. De votre point de vue, la ND a-t-elle été (est-elle) une réussite ou un échec ?

Un peu des deux, bien entendu. La ND a été une grande et belle aventure de l’esprit. Elle n’a pas réussi à infléchir le cours des choses, c’est le moins qu’on puisse dire, mais le corpus idéologique et intellectuel qu’elle a mis en place est considérable. Des milliers de pages et plus d’une centaine de livres ont été publiés, des centaines de conférences et de colloques ont été organisés. La ND a participé à quantité de débats, elle en a elle-même suscité plusieurs. Qu’il s’agisse des questions religieuses (paganisme et critique du monothéisme), de Georges Dumézil et des Indo-Européens, de la Révolution conservatrice, des traditions populaires, de Julien Freund et Carl Schmitt, de la critique de la Forme-Capital, de l’anti-utilitarisme, de l’écologisme, etc., il est clair que sans elle beaucoup de discussions auxquelles on a assisté n’auraient pas eu le même caractère[…]
Ce qui frappe le plus, c’est à la fois l’originalité des thèses de la ND – elles ont des antécédents, mais pas de prédécesseurs – et sa durée d’existence. Si l’on met de côté l’Action française, qui a été un phénomène tout différent, puisqu’il s’agissait aussi d’un mouvement politique, je ne vois en France aucun autre exemple d’une école de pensée ayant fonctionné de façon ininterrompue pendant près d’un demi-siècle. Nouvelle École a été créée en 1968, Éléments en 1972, Krisis en 1988. Ces trois revues paraissent toujours aujourd’hui, alors que tant d’autres publications n’ont eu qu’une existence éphémère. […] Ce qui est sûr, c’est que la ND a d’ores et déjà sa place dans l’histoire des idées, mais que cette place demande encore à être exactement cernée. Ceux qui s’y emploieront verront que nous avons certes exploré des pistes qui se sont révélées stériles, abandonné certaines idées qui ne menaient pas à grand-chose, mais que dans l’ensemble, lorsqu’il s’est agi d’analyser la société actuelle, nous ne nous sommes guère trompés. Nous avons même souvent été en avance. J’avais personnellement annoncé l’« Europe réunifiée » dès juin 1979. Au début des années 1990, au moment où Francis Fukuyama proclamait la « fin de l’Histoire », nous avions organisé un colloque sur le thème du « Retour de l’Histoire », ce qui n’était pas si mal vu. J’ai aussi publié en octobre 1998 un article intitulé « Vers un krach mondial ? » C’était dix ans tout juste avant la grande crise financière qui s’est déclenchée aux États-Unis à l’automne 2008.

En ce début de XXIe siècle, que peut encore apporter la ND ?

Ce qu’elle a toujours cherché à apporter : une conception du monde, une intelligence des choses, des pistes de réflexion. La ND peut aider à comprendre l’époque où nous vivons, et plus encore celle qui vient. Elle peut aider à formuler des alternatives et à éviter les faux pas. Elle peut contribuer à « décoloniser l’imaginaire », comme le dit Serge Latouche. Elle peut laisser entrevoir un au-delà de la marchandise. Elle peut donner un fondement à la volonté des peuples et des cultures de maintenir leur identité en se donnant les moyens de la renouveler. C’est déjà beaucoup. […]

Vous parlez de tout cela avec beaucoup de détachement, alors qu’on vous a constamment présenté comme le « pape » ou le « gourou » de la ND…

Voilà bien deux termes ridicules. Je ne suis certainement pas Benoi(s)t XVII, et je suis le contraire même d’un gourou. Je n’aime pas plus commander qu’être commandé. Et surtout, je n’ai jamais été environné d’une cour d’admirateurs inconditionnels. Autour de Maurras il y avait des maurrassiens, autour d’Alain de Benoist il n’y a pas de « bénédictins ». Ce serait même plutôt le contraire. Durant toute ma vie, c’est toujours dans mon proche entourage que j’ai rencontré le plus de résistances, et il n’y a sans doute pas un tournant idéologique que j’ai pris pour lequel je n’ai pas eu d’abord à convaincre ceux qui m’entouraient […] Idéologiquement parlant, la Nouvelle Droite n’a jamais été totalement homogène et je pense que c’est une bonne chose, car cela a permis de nourrir le débat intérieur. Sur le plan religieux, par exemple, à côté d’une majorité de païens, il y a toujours eu chez elle des chrétiens, des athées, des traditionalistes, des spiritualistes, des positivistes scientistes. Cette diversité se retrouve dans son public, y compris sur le plan politique. Voici quelques années, une enquête réalisée auprès du lectorat d’Éléments avait révélé que 10 % des lecteurs se classaient à l’extrême droite, 12 % à l’extrême gauche, tandis que 78 % se positionnaient ailleurs.

Au cours de son histoire, la ND a fait l’objet de bien des commentaires flatteurs, mais aussi d’innombrables attaques, parfois même violentes, ou du moins sans aucun rapport avec ce que peuvent être des polémiques intellectuelles. Vous avez vous-même été complètement ostracisé dans certains milieux. Comment l’expliquez-vous ?

La ND a en fait été traitée d’à peu près tout. On l’a décrite comme giscardienne, gaulliste, favorable au Front national, hostile au Front national, fasciste, nazie, communiste, etc. D’une manière générale, je dirais que, pendant trente ans, la stratégie des adversaires de la ND a consisté à lui attribuer des idées qu’elle n’avait pas pour éviter d’avoir à discuter de celles qu’elle soutenait. […] Mieux encore : je n’ai pratiquement jamais lu un article dirigé contre moi qui argumentait à partir de quelque chose que j’aurais dit ou écrit. J’étais quelqu’un de sulfureux, mais on ne disait jamais pourquoi. […] L’une des raisons en était que les auteurs de ces textes avaient eux-mêmes en général une culture limitée dans les domaines en question, et étaient même très souvent pratiquement incultes. […]

Il y a bien sûr d’autres raisons. D’abord, comme vous le savez, n’est intellectuellement légitime en France que ce qui vient de la gauche. Un passé d’extrême droite, fût-il lointain, est une sorte de tunique de Nessus. Quand on dit d’un homme qu’il a appartenu dans sa jeunesse à l’extrême gauche, on décrit un épisode de son parcours ; quand on dit qu’il a appartenu à l’extrême droite, on veut suggérer qu’il y appartient toujours. Ernst Jünger, devenu centenaire, se voyait encore reprocher certains de ses articles de jeunesse ! Il faut par ailleurs tenir compte de la détérioration du climat intellectuel. À partir de la fin des années 1980, une véritable chape de plomb s’est abattue sur la pensée critique. Tandis que la montée du Front national engendrait un surmoi « antifasciste » relevant totalement du simulacre, on a vu à la fois se déchaîner les tenants de ce que Leo Strauss appelait la reductio ad hitlerum et s’instaurer un « cercle de raison » dominé par l’idéologie dominante. Cela a abouti à la « pensée unique », pour reprendre une expression que j’ai été le premier à employer. Par cercles concentriques, quantité d’auteurs se sont progressivement vu retirer l’accès aux haut-parleurs. On n’a pas cherché à réfuter leurs thèses, on leur a coupé le micro. L’important était que le grand public n’ait plus accès à leurs œuvres. Prenons mon exemple personnel. Jusque dans les années 1980, je faisais paraître assez régulièrement des tribunes libres dans Le Monde. Mes livres étaient publiés chez Robert Laffont, Albin Michel, Plon, La Table ronde, etc. De surcroît, ce n’est jamais moi qui les proposais à ces éditeurs, mais les éditeurs en question qui me les demandaient. Après 1990, il n’en a plus été question, et j’ai dû me rabattre sur des éditeurs plus marginaux. Comme il est très improbable que je me sois mis à écrire soudainement des choses insupportables, il faut bien en conclure que c’est le climat qui avait changé. Peut-être les choses sont-elles aujourd’hui en train de tourner dans le domaine des idées, il me semble que l’on assiste à un léger réchauffement climatique, mais pendant près de trente ans, cela a vraiment été les « années de plomb ». […]

Au fond, c’est le manichéisme qui vous gêne.

Je le déteste en effet. Non seulement parce que j’essaie toujours de viser à l’objectivité, mais aussi parce que j’ai un sens des nuances extrêmement aigu. C’est pour cela que j’aime les différences, et c’est pour cela que je me défie de l’absolu. Il y a des idées que je défends parce que je les crois justes, mais qui ne me plaisent pas du tout. J’aimerais qu’elles soient fausses, mais l’honnêteté m’oblige à les reconnaître pour vraies […] Il y a toujours une part de mauvais dans ce que nous estimons le meilleur, une part de bon dans ce que nous jugeons le pire. C’est une infirmité de ne pas s’en rendre compte. Elle révèle le croyant dogmatique ou l’esprit partisan dans ce qu’il a de plus pénible. […] Comprendre n’est pourtant pas approuver. Mais on ne s’embarrasse plus de ces nuances. Et le pire est que les adversaires du sectarisme ambiant n’ont bien souvent à lui opposer qu’un contre-sectarisme, c’est-à-dire un sectarisme en sens contraire. Voilà ce qui me désole. […] En février 1992, lors d’un déjeuner auquel Jean Daniel m’avait invité dans les locaux du Nouvel Observateur en compagnie d’Alain Caillé, Jacques Julliard avait affirmé que « la haine est plutôt de gauche, tandis que le mépris est plutôt de droite ». J’ai souvent réfléchi à ce propos, qui me paraît contenir une large part de vérité. Le mépris s’exerce du haut vers le bas, tandis que la haine exige une perspective plus égalitaire : si tous les hommes se valent, il n’y a que la haine pour justifier leur exclusion absolue. On rétorquera que bien des hommes de droite ont eux aussi fait preuve de comportements haineux et aussi de brutalité et de dureté, ce qui n’est certes pas faux. Cependant, il y a aussi à droite un thème que l’on ne trouve que très rarement à gauche : c’est l’estime pour l’adversaire, non pas bien qu’il soit mon adversaire, mais au contraire parce qu’il est mon adversaire, comme le dit Montherlant, et parce que je l’estime à ma mesure […] La gauche reste de ce point de vue plutôt robespierriste : l’ennemi est une figure du Mal, et le Mal est partout (c’est le principe même de la « loi des suspects » qui a inspiré tant de mises en accusation publiques à l’époque de la Terreur) […] Vous remarquerez aussi que lorsqu’un homme de gauche tient des propos « de droite », les gens de droite applaudissent, tandis que lorsqu’un homme de droite tient des propos de « gauche », les gens de gauche jugent aussitôt qu’il n’est « pas net », qu’il cherche à se « démarquer », à « récupérer », etc. Toujours le sectarisme.

II. Europe/États-Unis

Est-ce parce qu’ils incarnent géopolitiquement la puissance maritime que vous avez si constamment critiqué les États-Unis ?

Pas seulement. La critique des États-Unis a pris son essor, au sein de la Nouvelle Droite, après la parution fin 1975 du numéro de Nouvelle École sur l’Amérique (dont la matière a été reprise dans un livre publié en langue italienne, puis en allemand et en afrikaans). Elle est une sorte de conséquence logique de la distinction que nous avions faite alors entre l’Europe et l’Occident. Elle est depuis restée plus ou moins constante. On aurait tort cependant de l’interpréter comme relevant d’une quelconque phobie. Je suis allergique à toutes les phobies, à l’américanophobie comme aux autres. L’un des numéros d’Éléments publié voici quelques années avait d’ailleurs pour thème « L’Amérique qu’on aime » ! Je ne suis pas non plus de ceux qui critiquent l’Amérique sans la connaître. J’y suis allé maintes fois, j’y ai séjourné à plusieurs reprises, je l’ai sillonnée en tous sens […] J’ai toujours eu la plus vive admiration pour le grand cinéma américain quand il ne se ramenait pas encore à une accumulation de niaiseries stéréotypées et d’effets spéciaux et surtout pour la grande littérature américaine : Mark Twain, Herman Melville, Edgar Poe, William Faulkner, John Dos Passos, Ernest Hemingway, John Steinbeck, Henry Miller, etc. […] Par la suite, je n’ai jamais dissimulé non plus ce que je dois, non seulement à mes amis de la revue Telos, mais à Christopher Lasch et aux communautariens américains. Mais bien entendu, j’ai aussi vu les revers de l’« american way of life » : l’obsession de l’intérêt calculable, la société de marché, la culture conçue comme marchandise ou comme « entertainment », la conception technomorphe de l’existence, les rapports hypocrites entre les sexes, la civilisation automobile et commerciale (il y a plus de véritable socialité sur le moindre marché africain que dans n’importe quel supermarché californien !), les enfants obèses élevés par la télévision, l’apologie des « winners » et la fuite en avant dans la consommation, l’absence si fréquente de vie intérieure, la restauration rapide, l’optimisme technicien (il faut être « positif », tout finira par s’arranger, puisqu’il y a une solution « technique » à tout), le mélange d’interdits puritains et de transgressions hystériques, d’hypocrisie et de corruption, etc. […] Loin de professer la moindre américanophobie, c’est plutôt l’europhobie des Américains et, au-delà, leur attitude vis-à-vis du « reste du monde » que je mettrai en cause. Les Pères fondateurs, lorsqu’ils sont venus s’installer en Amérique, ont d’abord voulu rompre avec une culture politique européenne qui leur était devenue étrangère et insupportable. Empreints de culture biblique tout autant que de philosophie des Lumières, souvent marqués par le puritanisme, ils voulurent créer outre-Atlantique une nouvelle Terre promise, une « cité sur la colline » (a city upon a hill), qui se tiendrait à distance de la vieille Europe, mais deviendrait en même temps le modèle d’une civilisation universelle d’un type jamais vu. Toute leur politique étrangère vient de là. Depuis les origines, elle n’a cessé d’osciller entre l’isolationnisme qui permet de se tenir à l’écart d’un monde corrompu et la mise en œuvre sans états d’âme d’une « destinée manifeste » (Manifest Destiny) assignant aux Américains la mission d’exporter dans le monde entier leur mode de vie et leurs principes. Américaniser le monde, pour beaucoup d’Américains, c’est du même coup le rendre compréhensible !

Et l’Europe, la tête de pont de la « puissance continentale » ? Dans quel état se trouve-t-elle aujourd’hui ?

Dans le pire état qui soit. Au célèbre Congrès de La Haye de 1948, deux conceptions différentes de la construction européenne s’étaient affrontées : celle des fédéralistes comme Denis de Rougemont, Alexandre Marc et Robert Aron – auxquels on peut ajouter Otto de Habsbourg –, et celle du couple Monnet-Schuman, d’inspiration purement économique. C’est malheureusement la seconde qui l’a emporté. Pour Jean Monnet et ses amis, il s’agissait de parvenir à une mutuelle indication des économies nationales d’un niveau tel que l’union politique deviendrait nécessaire, car elle s’avérerait moins coûteuse que la désunion. L’intégration économique, autrement dit, devait être le levier de l’union politique, ce qui ne s’est évidemment pas produit. La « déconstruction » de l’Europe a commencé au début des années 1990, avec les débats autour de la ratification du traité de Maastricht. Elle n’a cessé de s’accélérer depuis. Mais c’est dès le départ que la construction de l’Europe s’est faite en dépit du bon sens. Quatre erreurs principales ont été commises. La première a été de partir de l’économie et du commerce au lieu de partir de la politique et de la culture. Loin de préparer l’avènement d’une Europe politique, l’hypertrophie de l’économie a rapidement entraîné la dépolitisation, la consécration du pouvoir des experts, ainsi que la mise en œuvre de stratégies technocratiques obéissant à des impératifs de rationalité fonctionnelle. La seconde erreur est d’avoir voulu créer l’Europe à partir du haut, c’est-à-dire des institutions bruxelloises, au lieu de partir du bas, en allant de la région à la nation, puis de la nation à l’Europe, en appliquant à tous les niveaux un strict principe de subsidiarité. La dénonciation rituelle par les souverainistes de l’Europe de Bruxelles comme une « Europe fédérale » ne doit donc pas faire illusion : par sa tendance à s’attribuer autoritairement toutes les compétences, elle se construit au contraire sur un modèle très largement jacobin. Loin d’être « fédérale », c’est-à-dire de reposer sur le principe de compétence suffisance, elle est même jacobine à l’extrême, puisqu’elle conjugue autoritarisme punitif, centralisme et opacité. La troisième erreur est d’avoir préféré, après la chute du système soviétique, un élargissement hâtif à des pays mal préparés pour entrer dans l’Europe (et qui ne voulaient y entrer que pour se placer sous la protection de l’OTAN) à un approfondissement des structures politiques existantes. La quatrième erreur est de n’avoir jamais voulu statuer clairement sur les frontières géographiques de l’Europe – ainsi que l’a montré le débat à propos de la Turquie – ni sur les finalités de la construction européenne. Enfin, l’Europe n’a cessé de se construire en dehors des peuples, et parfois même contre eux. On est même allé jusqu’à formuler un projet de Constitution sans que jamais ne soit posé le problème du pouvoir constituant. Quoi d’étonnant que, lorsqu’on parle aujourd’hui de l’Europe, les termes qui reviennent le plus souvent sont ceux d’impuissance, de paralysie, de déficit démocratique, d’opacité, d’architecture institutionnelle incompréhensible ? Pendant des décennies, la construction européenne avait été présentée comme une solution ; elle est devenue un problème de plus, que personne ne sait plus résoudre.

Pourtant, la construction politique de l’Europe reste à mes yeux une nécessité absolue. […] On ne peut d’abord oublier qu’au-delà de ce qui les distingue, et qui doit évidemment être préservé, tous les peuples européens sont issus d’une même matrice culturelle et historique. Il est évident, d’autre part, à une époque où les logiques stato-nationales deviennent de plus en plus inopérantes, que c’est seulement à l’échelle continentale que l’on peut faire face aux défis qui se posent à nous actuellement. […] À mes yeux, la vocation naturelle de l’Europe est de constituer un creuset original de culture et de civilisation en même temps qu’un pôle indépendant capable de jouer, dans un monde multipolaire, un rôle de régulation vis-à-vis de la globalisation. […] Le projet européen manifeste une incertitude existentielle aussi bien stratégique qu’identitaire, que les souverainistes et les eurosceptiques ont beau jeu d’exploiter. Nietzsche disait : « L’Europe ne se fera qu’au bord du tombeau. »

*Photo: Hannah Assouline.

Ben Laden, un an après

Un an après sa mort, il est peut-être temps d’essayer de comprendre le sens du phénomène Ben Laden, d’interroger celui qui reste la figure la plus accomplie du Négatif en ce début de XXIème siècle : celle de Ben Laden. On pourra utilement se tourner vers le livre de Bruno de Cessole Ben Laden, le bouc émissaire idéal (La Différence), écrivain et critique à Valeurs Actuelles. Après tout, ce sont les écrivains qui durent, contrairement aux spécialistes qui se démodent au gré des événements. C’est l’écrivain qui discerne, presque malgré lui, comme une plaque sensible, ce qui fait la ligne de force d’une époque, ses zones névralgiques cachées et douloureuses, ses glissements tectoniques et occultes.

Atlantistes fascinés par le choc des civilisations, européens accrochés à des vestiges de grandeur ou altermondialistes en mal de nouvelles grilles de lecture, abandonnez tout espoir à l’orée de Ben Laden, le bouc émissaire idéal ! Ce livre commencera par vous renvoyer dos à dos : « Au fanatisme mortifère des « fous d’Allah », à leur mépris de la vie et de la mort, à leur attirance pour le sacrifice et l’holocauste, nous ne pouvons opposer que le mol oreiller de notre scepticisme, l’obscénité de notre matérialisme consumériste, et la fragilité d’un modèle économico-politique, qui depuis la crise américaine de 2008 et la crise de la zone euro de 2011, prend l’eau de toute part et ne fait plus rêver. »
Avec celui qui, un certain 11 septembre 2001, nous fit rentrer dans l’Histoire aussi vite que Fukuyama avait voulu nous en faire sortir après la chute du Mur de Berlin, Bruno de Cessole veut cerner ce qui s’est joué et se jouera encore longtemps dans la cartographie bouleversée de nos imaginaires.

Le cœur du raisonnement de Cessole, la ligne de force entêtante et mélancolique de son essai, c’est que rien ne s’est terminé avec l’opération militaire des Seals, le 1er mai 2011, quand Ben Laden fut exécuté dans sa résidence d’Abottabad, à quelques centaines de mètres du Saint-Cyr Pakistanais, avant que sa dépouille ne soit immergée en mer d’Oman. Cette opération nocturne minutieusement décrite par l’auteur, ressemblait davantage à une cérémonie d’exorcisme qu’à une action de commando, comme s’il s’était agi de répondre symboliquement par l’obscurité d’un refoulement définitif à la surexposition pixélisée des Twin Towers s’effondrant sur elles-mêmes dans un cauchemar d’une horrible et insoutenable perfection plastique.

Mais on ne refoule pas le réel et Ben Laden a d’une certaine manière gagné la guerre qu’il avait déclenchée : « Peut-on considérer comme une flagrante défaite stratégique le formidable chaos irakien, le réveil des affrontements entre chiites et sunnites, la prolifération des terroristes islamistes dans un pays où Al-Qaïda n’était pas implanté auparavant ; la fragilité du régime corrompu de Karzaï ; la dégradation des relations américaines avec le Pakistan, et les innombrables bavures commises par les Américains depuis leur entrée en guerre, sources d’un ressentiment durable, sinon inexpiable dans le monde musulman. »

Plus grave encore, pour ce lecteur attentif de René Girard qu’est Cessole, Ben Laden a remporté des batailles symboliques sur plusieurs plans. Nous avons voulu tricher avec lui, en faire un bouc émissaire idéal, fabriqué à la demande, si commode pour réaffirmer notre propre cohésion vacillante. Mais voilà que la créature nous échappe, que Ben Laden devient le rival mimétique par excellence, réintroduit la violence archaïque jusque dans notre vocabulaire, comme Bush partant en « croisade » contre l’ « axe du mal », et qu’il nous force à désirer en lui à la fois ce qui nous manque et ce qui nous tue.
Ben Laden aurait pu être notre salut paradoxal, conclut Cessole en pessimiste bernanosien; mais il n’est que la preuve ultime de notre fascination nihiliste pour notre propre fin.

I Wish, film miracle

Les personnages de Kore-Eda Hirokazu sont souvent des marcheurs. Ils l’étaient bien sûr dans Still Walking (2009), un beau film sur les rituels familiaux, et ils le sont plus que jamais dans I Wish, sorti le 11 avril au cinéma. C’est que le cinéaste japonais, surtout connu pour Nobody knows (2004), est meilleur quand ses personnages ont les pieds sur terre. Oublions donc Air Doll (2009), sa gonflante parabole sur une poupée gonflable, et intéressons-nous plutôt à ce grand film de vivants qu’est I Wish. Sur une île du Japon, deux frères vivent séparés, l’un au nord avec son père et l’autre au sud avec sa mère. L’aîné, Koichi, apprenant que le nord et le sud de l’île vont être pour la première fois reliés par le TGV, décide de se rendre avec ses amis au point de croisement des deux trains pour y retrouver son frère et voir, peut-être, se réaliser ses vœux secrets.

Marcher n’est curieusement pas voyager ou s’éloigner, chez Kore-Eda Hirokazu : il s’agit au contraire de parcourir des lieux connus, d’user la route de tous les jours, d’approcher toujours un peu plus le noyau de la vie quotidienne. C’était déjà le principe de Still Walking, où les marches se répétaient comme l’insouciante célébration d’une tradition familiale. Peu importe où vont les personnages et d’où ils viennent : la caméra nous montre juste le chemin qu’ils empruntent pour rester identiques.
De la même manière, dans I Wish, Koichi est constamment en chemin : vers l’école, vers chez lui, toujours sur la même route. Sauf que les trajets instaurent ici un flottement nostalgique : moment de discussion avec les camarades de classes, le chemin de l’école est aussi l’occasion de laisser l’esprit s’absenter, de voir un volcan préparer son éruption, ou même d’appeler au téléphone un frère absent. La marche, plus subtilement peut-être que dans Still Walking, fait cette fois dialoguer la présence et l’absence, l’identité et la différence.

Ce quotidien ritualisé définit d’abord le rythme de I Wish. A travers les répétitions et les rimes visuelles, le film fait dialoguer la vie du frère aîné avec celle du cadet. Mais dans ces habitudes même, quelque chose se prépare et une éruption menace. Il faut comprendre ainsi la rêverie autour du TGV, espoir d’une fulgurance qui viendrait abolir l’incessante répétition de la vie : le train contre le train-train, pour caricaturer. Le récit se met donc en marche vers une autre destination, la journée d’école est raccourcie, la troupe d’enfants part à l’aventure.

Le titre original du film, Kiseki, signifie « miracle ». Il y a dans I Wish une quête de la merveille, de l’événement extraordinaire, qui se trouve joliment retournée au moment du passage du train. Quand tous les enfants crient ce qu’ils souhaitent voir se réaliser – car il est dit qu’il faut prononcer un vœu lorsque deux trains se croisent – Koichi reste muet et laisse défiler devant lui, dans une série de plans courts, des souvenirs proches, précis et singuliers. Pourtant contrepoint parfait, sur la forme, au quotidien ritualisé qui constituait le reste du film, ce moment redonne vie, paradoxalement, à ce même quotidien. Voici donc l’émerveillement rabattu, comme dans La Vie est belle de Capra, à ce qui est déjà là : l’expérience de l’extraordinaire ne vaut que pour donner sa vraie valeur à la vie ordinaire.

Tout cela serait bien banal si Kore-Eda Hirokazu ne parvenait pas effectivement, par des plans parfois magnifiques, à donner prix à ce qui est là, inexplicable comme une fleur, à portée de main pour ces enfants enthousiastes.

Boris Johnson, réac, drôle, anglais…

Mais oui, on peut être de droite, drôle, sympathique, doté d’un humour ravageur et, de surcroît, franc leveur de coude. C’est le cas de Boris Johnson, le maire de Londres, un conservateur délirant comme un personnage d’Alice au pays des merveilles, un tory Dada dont la réélection de justesse face à Ken le Rouge permet au parti de David Cameron et à ses alliés Lib-Dem de sauver l’honneur dans une déroute particulièrement sévère aux élections municipales.

Il faut dire que les déclarations de Johnson, qui oublie régulièrement ses discours chez lui, sont des morceaux d’anthologie. On pardonne toujours plus facilement à ceux qui vous dont rire. Un petit florilège :

Sur l’usage du téléphone portable en voiture :
« Je ne pense pas que ce soit nécessairement plus dangereux qu’un certain nombre d’autres choses risquées que l’on peut faire avec les mains libres quand on conduit : se fouiller le nez, lire le journal, consulter un plan de Londres ou battre ses enfants. »

Sur les chemins de fer :
« J’avais oublié que tenter de prendre un train dans la Grande Bretagne de Tony Blair, c’était un peu comme jouer aux dés avec le diable. »

Sur ses chances de devenir premier ministre :
« Mes chances de devenir PM sont à peu près aussi importantes que celles de retrouver Elvis sur Mars ou que je me réincarne en olive. »

Ou sur la ville de Portsmouth :
« Trop de drogue, d’obésité, de nullité et de parlementaires travaillistes. »

Sur la nécessité du vote conservateur :
« Voter conservateur augment vos chances d’avoir une femme à gros seins et de devenir propriétaire d’une BMW M3. »

Sur la drogue :
« Je crois que j’ai pris de la coke une fois, mais comme j’ai éternué elle est pas rentrée dans mon nez. En fait c’était peu être du sucre glace ! »

Et pour finir sur le leader conservateur :
« Je soutiens la campagne de David Cameron par pur et cynique intérêt personnel.»

Sarkozy – Hollande : l’épreuve de vérité

Le choix d’un président de la République est un moment décisif de la vie citoyenne. Une fois le bulletin de vote glissé dans l’urne, votre décision est irréversible. Pas question d’avoir sept jours pour vous rétracter, comme pour un sèche-pain ou un grille-linge.

Il est donc indispensable de connaître à l’avance les capacités de résistance de votre candidat face à des situations extrêmes. Nous avons soumis les deux impétrants à une série de crash-tests sélectionnés par l’Union nationale des consommateurs et le Conseil constitutionnel. À méditer avant de signer pour cinq ans.[access capability= »lire_inedits »]

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La gauche olfactive se déchaîne

« Le dernier film de Djamel sent le Beur ». On imagine l’émotion et même l’incendie que susciterait une telle phrase publié par un média honorablement connu. Les outrés succèderaient aux indignés sur les ondes et les écrans, nos grandes consciences rivaliseraient dans l’écœurement et l’analogie historique par voie de tribunes et d’éditoriaux. Et l’affaire se finirait devant les tribunaux qui condamneraient sans hésiter, et à juste raison, l’auteur et la publication pour incitation à la haine raciale. Mais voilà, cela se passe aux Inrocks, hebdomadaire bénéficiant d’un brevet éternel de légitimité morale ¬– qui lui confère le droit de dire qui est fréquentable et qui ne l’est pas, ou plutôt dans le nouveau langage, qui sent bon et qui pue.

En conséquence, nul ne s’émeut de lire la phrase suivante, sous la plume de Nelly Kaprielian : « Les livres de Denis Tillinac sont accueillis avec force éloges par une presse qui préfère ne pas voir à quel point ils suintent le “Français de souche”. » C’est ainsi : il est louable de repérer le « Français de souche » à son suintement, mais il serait abominable de reconnaître un Français issu de l’immigration récente à son odeur. Dans un cas, c’est de la salubrité publique, dans l’autre du racisme. Je me demande comment statuerait la Justice s’il prenait à l’ami Tillinac la fantaisie de porter plainte – je crains qu’on ne puisse pas attendre grand-chose du MRAP et de SOS Racisme sur ce coup-là.

Au cours de cette campagne, on a assisté au triomphe de la gauche olfactive, dont Nelly Kaprielian apparaît comme l’une des voix les plus prometteuses dans ce billet sobrement intitulé : « Après les scores du FN, les écrivains nauséabonds s’affichent sans complexes ». On suppose, bien qu’elle ne le précise pas, que cette estimable inrockuptible lutte contre l’intolérance et la haine, pour la fraternité humaine. Quand on est investie d’une telle mission, on ne fait pas dans la dentelle : ce ne sont même plus les œuvres qui puent mais leurs auteurs, naturellement exclus de la fraternité humaine. L’ « écrivain facho », comme dit la justicière, est nauséabond.

Le crime de Renaud Camus est d’avoir annoncé, dans un texte argumenté et précis, que faute de pouvoir se présenter à l’élection présidentielle, il soutenait la candidature de Marine Le Pen – je reviendrai dans le prochain Causeur Magazine sur les déboires que lui vaut cet outing, ainsi que sur mon désaccord, tant avec les termes dans lesquels Camus décrit les conséquences des flux migratoires, qu’avec son analyse du Front national, exposée dans Le Monde, où il était en compagnie de huit autres intellectuels invités à soutenir les raisons de leur choix – l’intello cheminadiste été relégué sur le site. Du point de vue conceptuel et littéraire, la comparaison entre le texte de Camus et l’indigent verbiage d’Yves Simon, « romancier, auteur, compositeur », à la gloire de François Hollande, était pour le moins cruelle. J’admets volontiers que la tenue littéraire et la clarté du propos ne puissent être les premiers arguments de vote ; je comprends par ailleurs qu’elles ne soient pas des critères essentiels pour une critique littéraire.

La consœur exulte, elle l’avait bien dit. Elle recense mentalement les amis et lecteurs de Camus qui n’ont pas annoncé avec des accents héroïques qu’ils rompaient avec lui. C’est cela qui fait peur, l’ivresse de bonne conscience, la certitude d’œuvrer à la rédemption, la furie épuratrice de quelques journalistes et publicistes éminents qui traquent dans tous les cerveaux les traces de lepénisation et s’enorgueillissent de réclamer fièrement des sanctions, des mises au rancart, des bannissements. Durant l’entre-deux tours, le score de Marine Le Pen leur a servi de prétexte pour ressortir un de leurs joujoux idéologique et sémantique préféré, le « cordon sanitaire » dont on rappellera qu’il est doublement bénéficiaire : moralement, il permet d’exclure ceux dont la vue vous chatouille les narines, et politiquement, de désactiver une partie des voix adverses. Comme au bon vieux temps, ils se sont mis à dresser des listes de tous ceux qui refusaient de participer à l’isolement des récalcitrants: ceux qui parlent du FN et de sa patronne mais pas comme il faut en parler, ceux qui ne disent rient, ceux qui n’en pensent pas moins. Ils ont ratissé large – les malheureux trublions de la « gauche populaire » en gestation en ont pris pour leur grade. Ils ont reniflé, humé, flairé et leur délicat odorat a été fort incommodé : jamais on n’a autant entendu parler d’idées nauséabondes et de mauvaises odeurs.

Il faut rappeler ici que ce qui chatouille si désagréablement ces cohortes de narines habituées à ne humer que des idées élevées, c’est qu’on ne partage pas leurs points de vue – en l’occurrence, qu’on ne croie pas que Marine Le Pen est une fasciste encore plus dangereuse que son père. Dans le langage réduit qui semble être le leur, cela veut dire qu’on s’est rallié ou qu’on travaille secrètement pour elle. Soit on lit la partition autorisée, soit on est un salaud. Au risque de me répéter, il y aurait sur la question matière à échange d’arguments. Mais non, vous avez deux choix : tapez 1, tapez 2.

Je dois être totalement cinglée pour m’obstiner à discuter les points de vue qui sont aux antipodes des miens. Tombant sur un appel signé par des « Français d’origine étrangère », je lis cette phrase : « Nous sommes des immigrés, des enfants et des petits-enfants d’immigrés, et nous sommes chez nous. Nous n’avons ni l’intention de nous « intégrer » ni celle de nous « assimiler » à un pays qui est déjà le nôtre. » Elle a le mérite de définir l’enjeu de la querelle. Il s’agit de l’identité et de la part qu’y a l’héritage – considérable pour Renaud Camus, inexistante pour les signataires. Mais comment parvenir à un consensus si on refuse la controverse, point par point, pied à pied ? Comment répondre aux inquiétudes, par ailleurs légitimes, exprimées par ces enfants d’immigrés si on ne parle pas à ceux qui ceci ou cela ?

Je dois avoir le nez bouché. Cette phrase (qui rejoint l’idée de Houellebecq d’un pays-hôtel) me fait bondir, me donne envie de polémiquer, je ne sens aucune odeur. Pas plus que quand Camus appelle à voter Marine Le Pen (j’ai seulement pensé qu’il allait avoir la meute aux basques). Cela doit être que le désaccord n’a pas d’odeur. En attendant, j’espère que les experts en mauvaises odeurs ne vont pas se mettre en tête de purifier l’atmosphère.

image : blogs.canoe.ca

La France n’est ni de gauche, ni de droite, bien au contraire !

Chaque semaine jusqu’à l’élection présidentielle, la « battle » sur Yahoo ! Actualités confronte les éditos de Rue89 et Causeur sur un même thème. Cette semaine, Luc Rosenzweig et Pascal Riché se demandent si la France est toujours de droite.

La victoire annoncée de François Hollande le 6 mai prochain signifiera-t-elle que la France aura majoritairement basculé à gauche ? Rien n’est moins sûr, pas plus que le corollaire, la défaite de Nicolas Sarkozy, n’autorise à penser que la droite est désormais minoritaire au sein de l’électorat hexagonal.
Aux yeux d’un observateur tout juste descendu d’une planète lointaine, cette assertion peut paraître farfelue: un pays dont la majorité des grandes municipalités, des départements, des régions, le Sénat, et bientôt l’Assemblée nationale et la Présidence de la République seraient dominés par des hommes et des femmes politiques de gauche doit évidemment, dans sa majorité, adhérer au programme et aux valeurs de ce camp politique.

La simple lecture des résultats du premier tour de l’élection présidentielle, sondage en vraie grandeur du cœur et des reins politiques de nos concitoyens, devrait nous inciter à la prudence. Même si l’on exclut le score de Marine Le Pen du total des voix de droite, on aboutit à une quasi équivalence du poids électoral du bloc des gauches avec celui des droites et du centre. Et cela, dans un contexte où les sortants, qu’ils soient de droite ou de gauche, font les frais, partout en Europe de la crise économique qui a frappé notre continent depuis 2008. Si l’on considère qu’une bonne partie des électeurs du Front National serait plutôt encline à adhérer à des valeurs généralement attribuées à la droite (défense de l’ordre, des traditions nationales, rejet du « progressisme » sociétal), l’image d’une France conquise par l’idéologie de gauche est passablement brouillée.

Lors de l’élection présidentielle de 1981, un homme issu de la droite, François Mitterrand, avait admirablement réussi à rassembler sur son nom un peuple de gauche qui n’avait pas encore fait son deuil des utopies collectivistes du siècle dernier. Nationalisations, grand service public de l’éducation nationale, économie planifiée etc. allaient ouvrir les portes d’un avenir radieux que deux décennies de pouvoir sans partage de la droite avaient verrouillé. On a vu ce qu’il en est advenu.
L’effondrement du communisme a définitivement éliminé du débat électoral dans les démocraties occidentales l’idée qu’une alternance politique pouvait aboutir à un changement radical de société.

Le mouvement de mai 1968 et ses conséquences ont privé la gauche de thèmes de luttes comme l’émancipation des femmes des lois scélérates qui leur étaient imposées, comme la prohibition de la contraception et de l’IVG. Ironie de l’histoire, ce sont des gouvernements de droite qui les ont abolies. Les combats dits « sociétaux » d’aujourd’hui, comme celui en faveur du mariage gay, ne sont que des simulacres répétitifs de ces grandes luttes du siècle dernier, se déroulant sur un fond d’indifférence du plus grand nombre.

L’introduction de l’idéologie américaine du « care » par Martine Aubry dans le corpus théorique du PS a fait, heureusement, long feu. La famille est devenue le havre où l’on se réfugie lorsque la vie devient trop dure, que l’on soit jeune sans emploi ou vieux tombé dans la dépendance. On n’attend plus de la gauche qu’elle vous mène par la main sur le chemin de la vie. Et c’est tant mieux, car on a vu où pouvait mener une sollicitude de tous les instants du pouvoir vis-à-vis des individus. De plus, la majorité des Français ont l’outrecuidance de penser que leur mode de vie, leur patrimoine culturel, leurs paysages et leurs traditions culinaires doivent être préservés, ce qui met en fureur les thuriféraires du métissage généralisé et du multiculturalisme illimité. Est-ce cela être de droite ? S’il en est ainsi, la droite, en France, a un bel avenir.

Face à cela, des notables sociaux-démocrates à travers le pays ont su habilement se constituer un électorat fidèle, le plus souvent du fait leur proximité avec leurs mandants, et parfois en pratiquant un clientélisme débridé.
La gauche française, on l’a vu lors du référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen peut sans dommages irrémédiables se diviser sur un sujet majeur pour l’avenir de la nation. Personne ne lui en tient rigueur, car il y a belle lurette qu’on a cessé d’attendre d’elle du prêt-à-penser sur tous les sujets. Elle a la chance, totalement imméritée, de ne pas voir sa composante stalinienne et trotskiste clouée au pilori dans les grands médias pour son lourd passé historique, alors que le Front National est toujours une machine à fabriquer des points Godwin.

Un homme de gauche, François Hollande, devrait, sauf énorme surprise, devenir le président de la République d’une France qui ne l’est pas. Cet européiste convaincu va devoir conduire dans les turbulences de l’UE une nation de plus en plus sceptique sur les vertus du projet européen. Ce sera pour lui une belle victoire personnelle, qu’il aurait tort de confondre avec un triomphe de la gauche.

Nous passons de l’ombre à la lumière

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Première question : mais qui va payer l’électricité ? Trêve de plaisanterie, je voudrais rassurer mes amis de province qui craignaient pour ma vie si les chars soviétiques entraient dans Paris : ces chars n’étaient pas là. Et depuis l’arrivée de François Hollande à la magistrature suprême je tiens à préciser que la Seine coule toujours dans le même sens. C’est d’ailleurs là une observation que vous pouvez vraisemblablement faire avec la Loire, le Rhône et même la Garonne. Bref, en apparence par de révolution. Les conducteurs roulent toujours à droite, la baguette de pain est toujours aussi chère, et dégueulasse, chez mon boulanger vietnamien, et les trains n’arrivent toujours pas à l’heure en gare de la Ciotat.
C’est vrai, mais l’aventure hollandaise ne fait que commencer. Espérons – ce qui serait une merveilleuse occasion de s’amuser – qu’un nouveau vocabulaire aux accents majestueux et patinés de jospinisme se répandra bientôt dans les médias alignés… les expressions « vigilance républicaine », écocitoyenneté, « nouveaux métiers », « de l’ombre à la lumière », « République retrouvée », etc. pourraient bien faire notre bonheur.
Beaucoup d’entre vous ont eu peur que les chars soviétiques entrent dans Paris… certes , je vous comprends, mais songez un instant qu’il y a pire : Claude Serillon pourrait bien récupérer le journal de 20h de France 2, Noel Mamère revenir aux affaires et accéder à la présidence de Radio-France, le mec insupportable qui présente « Des mots de minuit » (c’est à dire 3h du mat’) sur la 2 – émission dans laquelle il y a toujours une chorégraphe engagée à gauche qui parle de psychanalyse et un griot africain de Barbès critiquant Guéant – pourrait prendre la tête de France télévisions… Sans parler même de Bruno Masure qui pourrait relancer un Intervilles des villes socialistes (et apparentées) dans un esprit de « fraternité » et « d’ouverture ». Et Pascale Clark ? Et Laure Adler ? Je sens que des fantômes burlesques vont sortir des placards dans l’audiovisuel public…
Mais la nouvelle du jour, au-delà de ces conjectures effrayantes, est qu’un âge d’or s’ouvre pour une presse devenue d’opposition. Et ce qui se profile : cinq ans de franche rigolade en perspective… Champagne.

Hollande : nouveau candidat sortant

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L’article suivant a été écrit pour le numéro 45 de Causeur magazine, c’est-à-dire bien avant l’élection – triomphale – de François Hollande à la présidence de la République. Comme ce panégyrique de notre nouveau leader minimo n’a pas été relu par Manuel Valls, nous présentons toutes nos excuses à l’équipe du nouveau candidat sortant, si l’une ou l’autre erreur s’est glissée dans ce texte. Nous nous permettons de le publier ici, avant d’aller promener Baltique place de la Bastille où, paraît-il, Dalida et Barbara donnent un concert.

Tous les beaux garçons s’appellent François ! Peut-être avez-vous raison. Peut-être que j’exagère et que le hasard a posé sur votre route un beau garçon qui ne portait pas ce glorieux petit nom. Peut-être même qu’il s’en trouve un, loin, dans les contrées australes ou au septentrion, à s’appeler autrement sans toutefois être défiguré par la laideur coutumière aux hommes qui ne s’appellent pas François. En vérité, je vous le dis : ce prénom est béni entre tous – l’ami François Taillandier qui rassemble ces jours-ci ses chroniques parues dans L’Humanité dans une réjouissante France de Nicolas Sarkozy (Desclée de Brouwer) ne dira pas le contraire.

Hommes de peu de foi, il vous faut une preuve ? Tous les présidents socialistes de la Ve République s’appellent François. La règle ne souffre aucune exception. Les Gaston, les Lionel, les Ségolène ont pu caresser bien des espoirs et se bercer d’illusions. Pour eux, c’était cuit d’avance. Ce n’était pas qu’ils eussent une mauvaise tête pour l’emploi : ils n’avaient tout simplement pas le bon prénom.

Je serais Nicolas Sarkozy, je me méfierais de François Hollande. Il est candidat à la présidence de la République, il est socialiste et il s’appelle François. Il a tout pour lui. Et bien davantage encore : il est entouré d’équipiers hors pair. L’idée viendrait soudain aux Français d’envoyer François Hollande à l’Élysée qu’en cinq sec il aurait composé son gouvernement. Tant d’hommes de qualité l’entourent qu’il n’aurait que l’embarras du choix. C’est bien simple. Je serais à sa place, je les nommerais tous au gouvernement : François Rebsamen à Matignon, François Patriat à l’Intérieur, François Loncle à la Justice, François Brottes à l’Économie, François Marc aux Affaires sociales, François Pupponi à la Condition féminine, François Deluga au Commerce extérieur (avec un nom pareil il peut nous avoir des ristournes sur le caviar), François Kalfon à la Culture. Le gouvernement s’ouvrirait, bien entendu, à la fraction aubryste du Parti socialiste avec un François Lamy au Budget. Les Verts se rallieraient en voyant François de Rugy nommé à la Défense. Quant aux communistes, on les contiendrait en octroyant le Quai d’Orsay à François Asensi. Bien sûr, un tel gouvernement ne serait pas d’une composition très féminine. Pour y remédier, le chef de l’État nommerait, dans son infinie sagesse, Françoise Castex aux Affaires européennes – la parité vaut bien de concéder une voyelle surnuméraire. On taxerait alors de bon cœur les richards à 75 %. Et les Richard par-dessus le marché. Et tous ceux qui n’arboreraient pas le plus beau prénom qui soit. Ah ! qu’elle sera belle, la France au François !

Elections : allons voir chez les Grecs

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Pour ceux qui l’ont oublié, les Grecs sont aussi appelés aujourd’hui aux urnes. Elections législatives certes mais puisqu’il s’agit d’un régime parlementaire, cela revient à élire l’exécutif. Les enjeux sont considérables pour ce pays en faillite. Malgré la gravité de la situation et le fort rejet de la classe politique au pouvoir depuis 1974, l’ancien premier ministre socialiste Georges Papandréou est plutôt optimiste.

Papandréou constate en effet, avec une allusion à peine voilée à l’élection française, « que la roue tourne en Europe, où souffle un vent progressiste ». Après Bruxelles et Genève voici qu’Athènes nous brûle la politesse.

Alain de Benoist : un intellectuel aux antipodes

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Si l’Europe n’était pas exsangue, Alain de Benoist compterait certainement parmi ses intellectuels organiques. Depuis plus de quatre décennies, le cofondateur du GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne) chemine à travers les ronces du prêt-à-penser sans jamais avoir renoncé à sa passion pour le Vieux Continent. Ses autocritiques successives l’ont tour à tour fait récuser le nationalisme de ses jeunes années militantes, le suprématisme ethnique, enfin le libéralisme et l’occidentalisme. Homme aux « valeurs de droite » et aux « idées de gauche », cet aristocrate qui en appelle au pouvoir du peuple cultive le paradoxe sans jamais céder aux « idéologies à la mode ».

Sans Dieu ni maître, l’auteur de Comment peut-on être païen ? a toujours refusé d’apparaître comme le prophète de la « Nouvelle Droite ». L’expression l’avait d’ailleurs agacé dès son apparition en 1979, lorsque « l’été de la Nouvelle Droite » mit sur le devant de la scène ce trentenaire capable de discuter des théories physiques de Stéphane Lupasco, des racines païennes de l’Europe comme de la conception nietzschéenne du temps sphérique. Dix ans après la création du GRECE, ses jeunes animateurs investirent Le Figaro Magazine, sous l’œil admiratif de Louis Pauwels, jusqu’à ce que l’antilibéralisme et le tiers-mondisme d’Alain de Benoist apparaissent pour ce qu’ils étaient : de vigoureux antidotes aux faux totems de l’époque.

À l’orée des années 1990, son intérêt croissant pour les sciences sociales et la critique du capitalisme lui firent croiser la route du décroissant Serge Latouche, des penseurs communautariens[1. Contre la séparation libérale entre le juste et le bien, les communautariens estiment que la définition commune de la justice s’appuie sur une certaine conception de la vie bonne.] nord-américains ou des eurasistes russes, avant que l’affaire des « rouges-bruns » déclenchée contre L’Idiot International musèle le débat public pendant une bonne vingtaine d’années.

« Penser, c’est d’abord penser contre soi » aime rappeler cet érudit – toutes langues confondues, sa légendaire bibliothèque compte plus de 150 000 volumes ! – qui cite volontiers Jünger et Montherlant, les socialistes Proudhon et Sorel – auquel il a emprunté le titre de la revue Nouvelle École – mais aussi Bertrand de Jouvenel, Carl Schmitt et d’innombrables autres références qui mériteraient d’être lues plutôt que de comparaître devant le tribunal de l’Histoire.

Si nous vous livrons les « bonnes feuilles » de Mémoire vive[2. Mémoire vive, Alain de Benoist, Entretiens avec François Bousquet, Bernard de Fallois, 2012. En librairie à partir du 2 mai.], ses entretiens avec François Bousquet, c’est pour rendre sa juste place à cet intellectuel de 68 ans encore promis à un long avenir. Ni « sulfureux » ni réprouvé, Alain de Benoist appartient à l’engeance rebelle. Lisez plutôt !

I. Nouvelle Droite et musèlement du débat public

La plus grande partie de votre vie s’est confondue avec ce qu’on a appelé la « Nouvelle Droite ». Je suppose que, là aussi, il y a un bilan à faire. De votre point de vue, la ND a-t-elle été (est-elle) une réussite ou un échec ?

Un peu des deux, bien entendu. La ND a été une grande et belle aventure de l’esprit. Elle n’a pas réussi à infléchir le cours des choses, c’est le moins qu’on puisse dire, mais le corpus idéologique et intellectuel qu’elle a mis en place est considérable. Des milliers de pages et plus d’une centaine de livres ont été publiés, des centaines de conférences et de colloques ont été organisés. La ND a participé à quantité de débats, elle en a elle-même suscité plusieurs. Qu’il s’agisse des questions religieuses (paganisme et critique du monothéisme), de Georges Dumézil et des Indo-Européens, de la Révolution conservatrice, des traditions populaires, de Julien Freund et Carl Schmitt, de la critique de la Forme-Capital, de l’anti-utilitarisme, de l’écologisme, etc., il est clair que sans elle beaucoup de discussions auxquelles on a assisté n’auraient pas eu le même caractère[…]
Ce qui frappe le plus, c’est à la fois l’originalité des thèses de la ND – elles ont des antécédents, mais pas de prédécesseurs – et sa durée d’existence. Si l’on met de côté l’Action française, qui a été un phénomène tout différent, puisqu’il s’agissait aussi d’un mouvement politique, je ne vois en France aucun autre exemple d’une école de pensée ayant fonctionné de façon ininterrompue pendant près d’un demi-siècle. Nouvelle École a été créée en 1968, Éléments en 1972, Krisis en 1988. Ces trois revues paraissent toujours aujourd’hui, alors que tant d’autres publications n’ont eu qu’une existence éphémère. […] Ce qui est sûr, c’est que la ND a d’ores et déjà sa place dans l’histoire des idées, mais que cette place demande encore à être exactement cernée. Ceux qui s’y emploieront verront que nous avons certes exploré des pistes qui se sont révélées stériles, abandonné certaines idées qui ne menaient pas à grand-chose, mais que dans l’ensemble, lorsqu’il s’est agi d’analyser la société actuelle, nous ne nous sommes guère trompés. Nous avons même souvent été en avance. J’avais personnellement annoncé l’« Europe réunifiée » dès juin 1979. Au début des années 1990, au moment où Francis Fukuyama proclamait la « fin de l’Histoire », nous avions organisé un colloque sur le thème du « Retour de l’Histoire », ce qui n’était pas si mal vu. J’ai aussi publié en octobre 1998 un article intitulé « Vers un krach mondial ? » C’était dix ans tout juste avant la grande crise financière qui s’est déclenchée aux États-Unis à l’automne 2008.

En ce début de XXIe siècle, que peut encore apporter la ND ?

Ce qu’elle a toujours cherché à apporter : une conception du monde, une intelligence des choses, des pistes de réflexion. La ND peut aider à comprendre l’époque où nous vivons, et plus encore celle qui vient. Elle peut aider à formuler des alternatives et à éviter les faux pas. Elle peut contribuer à « décoloniser l’imaginaire », comme le dit Serge Latouche. Elle peut laisser entrevoir un au-delà de la marchandise. Elle peut donner un fondement à la volonté des peuples et des cultures de maintenir leur identité en se donnant les moyens de la renouveler. C’est déjà beaucoup. […]

Vous parlez de tout cela avec beaucoup de détachement, alors qu’on vous a constamment présenté comme le « pape » ou le « gourou » de la ND…

Voilà bien deux termes ridicules. Je ne suis certainement pas Benoi(s)t XVII, et je suis le contraire même d’un gourou. Je n’aime pas plus commander qu’être commandé. Et surtout, je n’ai jamais été environné d’une cour d’admirateurs inconditionnels. Autour de Maurras il y avait des maurrassiens, autour d’Alain de Benoist il n’y a pas de « bénédictins ». Ce serait même plutôt le contraire. Durant toute ma vie, c’est toujours dans mon proche entourage que j’ai rencontré le plus de résistances, et il n’y a sans doute pas un tournant idéologique que j’ai pris pour lequel je n’ai pas eu d’abord à convaincre ceux qui m’entouraient […] Idéologiquement parlant, la Nouvelle Droite n’a jamais été totalement homogène et je pense que c’est une bonne chose, car cela a permis de nourrir le débat intérieur. Sur le plan religieux, par exemple, à côté d’une majorité de païens, il y a toujours eu chez elle des chrétiens, des athées, des traditionalistes, des spiritualistes, des positivistes scientistes. Cette diversité se retrouve dans son public, y compris sur le plan politique. Voici quelques années, une enquête réalisée auprès du lectorat d’Éléments avait révélé que 10 % des lecteurs se classaient à l’extrême droite, 12 % à l’extrême gauche, tandis que 78 % se positionnaient ailleurs.

Au cours de son histoire, la ND a fait l’objet de bien des commentaires flatteurs, mais aussi d’innombrables attaques, parfois même violentes, ou du moins sans aucun rapport avec ce que peuvent être des polémiques intellectuelles. Vous avez vous-même été complètement ostracisé dans certains milieux. Comment l’expliquez-vous ?

La ND a en fait été traitée d’à peu près tout. On l’a décrite comme giscardienne, gaulliste, favorable au Front national, hostile au Front national, fasciste, nazie, communiste, etc. D’une manière générale, je dirais que, pendant trente ans, la stratégie des adversaires de la ND a consisté à lui attribuer des idées qu’elle n’avait pas pour éviter d’avoir à discuter de celles qu’elle soutenait. […] Mieux encore : je n’ai pratiquement jamais lu un article dirigé contre moi qui argumentait à partir de quelque chose que j’aurais dit ou écrit. J’étais quelqu’un de sulfureux, mais on ne disait jamais pourquoi. […] L’une des raisons en était que les auteurs de ces textes avaient eux-mêmes en général une culture limitée dans les domaines en question, et étaient même très souvent pratiquement incultes. […]

Il y a bien sûr d’autres raisons. D’abord, comme vous le savez, n’est intellectuellement légitime en France que ce qui vient de la gauche. Un passé d’extrême droite, fût-il lointain, est une sorte de tunique de Nessus. Quand on dit d’un homme qu’il a appartenu dans sa jeunesse à l’extrême gauche, on décrit un épisode de son parcours ; quand on dit qu’il a appartenu à l’extrême droite, on veut suggérer qu’il y appartient toujours. Ernst Jünger, devenu centenaire, se voyait encore reprocher certains de ses articles de jeunesse ! Il faut par ailleurs tenir compte de la détérioration du climat intellectuel. À partir de la fin des années 1980, une véritable chape de plomb s’est abattue sur la pensée critique. Tandis que la montée du Front national engendrait un surmoi « antifasciste » relevant totalement du simulacre, on a vu à la fois se déchaîner les tenants de ce que Leo Strauss appelait la reductio ad hitlerum et s’instaurer un « cercle de raison » dominé par l’idéologie dominante. Cela a abouti à la « pensée unique », pour reprendre une expression que j’ai été le premier à employer. Par cercles concentriques, quantité d’auteurs se sont progressivement vu retirer l’accès aux haut-parleurs. On n’a pas cherché à réfuter leurs thèses, on leur a coupé le micro. L’important était que le grand public n’ait plus accès à leurs œuvres. Prenons mon exemple personnel. Jusque dans les années 1980, je faisais paraître assez régulièrement des tribunes libres dans Le Monde. Mes livres étaient publiés chez Robert Laffont, Albin Michel, Plon, La Table ronde, etc. De surcroît, ce n’est jamais moi qui les proposais à ces éditeurs, mais les éditeurs en question qui me les demandaient. Après 1990, il n’en a plus été question, et j’ai dû me rabattre sur des éditeurs plus marginaux. Comme il est très improbable que je me sois mis à écrire soudainement des choses insupportables, il faut bien en conclure que c’est le climat qui avait changé. Peut-être les choses sont-elles aujourd’hui en train de tourner dans le domaine des idées, il me semble que l’on assiste à un léger réchauffement climatique, mais pendant près de trente ans, cela a vraiment été les « années de plomb ». […]

Au fond, c’est le manichéisme qui vous gêne.

Je le déteste en effet. Non seulement parce que j’essaie toujours de viser à l’objectivité, mais aussi parce que j’ai un sens des nuances extrêmement aigu. C’est pour cela que j’aime les différences, et c’est pour cela que je me défie de l’absolu. Il y a des idées que je défends parce que je les crois justes, mais qui ne me plaisent pas du tout. J’aimerais qu’elles soient fausses, mais l’honnêteté m’oblige à les reconnaître pour vraies […] Il y a toujours une part de mauvais dans ce que nous estimons le meilleur, une part de bon dans ce que nous jugeons le pire. C’est une infirmité de ne pas s’en rendre compte. Elle révèle le croyant dogmatique ou l’esprit partisan dans ce qu’il a de plus pénible. […] Comprendre n’est pourtant pas approuver. Mais on ne s’embarrasse plus de ces nuances. Et le pire est que les adversaires du sectarisme ambiant n’ont bien souvent à lui opposer qu’un contre-sectarisme, c’est-à-dire un sectarisme en sens contraire. Voilà ce qui me désole. […] En février 1992, lors d’un déjeuner auquel Jean Daniel m’avait invité dans les locaux du Nouvel Observateur en compagnie d’Alain Caillé, Jacques Julliard avait affirmé que « la haine est plutôt de gauche, tandis que le mépris est plutôt de droite ». J’ai souvent réfléchi à ce propos, qui me paraît contenir une large part de vérité. Le mépris s’exerce du haut vers le bas, tandis que la haine exige une perspective plus égalitaire : si tous les hommes se valent, il n’y a que la haine pour justifier leur exclusion absolue. On rétorquera que bien des hommes de droite ont eux aussi fait preuve de comportements haineux et aussi de brutalité et de dureté, ce qui n’est certes pas faux. Cependant, il y a aussi à droite un thème que l’on ne trouve que très rarement à gauche : c’est l’estime pour l’adversaire, non pas bien qu’il soit mon adversaire, mais au contraire parce qu’il est mon adversaire, comme le dit Montherlant, et parce que je l’estime à ma mesure […] La gauche reste de ce point de vue plutôt robespierriste : l’ennemi est une figure du Mal, et le Mal est partout (c’est le principe même de la « loi des suspects » qui a inspiré tant de mises en accusation publiques à l’époque de la Terreur) […] Vous remarquerez aussi que lorsqu’un homme de gauche tient des propos « de droite », les gens de droite applaudissent, tandis que lorsqu’un homme de droite tient des propos de « gauche », les gens de gauche jugent aussitôt qu’il n’est « pas net », qu’il cherche à se « démarquer », à « récupérer », etc. Toujours le sectarisme.

II. Europe/États-Unis

Est-ce parce qu’ils incarnent géopolitiquement la puissance maritime que vous avez si constamment critiqué les États-Unis ?

Pas seulement. La critique des États-Unis a pris son essor, au sein de la Nouvelle Droite, après la parution fin 1975 du numéro de Nouvelle École sur l’Amérique (dont la matière a été reprise dans un livre publié en langue italienne, puis en allemand et en afrikaans). Elle est une sorte de conséquence logique de la distinction que nous avions faite alors entre l’Europe et l’Occident. Elle est depuis restée plus ou moins constante. On aurait tort cependant de l’interpréter comme relevant d’une quelconque phobie. Je suis allergique à toutes les phobies, à l’américanophobie comme aux autres. L’un des numéros d’Éléments publié voici quelques années avait d’ailleurs pour thème « L’Amérique qu’on aime » ! Je ne suis pas non plus de ceux qui critiquent l’Amérique sans la connaître. J’y suis allé maintes fois, j’y ai séjourné à plusieurs reprises, je l’ai sillonnée en tous sens […] J’ai toujours eu la plus vive admiration pour le grand cinéma américain quand il ne se ramenait pas encore à une accumulation de niaiseries stéréotypées et d’effets spéciaux et surtout pour la grande littérature américaine : Mark Twain, Herman Melville, Edgar Poe, William Faulkner, John Dos Passos, Ernest Hemingway, John Steinbeck, Henry Miller, etc. […] Par la suite, je n’ai jamais dissimulé non plus ce que je dois, non seulement à mes amis de la revue Telos, mais à Christopher Lasch et aux communautariens américains. Mais bien entendu, j’ai aussi vu les revers de l’« american way of life » : l’obsession de l’intérêt calculable, la société de marché, la culture conçue comme marchandise ou comme « entertainment », la conception technomorphe de l’existence, les rapports hypocrites entre les sexes, la civilisation automobile et commerciale (il y a plus de véritable socialité sur le moindre marché africain que dans n’importe quel supermarché californien !), les enfants obèses élevés par la télévision, l’apologie des « winners » et la fuite en avant dans la consommation, l’absence si fréquente de vie intérieure, la restauration rapide, l’optimisme technicien (il faut être « positif », tout finira par s’arranger, puisqu’il y a une solution « technique » à tout), le mélange d’interdits puritains et de transgressions hystériques, d’hypocrisie et de corruption, etc. […] Loin de professer la moindre américanophobie, c’est plutôt l’europhobie des Américains et, au-delà, leur attitude vis-à-vis du « reste du monde » que je mettrai en cause. Les Pères fondateurs, lorsqu’ils sont venus s’installer en Amérique, ont d’abord voulu rompre avec une culture politique européenne qui leur était devenue étrangère et insupportable. Empreints de culture biblique tout autant que de philosophie des Lumières, souvent marqués par le puritanisme, ils voulurent créer outre-Atlantique une nouvelle Terre promise, une « cité sur la colline » (a city upon a hill), qui se tiendrait à distance de la vieille Europe, mais deviendrait en même temps le modèle d’une civilisation universelle d’un type jamais vu. Toute leur politique étrangère vient de là. Depuis les origines, elle n’a cessé d’osciller entre l’isolationnisme qui permet de se tenir à l’écart d’un monde corrompu et la mise en œuvre sans états d’âme d’une « destinée manifeste » (Manifest Destiny) assignant aux Américains la mission d’exporter dans le monde entier leur mode de vie et leurs principes. Américaniser le monde, pour beaucoup d’Américains, c’est du même coup le rendre compréhensible !

Et l’Europe, la tête de pont de la « puissance continentale » ? Dans quel état se trouve-t-elle aujourd’hui ?

Dans le pire état qui soit. Au célèbre Congrès de La Haye de 1948, deux conceptions différentes de la construction européenne s’étaient affrontées : celle des fédéralistes comme Denis de Rougemont, Alexandre Marc et Robert Aron – auxquels on peut ajouter Otto de Habsbourg –, et celle du couple Monnet-Schuman, d’inspiration purement économique. C’est malheureusement la seconde qui l’a emporté. Pour Jean Monnet et ses amis, il s’agissait de parvenir à une mutuelle indication des économies nationales d’un niveau tel que l’union politique deviendrait nécessaire, car elle s’avérerait moins coûteuse que la désunion. L’intégration économique, autrement dit, devait être le levier de l’union politique, ce qui ne s’est évidemment pas produit. La « déconstruction » de l’Europe a commencé au début des années 1990, avec les débats autour de la ratification du traité de Maastricht. Elle n’a cessé de s’accélérer depuis. Mais c’est dès le départ que la construction de l’Europe s’est faite en dépit du bon sens. Quatre erreurs principales ont été commises. La première a été de partir de l’économie et du commerce au lieu de partir de la politique et de la culture. Loin de préparer l’avènement d’une Europe politique, l’hypertrophie de l’économie a rapidement entraîné la dépolitisation, la consécration du pouvoir des experts, ainsi que la mise en œuvre de stratégies technocratiques obéissant à des impératifs de rationalité fonctionnelle. La seconde erreur est d’avoir voulu créer l’Europe à partir du haut, c’est-à-dire des institutions bruxelloises, au lieu de partir du bas, en allant de la région à la nation, puis de la nation à l’Europe, en appliquant à tous les niveaux un strict principe de subsidiarité. La dénonciation rituelle par les souverainistes de l’Europe de Bruxelles comme une « Europe fédérale » ne doit donc pas faire illusion : par sa tendance à s’attribuer autoritairement toutes les compétences, elle se construit au contraire sur un modèle très largement jacobin. Loin d’être « fédérale », c’est-à-dire de reposer sur le principe de compétence suffisance, elle est même jacobine à l’extrême, puisqu’elle conjugue autoritarisme punitif, centralisme et opacité. La troisième erreur est d’avoir préféré, après la chute du système soviétique, un élargissement hâtif à des pays mal préparés pour entrer dans l’Europe (et qui ne voulaient y entrer que pour se placer sous la protection de l’OTAN) à un approfondissement des structures politiques existantes. La quatrième erreur est de n’avoir jamais voulu statuer clairement sur les frontières géographiques de l’Europe – ainsi que l’a montré le débat à propos de la Turquie – ni sur les finalités de la construction européenne. Enfin, l’Europe n’a cessé de se construire en dehors des peuples, et parfois même contre eux. On est même allé jusqu’à formuler un projet de Constitution sans que jamais ne soit posé le problème du pouvoir constituant. Quoi d’étonnant que, lorsqu’on parle aujourd’hui de l’Europe, les termes qui reviennent le plus souvent sont ceux d’impuissance, de paralysie, de déficit démocratique, d’opacité, d’architecture institutionnelle incompréhensible ? Pendant des décennies, la construction européenne avait été présentée comme une solution ; elle est devenue un problème de plus, que personne ne sait plus résoudre.

Pourtant, la construction politique de l’Europe reste à mes yeux une nécessité absolue. […] On ne peut d’abord oublier qu’au-delà de ce qui les distingue, et qui doit évidemment être préservé, tous les peuples européens sont issus d’une même matrice culturelle et historique. Il est évident, d’autre part, à une époque où les logiques stato-nationales deviennent de plus en plus inopérantes, que c’est seulement à l’échelle continentale que l’on peut faire face aux défis qui se posent à nous actuellement. […] À mes yeux, la vocation naturelle de l’Europe est de constituer un creuset original de culture et de civilisation en même temps qu’un pôle indépendant capable de jouer, dans un monde multipolaire, un rôle de régulation vis-à-vis de la globalisation. […] Le projet européen manifeste une incertitude existentielle aussi bien stratégique qu’identitaire, que les souverainistes et les eurosceptiques ont beau jeu d’exploiter. Nietzsche disait : « L’Europe ne se fera qu’au bord du tombeau. »

*Photo: Hannah Assouline.

Ben Laden, un an après

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Un an après sa mort, il est peut-être temps d’essayer de comprendre le sens du phénomène Ben Laden, d’interroger celui qui reste la figure la plus accomplie du Négatif en ce début de XXIème siècle : celle de Ben Laden. On pourra utilement se tourner vers le livre de Bruno de Cessole Ben Laden, le bouc émissaire idéal (La Différence), écrivain et critique à Valeurs Actuelles. Après tout, ce sont les écrivains qui durent, contrairement aux spécialistes qui se démodent au gré des événements. C’est l’écrivain qui discerne, presque malgré lui, comme une plaque sensible, ce qui fait la ligne de force d’une époque, ses zones névralgiques cachées et douloureuses, ses glissements tectoniques et occultes.

Atlantistes fascinés par le choc des civilisations, européens accrochés à des vestiges de grandeur ou altermondialistes en mal de nouvelles grilles de lecture, abandonnez tout espoir à l’orée de Ben Laden, le bouc émissaire idéal ! Ce livre commencera par vous renvoyer dos à dos : « Au fanatisme mortifère des « fous d’Allah », à leur mépris de la vie et de la mort, à leur attirance pour le sacrifice et l’holocauste, nous ne pouvons opposer que le mol oreiller de notre scepticisme, l’obscénité de notre matérialisme consumériste, et la fragilité d’un modèle économico-politique, qui depuis la crise américaine de 2008 et la crise de la zone euro de 2011, prend l’eau de toute part et ne fait plus rêver. »
Avec celui qui, un certain 11 septembre 2001, nous fit rentrer dans l’Histoire aussi vite que Fukuyama avait voulu nous en faire sortir après la chute du Mur de Berlin, Bruno de Cessole veut cerner ce qui s’est joué et se jouera encore longtemps dans la cartographie bouleversée de nos imaginaires.

Le cœur du raisonnement de Cessole, la ligne de force entêtante et mélancolique de son essai, c’est que rien ne s’est terminé avec l’opération militaire des Seals, le 1er mai 2011, quand Ben Laden fut exécuté dans sa résidence d’Abottabad, à quelques centaines de mètres du Saint-Cyr Pakistanais, avant que sa dépouille ne soit immergée en mer d’Oman. Cette opération nocturne minutieusement décrite par l’auteur, ressemblait davantage à une cérémonie d’exorcisme qu’à une action de commando, comme s’il s’était agi de répondre symboliquement par l’obscurité d’un refoulement définitif à la surexposition pixélisée des Twin Towers s’effondrant sur elles-mêmes dans un cauchemar d’une horrible et insoutenable perfection plastique.

Mais on ne refoule pas le réel et Ben Laden a d’une certaine manière gagné la guerre qu’il avait déclenchée : « Peut-on considérer comme une flagrante défaite stratégique le formidable chaos irakien, le réveil des affrontements entre chiites et sunnites, la prolifération des terroristes islamistes dans un pays où Al-Qaïda n’était pas implanté auparavant ; la fragilité du régime corrompu de Karzaï ; la dégradation des relations américaines avec le Pakistan, et les innombrables bavures commises par les Américains depuis leur entrée en guerre, sources d’un ressentiment durable, sinon inexpiable dans le monde musulman. »

Plus grave encore, pour ce lecteur attentif de René Girard qu’est Cessole, Ben Laden a remporté des batailles symboliques sur plusieurs plans. Nous avons voulu tricher avec lui, en faire un bouc émissaire idéal, fabriqué à la demande, si commode pour réaffirmer notre propre cohésion vacillante. Mais voilà que la créature nous échappe, que Ben Laden devient le rival mimétique par excellence, réintroduit la violence archaïque jusque dans notre vocabulaire, comme Bush partant en « croisade » contre l’ « axe du mal », et qu’il nous force à désirer en lui à la fois ce qui nous manque et ce qui nous tue.
Ben Laden aurait pu être notre salut paradoxal, conclut Cessole en pessimiste bernanosien; mais il n’est que la preuve ultime de notre fascination nihiliste pour notre propre fin.

I Wish, film miracle

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Les personnages de Kore-Eda Hirokazu sont souvent des marcheurs. Ils l’étaient bien sûr dans Still Walking (2009), un beau film sur les rituels familiaux, et ils le sont plus que jamais dans I Wish, sorti le 11 avril au cinéma. C’est que le cinéaste japonais, surtout connu pour Nobody knows (2004), est meilleur quand ses personnages ont les pieds sur terre. Oublions donc Air Doll (2009), sa gonflante parabole sur une poupée gonflable, et intéressons-nous plutôt à ce grand film de vivants qu’est I Wish. Sur une île du Japon, deux frères vivent séparés, l’un au nord avec son père et l’autre au sud avec sa mère. L’aîné, Koichi, apprenant que le nord et le sud de l’île vont être pour la première fois reliés par le TGV, décide de se rendre avec ses amis au point de croisement des deux trains pour y retrouver son frère et voir, peut-être, se réaliser ses vœux secrets.

Marcher n’est curieusement pas voyager ou s’éloigner, chez Kore-Eda Hirokazu : il s’agit au contraire de parcourir des lieux connus, d’user la route de tous les jours, d’approcher toujours un peu plus le noyau de la vie quotidienne. C’était déjà le principe de Still Walking, où les marches se répétaient comme l’insouciante célébration d’une tradition familiale. Peu importe où vont les personnages et d’où ils viennent : la caméra nous montre juste le chemin qu’ils empruntent pour rester identiques.
De la même manière, dans I Wish, Koichi est constamment en chemin : vers l’école, vers chez lui, toujours sur la même route. Sauf que les trajets instaurent ici un flottement nostalgique : moment de discussion avec les camarades de classes, le chemin de l’école est aussi l’occasion de laisser l’esprit s’absenter, de voir un volcan préparer son éruption, ou même d’appeler au téléphone un frère absent. La marche, plus subtilement peut-être que dans Still Walking, fait cette fois dialoguer la présence et l’absence, l’identité et la différence.

Ce quotidien ritualisé définit d’abord le rythme de I Wish. A travers les répétitions et les rimes visuelles, le film fait dialoguer la vie du frère aîné avec celle du cadet. Mais dans ces habitudes même, quelque chose se prépare et une éruption menace. Il faut comprendre ainsi la rêverie autour du TGV, espoir d’une fulgurance qui viendrait abolir l’incessante répétition de la vie : le train contre le train-train, pour caricaturer. Le récit se met donc en marche vers une autre destination, la journée d’école est raccourcie, la troupe d’enfants part à l’aventure.

Le titre original du film, Kiseki, signifie « miracle ». Il y a dans I Wish une quête de la merveille, de l’événement extraordinaire, qui se trouve joliment retournée au moment du passage du train. Quand tous les enfants crient ce qu’ils souhaitent voir se réaliser – car il est dit qu’il faut prononcer un vœu lorsque deux trains se croisent – Koichi reste muet et laisse défiler devant lui, dans une série de plans courts, des souvenirs proches, précis et singuliers. Pourtant contrepoint parfait, sur la forme, au quotidien ritualisé qui constituait le reste du film, ce moment redonne vie, paradoxalement, à ce même quotidien. Voici donc l’émerveillement rabattu, comme dans La Vie est belle de Capra, à ce qui est déjà là : l’expérience de l’extraordinaire ne vaut que pour donner sa vraie valeur à la vie ordinaire.

Tout cela serait bien banal si Kore-Eda Hirokazu ne parvenait pas effectivement, par des plans parfois magnifiques, à donner prix à ce qui est là, inexplicable comme une fleur, à portée de main pour ces enfants enthousiastes.

Boris Johnson, réac, drôle, anglais…

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Mais oui, on peut être de droite, drôle, sympathique, doté d’un humour ravageur et, de surcroît, franc leveur de coude. C’est le cas de Boris Johnson, le maire de Londres, un conservateur délirant comme un personnage d’Alice au pays des merveilles, un tory Dada dont la réélection de justesse face à Ken le Rouge permet au parti de David Cameron et à ses alliés Lib-Dem de sauver l’honneur dans une déroute particulièrement sévère aux élections municipales.

Il faut dire que les déclarations de Johnson, qui oublie régulièrement ses discours chez lui, sont des morceaux d’anthologie. On pardonne toujours plus facilement à ceux qui vous dont rire. Un petit florilège :

Sur l’usage du téléphone portable en voiture :
« Je ne pense pas que ce soit nécessairement plus dangereux qu’un certain nombre d’autres choses risquées que l’on peut faire avec les mains libres quand on conduit : se fouiller le nez, lire le journal, consulter un plan de Londres ou battre ses enfants. »

Sur les chemins de fer :
« J’avais oublié que tenter de prendre un train dans la Grande Bretagne de Tony Blair, c’était un peu comme jouer aux dés avec le diable. »

Sur ses chances de devenir premier ministre :
« Mes chances de devenir PM sont à peu près aussi importantes que celles de retrouver Elvis sur Mars ou que je me réincarne en olive. »

Ou sur la ville de Portsmouth :
« Trop de drogue, d’obésité, de nullité et de parlementaires travaillistes. »

Sur la nécessité du vote conservateur :
« Voter conservateur augment vos chances d’avoir une femme à gros seins et de devenir propriétaire d’une BMW M3. »

Sur la drogue :
« Je crois que j’ai pris de la coke une fois, mais comme j’ai éternué elle est pas rentrée dans mon nez. En fait c’était peu être du sucre glace ! »

Et pour finir sur le leader conservateur :
« Je soutiens la campagne de David Cameron par pur et cynique intérêt personnel.»

Sarkozy – Hollande : l’épreuve de vérité

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Le choix d’un président de la République est un moment décisif de la vie citoyenne. Une fois le bulletin de vote glissé dans l’urne, votre décision est irréversible. Pas question d’avoir sept jours pour vous rétracter, comme pour un sèche-pain ou un grille-linge.

Il est donc indispensable de connaître à l’avance les capacités de résistance de votre candidat face à des situations extrêmes. Nous avons soumis les deux impétrants à une série de crash-tests sélectionnés par l’Union nationale des consommateurs et le Conseil constitutionnel. À méditer avant de signer pour cinq ans.[access capability= »lire_inedits »]

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La gauche olfactive se déchaîne

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« Le dernier film de Djamel sent le Beur ». On imagine l’émotion et même l’incendie que susciterait une telle phrase publié par un média honorablement connu. Les outrés succèderaient aux indignés sur les ondes et les écrans, nos grandes consciences rivaliseraient dans l’écœurement et l’analogie historique par voie de tribunes et d’éditoriaux. Et l’affaire se finirait devant les tribunaux qui condamneraient sans hésiter, et à juste raison, l’auteur et la publication pour incitation à la haine raciale. Mais voilà, cela se passe aux Inrocks, hebdomadaire bénéficiant d’un brevet éternel de légitimité morale ¬– qui lui confère le droit de dire qui est fréquentable et qui ne l’est pas, ou plutôt dans le nouveau langage, qui sent bon et qui pue.

En conséquence, nul ne s’émeut de lire la phrase suivante, sous la plume de Nelly Kaprielian : « Les livres de Denis Tillinac sont accueillis avec force éloges par une presse qui préfère ne pas voir à quel point ils suintent le “Français de souche”. » C’est ainsi : il est louable de repérer le « Français de souche » à son suintement, mais il serait abominable de reconnaître un Français issu de l’immigration récente à son odeur. Dans un cas, c’est de la salubrité publique, dans l’autre du racisme. Je me demande comment statuerait la Justice s’il prenait à l’ami Tillinac la fantaisie de porter plainte – je crains qu’on ne puisse pas attendre grand-chose du MRAP et de SOS Racisme sur ce coup-là.

Au cours de cette campagne, on a assisté au triomphe de la gauche olfactive, dont Nelly Kaprielian apparaît comme l’une des voix les plus prometteuses dans ce billet sobrement intitulé : « Après les scores du FN, les écrivains nauséabonds s’affichent sans complexes ». On suppose, bien qu’elle ne le précise pas, que cette estimable inrockuptible lutte contre l’intolérance et la haine, pour la fraternité humaine. Quand on est investie d’une telle mission, on ne fait pas dans la dentelle : ce ne sont même plus les œuvres qui puent mais leurs auteurs, naturellement exclus de la fraternité humaine. L’ « écrivain facho », comme dit la justicière, est nauséabond.

Le crime de Renaud Camus est d’avoir annoncé, dans un texte argumenté et précis, que faute de pouvoir se présenter à l’élection présidentielle, il soutenait la candidature de Marine Le Pen – je reviendrai dans le prochain Causeur Magazine sur les déboires que lui vaut cet outing, ainsi que sur mon désaccord, tant avec les termes dans lesquels Camus décrit les conséquences des flux migratoires, qu’avec son analyse du Front national, exposée dans Le Monde, où il était en compagnie de huit autres intellectuels invités à soutenir les raisons de leur choix – l’intello cheminadiste été relégué sur le site. Du point de vue conceptuel et littéraire, la comparaison entre le texte de Camus et l’indigent verbiage d’Yves Simon, « romancier, auteur, compositeur », à la gloire de François Hollande, était pour le moins cruelle. J’admets volontiers que la tenue littéraire et la clarté du propos ne puissent être les premiers arguments de vote ; je comprends par ailleurs qu’elles ne soient pas des critères essentiels pour une critique littéraire.

La consœur exulte, elle l’avait bien dit. Elle recense mentalement les amis et lecteurs de Camus qui n’ont pas annoncé avec des accents héroïques qu’ils rompaient avec lui. C’est cela qui fait peur, l’ivresse de bonne conscience, la certitude d’œuvrer à la rédemption, la furie épuratrice de quelques journalistes et publicistes éminents qui traquent dans tous les cerveaux les traces de lepénisation et s’enorgueillissent de réclamer fièrement des sanctions, des mises au rancart, des bannissements. Durant l’entre-deux tours, le score de Marine Le Pen leur a servi de prétexte pour ressortir un de leurs joujoux idéologique et sémantique préféré, le « cordon sanitaire » dont on rappellera qu’il est doublement bénéficiaire : moralement, il permet d’exclure ceux dont la vue vous chatouille les narines, et politiquement, de désactiver une partie des voix adverses. Comme au bon vieux temps, ils se sont mis à dresser des listes de tous ceux qui refusaient de participer à l’isolement des récalcitrants: ceux qui parlent du FN et de sa patronne mais pas comme il faut en parler, ceux qui ne disent rient, ceux qui n’en pensent pas moins. Ils ont ratissé large – les malheureux trublions de la « gauche populaire » en gestation en ont pris pour leur grade. Ils ont reniflé, humé, flairé et leur délicat odorat a été fort incommodé : jamais on n’a autant entendu parler d’idées nauséabondes et de mauvaises odeurs.

Il faut rappeler ici que ce qui chatouille si désagréablement ces cohortes de narines habituées à ne humer que des idées élevées, c’est qu’on ne partage pas leurs points de vue – en l’occurrence, qu’on ne croie pas que Marine Le Pen est une fasciste encore plus dangereuse que son père. Dans le langage réduit qui semble être le leur, cela veut dire qu’on s’est rallié ou qu’on travaille secrètement pour elle. Soit on lit la partition autorisée, soit on est un salaud. Au risque de me répéter, il y aurait sur la question matière à échange d’arguments. Mais non, vous avez deux choix : tapez 1, tapez 2.

Je dois être totalement cinglée pour m’obstiner à discuter les points de vue qui sont aux antipodes des miens. Tombant sur un appel signé par des « Français d’origine étrangère », je lis cette phrase : « Nous sommes des immigrés, des enfants et des petits-enfants d’immigrés, et nous sommes chez nous. Nous n’avons ni l’intention de nous « intégrer » ni celle de nous « assimiler » à un pays qui est déjà le nôtre. » Elle a le mérite de définir l’enjeu de la querelle. Il s’agit de l’identité et de la part qu’y a l’héritage – considérable pour Renaud Camus, inexistante pour les signataires. Mais comment parvenir à un consensus si on refuse la controverse, point par point, pied à pied ? Comment répondre aux inquiétudes, par ailleurs légitimes, exprimées par ces enfants d’immigrés si on ne parle pas à ceux qui ceci ou cela ?

Je dois avoir le nez bouché. Cette phrase (qui rejoint l’idée de Houellebecq d’un pays-hôtel) me fait bondir, me donne envie de polémiquer, je ne sens aucune odeur. Pas plus que quand Camus appelle à voter Marine Le Pen (j’ai seulement pensé qu’il allait avoir la meute aux basques). Cela doit être que le désaccord n’a pas d’odeur. En attendant, j’espère que les experts en mauvaises odeurs ne vont pas se mettre en tête de purifier l’atmosphère.

image : blogs.canoe.ca

La France n’est ni de gauche, ni de droite, bien au contraire !

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Chaque semaine jusqu’à l’élection présidentielle, la « battle » sur Yahoo ! Actualités confronte les éditos de Rue89 et Causeur sur un même thème. Cette semaine, Luc Rosenzweig et Pascal Riché se demandent si la France est toujours de droite.

La victoire annoncée de François Hollande le 6 mai prochain signifiera-t-elle que la France aura majoritairement basculé à gauche ? Rien n’est moins sûr, pas plus que le corollaire, la défaite de Nicolas Sarkozy, n’autorise à penser que la droite est désormais minoritaire au sein de l’électorat hexagonal.
Aux yeux d’un observateur tout juste descendu d’une planète lointaine, cette assertion peut paraître farfelue: un pays dont la majorité des grandes municipalités, des départements, des régions, le Sénat, et bientôt l’Assemblée nationale et la Présidence de la République seraient dominés par des hommes et des femmes politiques de gauche doit évidemment, dans sa majorité, adhérer au programme et aux valeurs de ce camp politique.

La simple lecture des résultats du premier tour de l’élection présidentielle, sondage en vraie grandeur du cœur et des reins politiques de nos concitoyens, devrait nous inciter à la prudence. Même si l’on exclut le score de Marine Le Pen du total des voix de droite, on aboutit à une quasi équivalence du poids électoral du bloc des gauches avec celui des droites et du centre. Et cela, dans un contexte où les sortants, qu’ils soient de droite ou de gauche, font les frais, partout en Europe de la crise économique qui a frappé notre continent depuis 2008. Si l’on considère qu’une bonne partie des électeurs du Front National serait plutôt encline à adhérer à des valeurs généralement attribuées à la droite (défense de l’ordre, des traditions nationales, rejet du « progressisme » sociétal), l’image d’une France conquise par l’idéologie de gauche est passablement brouillée.

Lors de l’élection présidentielle de 1981, un homme issu de la droite, François Mitterrand, avait admirablement réussi à rassembler sur son nom un peuple de gauche qui n’avait pas encore fait son deuil des utopies collectivistes du siècle dernier. Nationalisations, grand service public de l’éducation nationale, économie planifiée etc. allaient ouvrir les portes d’un avenir radieux que deux décennies de pouvoir sans partage de la droite avaient verrouillé. On a vu ce qu’il en est advenu.
L’effondrement du communisme a définitivement éliminé du débat électoral dans les démocraties occidentales l’idée qu’une alternance politique pouvait aboutir à un changement radical de société.

Le mouvement de mai 1968 et ses conséquences ont privé la gauche de thèmes de luttes comme l’émancipation des femmes des lois scélérates qui leur étaient imposées, comme la prohibition de la contraception et de l’IVG. Ironie de l’histoire, ce sont des gouvernements de droite qui les ont abolies. Les combats dits « sociétaux » d’aujourd’hui, comme celui en faveur du mariage gay, ne sont que des simulacres répétitifs de ces grandes luttes du siècle dernier, se déroulant sur un fond d’indifférence du plus grand nombre.

L’introduction de l’idéologie américaine du « care » par Martine Aubry dans le corpus théorique du PS a fait, heureusement, long feu. La famille est devenue le havre où l’on se réfugie lorsque la vie devient trop dure, que l’on soit jeune sans emploi ou vieux tombé dans la dépendance. On n’attend plus de la gauche qu’elle vous mène par la main sur le chemin de la vie. Et c’est tant mieux, car on a vu où pouvait mener une sollicitude de tous les instants du pouvoir vis-à-vis des individus. De plus, la majorité des Français ont l’outrecuidance de penser que leur mode de vie, leur patrimoine culturel, leurs paysages et leurs traditions culinaires doivent être préservés, ce qui met en fureur les thuriféraires du métissage généralisé et du multiculturalisme illimité. Est-ce cela être de droite ? S’il en est ainsi, la droite, en France, a un bel avenir.

Face à cela, des notables sociaux-démocrates à travers le pays ont su habilement se constituer un électorat fidèle, le plus souvent du fait leur proximité avec leurs mandants, et parfois en pratiquant un clientélisme débridé.
La gauche française, on l’a vu lors du référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen peut sans dommages irrémédiables se diviser sur un sujet majeur pour l’avenir de la nation. Personne ne lui en tient rigueur, car il y a belle lurette qu’on a cessé d’attendre d’elle du prêt-à-penser sur tous les sujets. Elle a la chance, totalement imméritée, de ne pas voir sa composante stalinienne et trotskiste clouée au pilori dans les grands médias pour son lourd passé historique, alors que le Front National est toujours une machine à fabriquer des points Godwin.

Un homme de gauche, François Hollande, devrait, sauf énorme surprise, devenir le président de la République d’une France qui ne l’est pas. Cet européiste convaincu va devoir conduire dans les turbulences de l’UE une nation de plus en plus sceptique sur les vertus du projet européen. Ce sera pour lui une belle victoire personnelle, qu’il aurait tort de confondre avec un triomphe de la gauche.