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Bouquineur, la soif de l’or!

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Monsieur Nostalgie vous parle de Charles Des Guerrois (1817-1916), le plus grand bibliophile troyen, qui a laissé à la postérité, deux textes Le Bouquineur suivi d’Une Histoire de livres qui n’avaient pas été encore publiés. Épure, les éditions et presses universitaires de Reims, vient remédier à cette lacune dans sa collection Cultures et Temporalités


La bibliophilie est une maladie infantile qui s’attrape on ne sait comment. Après une forte fièvre ? À la suite d’une vision, dans la vitrine d’une librairie ancienne, un soir de la Nativité ? Le jour de nos onze ans, où une tante bien intentionnée vous offre les Mousquetaires dans une édition empourprée et, sans le vouloir, propage le virus dans votre esprit fragile ?

Si la lecture demeure ce vice impuni, le besoin vital, énergisant et financièrement dangereux d’accumuler des volumes peine à trouver des explications rationnelles. Aucune logique dans cette frénésie qui encombre les appartements et vide vos comptes. D’éminents neurologues se sont penchés sur le sujet, le collectionneur avide et enchaîné à ses bibliothèques, délaissant famille et amis pour se sustenter de nouvelles acquisitions, y abandonnant ses économies et sa santé mentale, est un cas pathologique où entrent en conflit intérieur l’objet en tant que tel et son contenu. De cette friction, naît une addiction. Ce n’est pas une question de culture, de savoir, d’érudition, nous serions plutôt du côté de la goinfrerie. La gourmandise est-elle un péché capital ? Ceux qui sont sujets à ces crises boulimiques, trouvent toutes les ruses pour acheter, emmagasiner toujours et encore plus, ils courent le risque d’être enseveli sous le papier, n’ont même pas assez d’espace pour se nourrir ou dormir, l’imprimé aura leur peau. En matière de bibliophilie, nous sommes tous des amateurs devant la grand ’œuvre de Charles Des Guerrois, cheval de Troyes de la littérature et bienfaiteur de sa ville. Dans leur avant-propos, Olivier Justafré et Jean-Louis Haquette nous en disent un peu plus sur ce drôle de zig.

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« Lecteur insatiable, Charles Des Guerrois fut aussi l’auteur de plus de 120 livres et articles. Il voua un tel amour au Livre qu’il légua les 45 732 volumes composant sa si précieuse collection à la bibliothèque de sa ville, Troyes » nous précisent-ils. Nous sommes devant un forcené, un possédé du Livre, un dissident qui se moque des nourritures terrestres. L’existence ne vaut d’être vécue que si elle regorge de livres, que si l’être humain reste en contact avec cet objet, tantôt pelisse, tantôt porte sur l’aventure. De guerre lasse, Des Guerrois engrange, compile, échafaude, se barricade, s’invente et se réinvente au contact du papier. C’est quelque chose d’épidermique, d’intime, inexplicable à une époque où la dématérialisation fait des ravages, une Odyssée qui nous apprend que certains Hommes, en dehors des contingences, ont poussé l’amour du Livre jusqu’à la « déraison ». Ce Des Guerrois commence à nous plaire, avec ses tocades et son absence de mauvaise foi. Il n’a pas la passion triste. Dans ce petit texte intitulé Le Bouquineur qui est son double de papier, il évoque la destinée d’un bibliomane (dès ses trois ans, quatre ans au plus) et du déchaînement émotionnel que lui procurèrent les livres. Quelle est la définition du mot « Bouquineur », peu usité de nos jours ?

A lire aussi: La boîte du bouquiniste

Nous connaissons les bouquinistes, mais les bouquineurs viennent-ils d’une contrée fantastique ? Dans leurs notes, nos chercheurs qui se font passeurs, nous disent que « le terme qui donne son titre à la nouvelle n’est pas choisi au hasard par l’auteur. Il est défini par le Grand dictionnaire universel du XIXème siècle de Pierre Larousse comme « amateurs de vieux livres ». Dans le discours sur la bibliophilie, de Paul Lacroix à Nodier notamment, il renvoie à un type de collectionneur aux moyens modestes, qui fréquente plus les étals des bouquinistes et les brocanteurs que les salles des ventes ». Ce bouquineur, c’est vous, c’est nous, le badaud qui ne résiste pas à la couverture d’un folio ou d’un livre de poche. Ce n’est pas le prix qui fait le collectionneur, c’est plutôt l’élan irrépressible, la soif de lecture. Des Guerrois nous montre la/sa trajectoire quand l’équilibre était encore possible : « Il achetait un peu et lisait beaucoup, sans compter. Il n’y avait pas lieu de souffrir et il ne souffrait pas ». Sauf que les livres sont un poison, l’engrenage fatal allait dérouler son destin immuable, entraîné par son épouse qui se passerait de robes et d’un intérieur douillet, qui allait allumer sa « flamme dangereuse » ; comme poussé par une mécanique céleste, inarrêtable, le bouquineur devint insatiable : « Il ne mesurait plus dès lors les ressources aux acquisitions : il achetait, achetait toujours ; sa grande raison, sa grande excuse à ses propres yeux (c’est celle que font valoir tous les bibliomanes) était celle-ci : « Je ne retrouverai pas ce livre ». Peur de manquer. Une Histoire de livres complète cet opuscule à ne pas mettre entre toutes les mains, car ces contes bibliophiliques sont addictifs.

Le bouquineur: Suivi d'une histoire de livres

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Niels Arestrup l’irremplaçable

Niels Arestrup est mort le 1er décembre. Durant toute sa carrière, il a brûlé les planches et crevé l’écran. Ce passionné était de la race des Raimu et Marlon Brando qu’on venait voir, admirer et craindre à la fois. Cet être à part était un monstre-volcan, l’un des derniers.


Le 29 novembre, je passais l’après-midi avec la merveilleuse Judith Magre, comme je le fais presque chaque semaine. Judith me racontait combien elle aimait Niels Arestrup. Elle ne comprenait pas la réputation d’homme violent qui s’était abattue sur lui. Elle avait joué à ses côtés Qui a peur de Virginia Woolf d’Edward Albee. Judith avait repris le rôle de Martha après que Myriam Boyer, accusant Niels Arestrup de l’avoir étranglée réellement au cours d’une des représentations, eut quitté le projet. « Moi, j’ai rencontré un être exquis. J’en garde un souvenir magnifique. Niels est un être et un acteur extraordinaire. Il fut avec moi un partenaire adorable. On s’embrassait chaque fois qu’on terminait la pièce tellement nous étions heureux », racontait Judith. Ce jour-là, avant que je la quitte, elle me demande une dernière chose : « Je n’ai plus le numéro de Niels. Si vous l’avez, envoyez-lui un message de ma part. Dites-lui que je l’aime et que je pense à lui. »

Je trouve le numéro de l’acteur et lui adresse, dans un message, les mots de Judith. Et j’ajoute : « J’en profite pour vous demander si vous accepteriez de m’accorder une interview sur l’art de l’acteur pour le magazine Causeur. » Le lendemain matin, le téléphone sonne : Arestrup ! Je n’ose répondre : l’angoisse. Cet homme m’impressionne trop. C’est un monstre (que je sacre !). Dernière sonnerie, je décroche. C’est sa femme, Isabelle Le Nouvel. Elle m’explique que Niels Arestrup est en convalescence, qu’il n’est pas en état de parler, mais qu’il souhaitait absolument qu’elle réponde pour lui à mon message. Il veut dire à Judith qu’il l’embrasse et qu’il pense lui aussi à elle. Isabelle ajoute qu’il serait ravi de répondre à mes questions pour Causeur dès qu’il ira mieux. Il n’ira pas mieux. Un mois plus tard, le voilà parti. Terrible nouvelle. Non pas pour cette interview qui me tenait tellement à cœur, mais pour le théâtre, pour le cinéma.

Un monstre sacré

Je déplorais, il y a peu, la mort de Delon et l’arrêt de la carrière de Depardieu. Encore une lourde perte. Cette fois-ci, ça sent franchement le sapin. Les derniers êtres de lumière du monde des acteurs quittent le navire. Quels grands fauves des planches reste-t-il ? Caubère, Michel Fau, Philippe Girard et… qui d’autre ? Les noms me manquent. Qui peut franchement penser que Jean-Paul Rouve ou Pierre Niney puissent remplacer un acteur comme Arestrup ?! Qui atteint aujourd’hui la puissance, l’intensité dramatique de son jeu ? Qui pourrait rivaliser de charisme avec lui ? Il était de la race des monstres de la scène. Un seul regard à l’écran, un seul pas sur le plateau du théâtre suffisaient à susciter la fascination. Il était étrange, dangereux, terriblement humain. Comme Raimu, Michel Simon ou Marlon Brando, il était le Monstre-Volcan qu’on venait voir, admirer et craindre à la fois. C’était un être à part, avec une musique très particulière, une personnalité écrasante. Et puis, surtout, c’était un artiste pur, passionné. Sa vie, il l’avait consacrée au théâtre, servant Molière, Tchekhov, Dostoïevski, Rainer Maria Rilke, Pinter, Strindberg, Duras, Edward Albee, Racine, Pirandello ou encore Jean Genet. Il vivait pour le théâtre et avait d’ailleurs pris la direction du théâtre de la Renaissance. Il avait également monté un cours d’art dramatique. Il n’était pas de ces acteurs qui passent leur temps à donner des leçons de morale, à pétitionner. Non. Lorsqu’il prenait la parole, c’était pour parler de son art. Il se disait d’ailleurs profondément gêné par l’engagement politique des artistes. « Je n’aime pas voir les acteurs la ramener simplement parce qu’ils sont acteurs, et adhérer parfois – pour des raisons qui me paraissent obscures – à des choses qui vont tellement dans le sens du vent… Ça m’irrite parfois beaucoup, déclarait-il dans un entretien avec André Halimi. Je n’ai presque jamais rencontré un comédien ou un chanteur qui ne me dise pas qu’il était de gauche. C’est d’une unanimité extraordinaire ! Il serait tellement mal vu, tellement scandaleux de ne pas être de gauche… »

Mais revenons-en à son art, qu’il pratiquait avec une rigueur extrême. La plupart des artistes ayant travaillé avec lui que j’ai pu rencontrer ne m’ont pas parlé d’un homme violent, ni méchant, mais d’un homme obsédé par son travail, consciencieux, intransigeant. Pour lui, se présenter sur scène devant des spectateurs et porter la parole d’un poète était un acte qu’il fallait accomplir comme un sacerdoce. « La responsabilité d’être le messager du texte d’un homme parfois disparu depuis un siècle ou deux est énorme. » C’est le metteur en scène Peter Brook qui lui avait fait mesurer cette responsabilité. Il y aurait tant à dire sur cet acteur de génie.

Au-delà de l’homme, l’artiste

Je garde de lui plusieurs souvenirs qui resteront gravés en moi. Le souvenir hypnotisant, dérangeant, de son personnage de parrain corse dans Un prophète de Jacques Audiard, c’était la première fois que je le voyais. Quel choc ! Le grand frisson qui parcourait mon corps lorsqu’il entrait en scène, entraînant avec lui une douleur, une passion et un danger qui emplissaient la salle. Son interprétation de Rothko dans la pièce Rouge de John Logan adaptée par Jean-Marie Besset. Quelques extraits de lui dans Qui a peur de Virginia Woolf : un sommet ! Et surtout le souvenir de ma seule rencontre avec lui. C’était dans je ne sais plus quel cocktail. Je l’avais aperçu, un peu isolé, assis à une table avec deux ou trois personnes. Il ne parlait pas. Je désirais aller le voir, mais tout le monde me le déconseillait. « Il n’est pas sympa du tout, je te préviens », me disait-on. Prenant mon courage à deux mains, je me décide à aller vers lui. Je le salue, il me répond du bout des lèvres, peu intéressé. Je lui parle de Raimu et de Galabru, et soudain, son visage s’illumine et sa bouche esquisse un sourire plein de tendresse… Évidemment. Était-il gentil ou méchant ? Peu importe, je laisse ses interrogations à ceux que l’art n’intéresse pas.

C’est un acteur unique, irremplaçable, et le chemin pour devenir cela peut être douloureux, tumultueux. En art, la seule chose qui compte, c’est le résultat. Grâce au cinéma – cette « lampe magique qui ranime les génies éteints », disait Pagnol –, le résultat est là, et nous éblouira, pour l’éternité.

Dans la tête de Trump

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À travers ce monologue intérieur fictif, l’auteur explore les réflexions, les ambitions et les obsessions d’un Donald Trump complexe et controversé dans un style à la fois drôle et incisif


(Bruits de fond: musique et brouhaha sous la rotonde du Capitole)

Mon cochon, je vais leur en donner pour leur argent! Et le petit vieux assis, là, sur ma gauche, je vais enfin me le farcir, et publiquement. Ǫuand je pense à toutes les avanies que j’ai dû subir, il m’en a fait avaler, des couleuvres. Oui, oui, vous ne voyez que les grands titres, vous les Européens faiblards. Vous n’avez jamais reçu une lettre d’avocat américain? Où l’on vous menace de rendre bagnoles, toutes vos clefs, votre meuf, et des foudres judiciaires à perpétuité? Alors vous n’avez pas vécu. Avec évidemment les frais d’avocats qui s’empilent sur votre bureau, les heures à soupeser chaque angle de votre défense, les myriades d’options qui se présentent à vous? A ce petit jeu, les échecs relèvent de la maternelle. Et je vous dis pas, j’en ai eu pas un, pas deux, pas trois, mais des dizaines de procès! N’importe qui d’autre que moi, Donald Trump, se serait déjà pendu dans son garage. Eh bien non! Je vais leur en donner, du fil à retordre, et leur offrir un bout de corde pour leur propre bon plaisir!

Bon, il faut que je me calme, dans quelques instants, ça va être l’inauguration. Ah, si papa voyait ça. Sûr qu’il m’encadrerait mon portrait sur sa table de chevet.

(voix du maître de cérémonie: …Donald J. Trump!”)

Dans deux minutes la fête, les gars!

Ehehehehe, (regard peu amène vers les “ex”), ils sont tous parqués sur ma gauche comme des sardines, toutes ces huiles. Ca doit les vexer, hein, d’être obligés de se frotter les uns contre les autres sur des chaises. Et tous ces capitaines d’industrie, ils ne viennent que pour moi! Pas pour vous! Même Bernard prend des vues de la coupole avec son portable, tiens si ça se trouve, il fait un clip pour la prochaine pub de Dior. Accroche-toi Elon, ça va être une fusée, mon speech. A plusieurs étages, et ca va se télescoper, comme tu aimes faire. OK OK, ça va être mon tour. Il est bien ce JD Vance, sa petite Mirabel apporte juste la touche qu’il fallait du haut de ses 2 ans. C’est quoi déjà le nom de sa nounou? Faudra lui demander à l’occasion. Barron, lui, il a pas besoin de talonnettes comme certains. Je lui ai juste demandé de pas trop bailler. Et Melania! Sombre à souhait, exactement ce que je lui avais demandé. Par contre, son bolero, on aurait dû répéter pas facile de lui faire un bisou. Je suis sûr qu’elle l’a fait exprès, histoire de m’emmerder un peu, mais quand même, c’est autre chose que Jill ou Brigitte. A mon goût seule Carla fait le poids, mais son tour est passé. Où en étais-je? Ah oui, ça va être à moi. Dans deux minutes la fête, les gars!

Ǫuand je pense que tous ces prétentieux de Bruxelles et des alentours sont devant leurs écrans. Et Emmanuel, hein? Ben non, je sais même pas qui le représente. De toutes façon il m’aurait fait la leçon sur le tableau à ma gauche, avec Washington, Lafayette, et le troisième je ne me souviens plus. Ah si, Rushonboy, on m’a dit que ça se prononçait comme ça. Avant, je savais pas que le drapeau blanc était pas celui des anglais, mais des français. Faut dire qu’ils ont la réputation de se rendre facilement. C’est quand même incroyable qu’on a été sauvé par des cheese eating surrendering monkeys. “Notre plus ancien allié”, j’ai appris ça par cœur sur les fiches qu’on me donne à chaque fois que je le rencontre. Si ça lui fait plaisir… C’est pas un mauvais bougre, et puis j’ai toujours aimé les ors de Versailles, d’ailleurs c’est ma signature en décoration. Tiens, il faudra que j’y pense, il faudrait peut-être redécorer le Lincoln bedroom, plus lugubre tu meurs.

Bon, OK, revenons à nos moutons. Ah oui, j’oubliais, il faut poser la main sur la Bible. Ca tombe bien, Melania en a apporté deux, l’une d’entre elle doit venir de sa mère, l’autre de la première inauguration. Je vais faire semblant, après tout, si je pose pas la main sur la couverture, personne ne va rien me dire, non? Vous vous rendez compte, les gars! Je suis le seul! Le seul depuis Grover à être élu deux fois de suite à 4 ans d’intervalle.

Faire ! Faire ! Faire !

“45-47”, qu’on m’appelle! C’est quand même autre chose que 46! “I solemnly swear “… c’est facile, il n’y a qu’à répéter ce que me dit Roberts en face. “that I will faithfully execute the Office of President of the United States,” c’est un peu long, mais ça va encore “and will to the best of my ability” ça s’est pas mal trouvé, on s’engage juste à faire de son mieux, mais ce n’est pas une obligation de résultat. J’aurais dû mettre cette clause dans mes contrats d’Université Trump, ça aurait évité pas mal d’ennuis, “preserve, protect and defend the Constitution of the United States”. Ca, c’est pas gagné, mais ils n’ont rien compris. L’important, c’est de faire, on va pas s’embarrasser d’arguties. Faire, ne pas parler pour ne rien dire, comme ils le font tous. D’ailleurs, c’est bien pour ça qu’ils sont des millions à m’élire. Faire! Faire! Faire! Je vais leur en donner, ils ont encore rien vu. Et voilà! Voilà le travail les gars, c’est fait!! C’est fait!! Bon, à mon tour de les épater.

(brouhaha et silence, le téléprompteur affiche la première phrase: Thank you very much everybody, well, thank you very very much…”)

Bon, il faut que je pose le ton. Pas d’emballement. OK, les remerciements aux uns et aux autres, je m’en fiche un peu, mais c’est le protocole. Allez, à présent, attaque, Jeannot! “L’âge d’or des Etats-Unis commence dès maintenant. A partir de ce jour notre pays va prospérer et être à nouveau respecté à travers le monde….”

Ce qu’il y a de bien , avec le téléprompteur, c’est que je n’ai qu’à lire, à poser, et pauser entre les applaudissements. Pas mal, non? Ils sont bien nourris, beaucoup plus enthousiastes que ceux du discours de Joe il y a 4 ans, quand il m’a volé l’élection. Et regardez comme ils se lèvent, OK, certains avec difficultés, de très rares, pas du tout, mais de toutes façons c’est des has been. Ce qu’il faut bien vous mettre dans la tête, les gars, c’est que je ne plaisante pas. Ah oui!! Vos cris d’orfraie m’amusent. De toutes façons, vous n’avez jamais rien compris à l’Amérique. Pour vous c’est les cowboys et les indiens, et en plus John Wayne était un affreux facho qui cassait du Viet. Vous pensez vraiment que la planète se casse la gueule. Vous rêvez, les mecs! Si jamais vous aviez une seule fois conduit trois jours d’affilée dans l’ouest, vous comprendriez qui nous sommes, nous les Américains. Pas des mauviettes qui tendent l’obole dès que vous avez un bobo. Nous, on bâtit, on explore, on innove, et je vais te les libérer, toutes ces énergies. Mes sans-dents à moi, je vais leur en donner de l’essence, et de la bonne, et pas chère. On va évidemment trouver comment rendre la planète meilleure, c’est nous qui avons inventé l’électricité!

Et puis, toutes ces normes qui polluent la vie, ça c’est de la vraie pollution. On a failli en crever, je vais remettre les choses à l’endroit. Rendre libre le citoyen. D’ailleurs, je vais virer sur le champ 80,000 fonctionnaires, s’ils veulent rester, qu’ils aillent bosser sur la frontière mexicaine! Ah! Ils pensent que c’est pas possible de renvoyer les gens à la case départ, et comment ça? Dès que je me reviens dans le bureau ovale, ça va valser, les décrets. 200 sont déja prêts. Pourquoi attendre 100 jours?

Plan de bataille…

Bon, OK, tout ça, s’est du convenu, de l’emballage. Dans quelques instants, je vais leur dire ce que j’ai vraiment dans la tête.

C’est la Révolution du sens commun”. Pas mal, la formule, non? On m’a dit qu’il y a avait eu un parti en France, ou en Italie, je sais, qui avait déja trouvé la formule dans les années 50 je crois. Eh alors? Cest pas une marque déposée, non? Aucun sens des affaires, ces éphètes.

Bon, on va donner les têtes d’affiche, les têtes de gondoles, quoi. Je me marre!!

Primo: “urgence nationale à notre frontière sud!!” Eh, pas mal, non? Tout le monde se lève à cette annonce! Je continue… Arrêt immédiat de toutes les entrées illégales et politique d’expulsion « les immigrants illégaux doivent rester au Mexique » “Envoi de troupes à la frontière sud pour repousser l’invasion, les cartels seront désignés comme des organisations terroristes étrangères, avec la résurrection de Alien Enemy Act de 17S7 et permettre élimination des gangs étrangers. “En tant que commandant en chef, je défendrai notre pays”. Voilà, ça c’est envoyé. Ǫu’on ne vienne pas me dire que c’est pas faisable!

Secundo: “vaincre l’inflation record, faire baisser les prix. L’urgence nationale : nous allons forer, ma chérie, forer! “(Tiens au fait, qu’est-ce qu’elle est devenue la Sarah Palin, toujours avec son boyfriend en Alaska? Faudra que je demande, elle a peut-être besoin d’un poste d’ambassadrice des pôles. “Nous avons les plus grandes réserves de pétrole et de gaz sur terre, et nous les utiliserons. Nous redeviendrons une nation riche grâce à l’or liquide qui se trouve sous nos pieds…” Ca tombe tout de même sous le sens, non? “Nous taxerons les pays étrangers pour enrichir nos citoyens”. On m’a fait la réflexion, qu’un ambassadeur de France ici à Washington, dans les années 20, un Claude Paul, ou Paul Claude ou Claudel, je sais plus, avait déjà critiqué cette politique. Bon, ils vont et viennent, ces gens- là, de toute façon personne ne lit leurs dépêches. Je me marre!!

Tercio– “Création d’un Département de l’Efficacité Gouvernementale”. A toi de jouer, Elon! Tu vas me les faire maigrir, tous ces rapiats! Je peux pas les piffrer. Tous à vivre à nos crochets, et prétentieux, et imbus d’eux même, et sentencieux, et obséquieux, non mais, pour qui ils se prennent?? “Arrêt de la censure gouvernementale”, “retour de la liberté d’expression en Amérique”, “Rétablir une justice équitable, égale et impartiale dans le cadre de l’État de droit”, “Rétablir la loi et l’ordre dans nos villes”, “Mettre fin à la politique d’ingénierie sociale du gouvernement en matière de race et de sexe dans tous les aspects de la vie publique”, “affirmer l’absence de couleur de peau et le principe du mérite” (ça, ça devrait impressionner Macron, non??) “réaffirmation de l’existence des deux sexes : masculin et féminin”, et toc! un point c’est tout, toutes ces conneries, au placard! “reversement intégral des salaires à ceux qui ont été expulsés du service militaire en raison de leurs refus de vaccination anti-Covid”, là, je trouve qu’on fait très fort, et qu’on ne vienne pas me dire que je ne fais pas dans le social!

Pour les forces armées, leur seule mission est de vaincre les ennemis de l’Amérique” “Une armée la plus forte nous permettra de gagner des batailles, ou mieux encore, des guerres dans lesquelles nous n’entrerons jamais”, “Je veux être un artisan de la paix et un rassembleur”, “inspirer la crainte et l’admiration du monde entier”. On aurait tort de me chatouiller, qu’on se le dise! Ils n’ont pas encore vu comment l’Oncle Sam pouvait donner des baffes à qui il veut.

Le golfe du Mexique n’est plus, vive le Golfe d’Amérique, le mont McKinley reprendra son nom d’origine, le Panama sera récupéré, car le traité a été violé, les navires américains ont été surtaxés et n’ont pas été traités équitablement. De plus, nous ne l’avons pas donné à la Chine, nous l’avions donné au Panama et nous le reprenons.” Voilà, c’est dit, et ça va mieux en le disant, comme me le disait Macron l’autre jour à Notre-Dame. Je n’ai pas voulu le vexer, mais je crois que c’est bien nous les Yankees qui avons donné plus de 60 millions de dollars, mais un bon nombre d’entre eux pensaient donner à l’équipe de football de Notre Dame. Enfin, tant pis, c’est quand même pas mal cette rénovation. Melania a trouvé les chasubles pas mal, je me fie à elle. Par contre les gribouillis de maternelle sur les fanions des paroisses qui ont défilé alors là, j’ai rien compris, eux qui ont des fanions fleurs-de-lys depuis 1000 ans, même que chez nous c’est le summum du style, même dans l’Indiana des villes ont la fleur de lys sur leurs logos. Enfin, c’est leur affaire, si ça leur fait plaisir, il y a plus important quand même. J’espère qu’ils ont mis des sprinklers comme à la Trump Tower, mon poste incendie-sécurité que j’ai installé en 1988 est toujours au top.

Un phénix renait de ses cendres

OK, OK, je m’égare, où en étais-je? Ah oui, c’est pas mal, non? de ressusciter

La doctrine Monroe, vieille de 200 ans. J’ai pas re-cité le Danemark, mais franchement, il n’a rien à faire au Groenland. Et puis, soyons bon prince, je laisserai St Pierre et Miquelon à Macron.

Allez, c’est le moment “JFK”: “nous irons sur la planète Mars, et on y plantera la bannière étoilée!” Génial, je vois Elon sauter de joie. Eh oui chers amis du monde entier, “nous sommes un people d’explorateurs, de bâtisseurs, d’aventuriers”… le far ouest est “dans notre cœur, dans notre âme.” “La nature sauvage, les déserts, la fin de l’esclavage, la maîtrise de l’électricité, la séparation des atomes, c’est nous. Il n’y a rien que nous ne puissions faire, aucun rêve que nous ne puissions réaliser ». “Le peuple américain a parlé. En Amérique, l’impossible est ce que nous faisons de mieux. Nous allons gagner comme jamais auparavant”, “Rien ne se mettra en travers de notre chemin”, “L’âge d’or ne fait que commencer”.

“Thank you, thank you, thank you very much”. Ça a de la gueule, non?

Fin du discours, poignées de mains – DJT se retrouve quelques instants plus tard dans la salle Emancipation Hall du rez-de-chaussée, où l’attendent tous ses fidèles et proches.

Ǫuel plaisir d’être enfin entre amis! Tous ceux là, ce sont vraiment les miens. Je vais leur dire que j’en ai un peu gros sur la patate de ne pas avoir pu tout dire dans la salle du haut. Mais là, je vais me lâcher, et attendez un peu mon discours à l’Arena, j’ai prévu d’offrir huit stylos à la foule, et 200 autres décrets m’attendent au bureau ce soir. On va se régaler!

Faudra quand même que je lui dise, à Johnny qui m’a conseillé dans mon speech. Je n’ai pas eu le temps de le lire, mais il était quand même pas mal, ce Zarathoustra. J’ai bien noté, et je re-servirai sa formule à l’occasion: “Deviens celui que tu es”. À demain, si vous le voulez bien!

Jacques Darras dans le Labyrinthe

Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


Je ne pouvais pas manquer ça ; j’ai donc entraîné mon amoureuse, ma Sauvageonne, à la librairie du Labyrinthe à Amiens où le poète-écrivain Jacques Darras dédicaçait son dernier livre, Je m’approche de la fin (Gallimard, 130 p. ; 17 €). Le maître des lieux, le libraire-éditeur Philippe Leleux, était sur place ; les deux hommes se connaissent bien. Philippe l’a édité. Ils ont en commun un goût prononcé pour la langue picarde. Il y avait du monde ; beaucoup de monde. Jacques est aussi connu dans sa Picardie natale que Jack Kerouac l’est aux Etats-Unis. Il signait à tour de bras. Afin de ne point l’importuner, je baguenaudais, discret, vers le cubitainer, précieuse source d’un chardonnay qui, ma foi, se laissait boire.

Ma Sauvageonne bavardait avec l’écrivain Hervé Jovelin ; je parlais aux livres, nombreux (normal : une librairie ; il eût été curieux que les cubis fussent plus nombreux que les ouvrages !), et tentais de lire sur les visages des lecteurs, fans de Jacques. Dès que ce dernier fut seul, en tout cas non occupé à signer, je courus le saluer.

A lire aussi: Les vignes saignent

J’apprécie cet homme haut, avec sa casquette irlandaise, passionné par la poésie de la Beat Generation. Jacques et moi, nous nous connaissons depuis longtemps ; si mes souvenirs sont bons, nous nous sommes rencontrés aux obsèques de Max Lejeune, en 1995, sur le parvis d’église Saint-Sépulcre, à Abbeville. Tout de go, je lui demandais pourquoi avait-il intitulé son livre Je m’approche de la fin, titre assez pessimiste. « Je m’approche de la fin ; bien entendu, il s’agit de la mienne », répondit-il, sourire aux lèvres. « Je n’ai pas l’outrecuidance de m’excepter du troupeau humain, mais je m’approche de la fin en général, non pas de la fin de vie, mais de la fin des fins, la fin dernière, et de la notion de fin. Donc, j’interroge ça en disant : « Je ne suis pas plus avancé que quiconque, ni moins avancé.» Et je me dis à quel point il y a assez peu d’intérêt pour ce stade final. J’y pense avec énormément de vigueur, et d’une certaine façon en me cabrant contre l’injustice – ou ce qui nous apparaît comme une injustice et qui n’en est peut-être pas une – et j’ouvre toutes les possibilités qui s’offrent à la fin. Nous ne savons pas si ça se ferme ou si ça s’ouvre. Je veux laisser les choses ouvertes. » Je lui demandai alors s’il n’était pas agnostique. « Oui », lâche-t-il. « Je suis une sorte de chrétien (car j’ai été converti à l’âge de 21 ans) mais aussi anticlérical ; je n’ai pas de sympathie pour les Eglises quelles qu’elles soient, dans leurs structures meurtrières, mais je ne méprise pas pour autant la notion de la croyance. »

Bientôt, notre conversation prit fin : un lecteur tendait son opus afin d’y recueillir une dédicace. Je retournais dans le fond de la librairie, parler aux livres et lire sur les visages des visiteurs. Et je me mis à regarder le fond de mon gobelet de chardonnay. « Je m’approche de la fin », songeai-je sous le regard de ma Sauvageonne ; elle devait se demander si j’allais en prendre un deuxième.

Brigade littéraire

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On réécrit les classiques ; on interdit les ouvrages jugés incorrects par rapport à la nouvelle morale ; on fait appel, dans les plus illustres maisons d’édition, à des sensitivity readers, prédits par Philippe Sollers dans son roman Portrait du Joueur (1985) ; on déstructure la langue française, on n’enseigne plus le passé simple en primaire, elle devient une « langue fantôme » selon l’expression de Richard Millet, lanceur d’alertes – immigration de masse, avènement d’une « novlangue », défaite de l’Éducation nationale, perte de sens – cloué au pilori par Tahar Ben Jelloun et Annie Ernaux, cette dernière étant à l’origine d’une liste signée par cent vingt écrivains de l’ère post-littéraire. Bref, c’est la vague scélérate de la cancel culture née dans les universités américaines.

Préfacé par Stéphane Barsacq

Marc Alpozzo, très présent sur les réseaux sociaux, est philosophe et critique littéraire. Il a publié une douzaine de livres et il est coauteur de plusieurs ouvrages collectifs, dont L’humain au centre du monde (Cerf). Il a décidé de rassembler un certain nombre de ses articles parus dans la presse depuis quinze ans en un volume intitulé Galaxie Houellebecq (et autres étoiles). Dans sa préface, Stéphane Barsacq, toujours précis, résume l’enjeu : « Sommes-nous destinés, à la suite de la mort de Dieu, à mourir d’épuisement pour rien ? À devenir des fonctionnaires de l’inessentiel ? Des prothèses de l’intelligence artificielle ? Des cellules souches pour le triomphe de l’eugénisme de type néo-libéral ‘’infra nazi’’ ? » En d’autres termes, nous sommes la première civilisation sans valeurs suprêmes, et ce n’est pas rien. Alors soumission, pour reprendre le titre d’un roman de Houellebecq ? Ou, au contraire, comme le demande Barsacq : « Sommes-nous sur le seuil d’une résurrection, au terme d’une descente aux enfers – soit le chemin même qui a mené Jésus au point où il est devenu le Christ ? » À chacun sa réponse. Pour nous aider à y voir clair, dans cette nuit aussi noire que celle de Goya, Marc Alpozzo réunit cette galerie improbable où se côtoient Maurice Barrès, Milan Kundera, Céline, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Philippe Muray, Marcel Jouhandeau, Richard Millet et d’autres qui ont refusé de participer à la danse des spectres shakespeariens. Ça offre un ouvrage de respiration mentale assez salutaire.

Houellebecq, c’est une littérature « de fin de siècle » écrit Alpozzo, qui ajoute : « Ça n’est pas une littérature éveillée. C’est une littérature qui protège et prolonge le grand sommeil des peuples. C’est une littérature mortifère, sans espoir de hauteur. C’est une littérature de petit homme. » C’est pour cela qu’elle plait tant aux bobos. Houellebecq est grand dans la dépression et les Monoprix, à la recherche d’une bouteille d’alcool et de préservatif goût fraise. Son talent excelle lorsqu’il s’agit de précipiter ses personnages essoufflés dans le vice, la déchéance, le vide. Le nihilisme, c’est son fonds de commerce. Il pressent une guerre de civilisation entre la France et l’islam. Et il annonce une défaite française, une « soumission » pour reprendre le titre d’un de ses plus impeccables romans. Mais le vainqueur, toujours selon Houellebecq, ne sera pas l’islam, mais le capitalisme. Le bonheur est une idée dangereuse, puisque lors de sa conférence au Cercle de Flore, il lança d’une voix blanche : « Tout bonheur est d’essence religieuse. On est plus heureux, même avec des religions merdiques. » Difficile de voir en lui l’écrivain qui sortira la France de l’ornière. Sauf à considérer qu’il peut jouer le rôle du négatif d’une photo.

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Difficile également de faire coexister Sollers et Houellebecq. Sollers, c’est Mozart joué parmi les oiseaux sur l’île de Ré. Pas de dépression en vue à lire Sollers, mais un hennissement de vitalité, une ligne à haute tension rimbaldienne, une palette qui ignore le noir. Pas de corps triste, pas de sexualité en berne. Le bonheur, chez le Vénitien de Bordeaux, est une idée éternellement jeune, expérimentée individuellement. À la différence de Houellebecq qui se complait dans les eaux stagnantes, Sollers navigue sur l’Atlantique, indiquant d’un doigt ferme les récifs à éviter : « L’émotion est très contagieuse, et la victimisation permanente. L’infantilisation progresse donc vers un langage de plus en plus punitif, où les élites sont toujours coupables. » (Extrait tiré de Légende, cité par Alpozzo). Il convient alors de prendre le chemin de l’école buissonnière pour échapper à la Société dont on a clairement identifié les dévots zélés.

On ferme

Cette galaxie hétérogène est-elle efficace ? Trop de contrastes existent entre les écrivains répertoriés par Marc Alpozzo. D’autant plus que les intellectuels sont en grande partie discrédités depuis la fin du XXe siècle. Beaucoup se sont fourvoyés en soutenant des idéologies mortifères. Être là, où il faut, quand il le faut, requiert clairvoyance, courage et honnêteté. On ne citera pas ceux qui furent dépourvus de ces qualités fondamentales. La liste serait interminable. Marc Alpozzo cite l’étude de François Dosse, La saga des intellectuels français (Gallimard, 2018) et conclut ainsi : « Notons également qu’on ne ressort pas indemne de la lecture de cette somme. Car elle trace l’itinérance et les errances d’une saga d’intellectuels engagés, qui ont souvent échoué dans leurs idéaux, et n’ont su sauver l’homme du désastre de la modernité. »

Il faut cependant lire le livre de Marc Alpozzo, et choisir l’écrivain qui correspond le mieux à nos aspirations salvatrices. Il sera le passage de l’ombre à la lumière pour reprendre une image chère à Victor Hugo. Ses livres seront, ou sont déjà, sur la table de chevet. On les feuillète au hasard. On les relit, à des époques différentes de la vie. On les laisse tomber, jamais longtemps. L’écrivain devient alors un compagnon de route. Sa « voix » ne nous quitte pas. Elle résonne (raisonne) quand le brouillage social est trop puissant. Il arrive parfois que l’espoir s’absente. Dans Les Derniers jours, cahier « politique et littéraire » (1927), Drieu la Rochelle laisse éclater son pessimisme : « Tout est foutu. Tout ? Tout un monde, toutes les vieilles civilisations – celles d’Europe en même temps que celles d’Asie. Tout le passé, qui a été magnifique, s’en va à l’eau, corps et âme. »

Marc Alpozzo, Galaxie Houellebecq (et autres étoiles). Éloge de l’exercice littéraire, préface de Stéphane Barsacq, LESEDITIONSOVADIA, 333 pages

Galaxie Houellebecq (et autres étoiles) : Eloge de l'exercice littéraire

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L’agnostique qui frappe aux portes ouvertes

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Le poète et écrivain Jacques Darras sort un long poème, Je m’approche de la fin, constitué de douze chants de dix-huit vers qui gigottent entre révolte, espoir et lucidité. On pense parfois à Ezra Pound. Une poésie intense, libre et profonde. Le livre se termine par un cri de joie : « Tout est possible ! » Il s’en explique.


 « Une audace musclée »

Causeur. Le titre du recueil est assez pessimiste. Pourquoi ?

Jacques Darras : Je répondrais avec une sorte de subterfuge car il y a « m’approche », m apostrophe, c’est-à-dire le réflexif. Je m’approche de la fin ; bien entendu, il s’agit de la mienne. Je n’ai pas l’outrecuidance de m’excepter du troupeau humain, mais je m’approche de la fin en général, non pas de la fin de vie, mais de la fin des fins, la fin dernière, et de la notion de fin. Donc, j’interroge ça en disant : « Je ne suis pas plus avancé que quiconque, ni moins avancé. » Et je me dis à quel point il y a assez peu d’intérêt pour ce stade final. J’y pense avec énormément de vigueur, et d’une certaine façon en me cabrant contre l’injustice – ou ce qui nous apparaît comme une injustice et qui n’en est peut-être pas une – et j’ouvre toutes les possibilités qui s’offrent à la fin. Nous ne savons pas si ça se ferme ou si ça s’ouvre. Je veux laisser les choses ouvertes.

Envisagez-vous cette fin avec sérénité ou inquiétude ?

Je dirais avec une certaine audace musclée.

Avec une certaine curiosité ?

Oui, avec une certaine curiosité ; la curiosité a toujours été mon maître mot. Sérénité, oui ; l’audace musclée est une sorte de sérénité. Je n’ai pas peur de disparaître ; je n’ai pas peur de poser la question terminale. Sans savoir y répondre mais quand même : je pense qu’il faut se la poser, et la poser de façon générale. On peut considérer que ça va de soit ; en effet, on n’y peut rien certes, mais on peut tenter de pousser des portes qui paraissent secrètes, inaccessibles ; j’y vais, quoi…

Avec l’espoir d’un au-delà ? Êtes-vous croyant ?

Tout mon livre repose sur la dialectique du savoir et du croire. Les gens qui disent qu’ils ne croient à rien, je leur réponds : « Si, vous croyez à votre croyance. Vous croyez que le non savoir est plus important que le savoir même. » On ne sait rien ; personne ne sait rien. A partir du moment où l’on ne sait rien, on ne peut pas prétendre savoir.

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Donc, le doute vous habite ?

C’est un doute suspensif absolu mais qui, en même temps, laisse ouvertes toutes les possibilités. La dernière phrase de mon livre (que mon héros dit puisque je suis en quelques sorte le héros de l’ouvrage) est : « Tout est possible ! » Ne fermez surtout pas les portes.

Il s’agit donc d’une manière d’agnosticisme.

Oui ; je suis une sorte de chrétien (car j’ai été converti à l’âge de 21 ans) mais je suis aussi anticlérical ; je n’ai pas de sympathie pour les Eglises quelles qu’elles soient, dans leurs structures meurtrières, mais je ne méprise pas pour autant la notion de la croyance.

Malaise dans la plaine

Quelle est la structure de ce livre ?

Il y a douze chants de huit chapitres, tous de la même longueur et qui racontent l’histoire de ce qui m’est arrivé (aux chants quatre et cinq) ; c’est un événement réel, véritable. Je me suis mis en scène en m’écroulant dans la plaine, très tard le soir ; j’étais quasiment mort. Et j’ai été secouru, puis sauvé d’une façon inouïe. C’était en 2018.

S’agissait-il d’un malaise ?

Mon pacemaker m’a lâché. J’ai été secouru par La Providence, avec un L majuscule, dans un endroit où personne ne passe jamais. Cette dame passait en voiture ; une grande dame. J’étais complètement sonné et je ne lui ai pas demandé son nom. Je ne la connais pas ; tout mon poème tourne autour de ça. Cette dame m’a d’abord transporté chez moi, puis je suis allé à l’hôpital.

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C’était où, précisément ?

Chez moi, entre le cimetière et le village, entre Chantilly et Senlis. À 800 mètres du village, dans un chemin de terre où personne ne passe habituellement.

À quels poètes avez-vous pensé en écrivant ce livre ?

À aucun poète ; mon éditeur m’a dit que ça lui rappelait Les rêveries d’un promeneur solitaire, de Jean-Jacques Rousseau. Ce dernier est renversé par un chien qui lui fonce dans les quilles ; il se réveille et retrouve le monde comme il ne l’avait jamais vu. Sinon, je n’ai pensé qu’à moi, mais pensant à moi, j’ai pensé à tout le monde. Tout le monde, un jour ou l’autre, s’est interrogé sur la fin, sur l’après, sur l’après fin.

Vous travaillez sur d’autres textes actuellement ?

J’ai cinq textes en préparation. Des poèmes romanesques. J’ai eu un bon article hier dans Le Monde des livres, page 91 ; très très bon article de Nils C. Als qui s’occupe de la poésie pour autant que Le Monde s’occupe de la poésie.

Je m’approche de la fin, Jacques Darras ; Gallimard ; 130 p.

Je m'approche de la fin: poème parlant pensant dansant

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  1. https://www.lemonde.fr/critique-litteraire/article/2025/01/19/les-breves-critiques-de-la-rentree-litteraire-d-hiver-alain-badiou-et-pascale-fautrier-eric-chauvier-celine-lapertot-raphael-meltz_6505946_5473203.html ↩︎

Philippe Vilain est un « Mauvais élève » — et tant mieux pour nous

Il est bien dommage, affirme notre chroniqueur, que l’on n’ait glosé, en parlant du dernier opus de Philippe Vilain, que sur sa passion passée, dans les années 1990, pour Annie Ernaux, et sur son ébahissement devant ce qu’elle a fait de lui en 2022 dans Le Jeune homme, récit de leurs cinq ans de liaison. Mauvais élève est un très bon livre — et autrement meilleur que les autofictions répétitives du dernier Prix Nobel français de littérature.


Je n’ai jamais aimé Annie Ernaux, ni sa littérature. Je n’aime pas ce personnage éminemment construit, revendiquant des racines prolétaires qui n’ont jamais été les siennes. Elle appartient à cette petite-bourgeoisie plus conformiste, au fond, que la grande bourgeoisie, qui sait s’encanailler sans en faire des romans et améliore son pedigree avec un peu de sperme ouvrier, çà et là. Féministe par principe, elle a défendu Houria Bouteldja, épigone raciste, judéophobe et pro-islamiste du Parti des Indigènes de la République (la république algérienne, probablement) : en 2017 Ernaux cosigne une tribune de soutien à la rédactrice de Les Blancs, les Juifs et nous, brûlot raciste s’il en fut jamais. Une pétition dont Jack Dion, à l’aile gauche de Marianne (qui vient de le remercier) disait qu’il était « ahurissant d’allégeance à une dame qui a exposé son racisme au vu et au su de tous ».

Je sais toutefois un gré infini à Ernaux d’avoir illustré ce fameux « degré zéro de l’écriture » jadis théorisé par Roland Barthes, qui pensait que la vacuité absolue de l’expression était inatteignable — la preuve que non : il suffit de lire Le Jeune homme, l’un de ses derniers textes autobiographiques, paru la même année que son Nobel. J’ai dit à l’époque ce que j’en pensais — et il est diablement difficile de penser un tel objet littéraire. Il a fallu que je sorte mes balances en toile d’araignée pour peser cet œuf de mouche.

Comme quoi le néant même a un poids.

Je ne m’étais guère intéressé à l’anecdote biographique: une femme en pré-ménopause s’offre un amant de trente ans plus jeune qu’elle, joue avec lui à Pygmalion, le trimballe dans ses voyages comme un vanity case, en fait sa chose, son olisbos vivant — et s’en sépare lorsqu’elle constate qu’il a finalement plus de ressources qu’elle ne lui en supposait : ce fils de prolo — ce qu’elle n’a jamais été — a plus de volonté et de talent dans son petit doigt que notre romancière de gauche dans toute son illustre personne fanée. J’ai expliqué il y a peu, à propos de Babygirl, qu’un regain érotique anime parfois les femmes à l’aube de la sénescence. Oui, mais ceci compense-t-il cela ?

Mauvais élève est, bien plus qu’un règlement de comptes, un objet littéraire en soi, le récit (autobiographique) d’un garçon pré-condamné par son milieu et son inaptitude aux études à être OS ou manutentionnaire, et qui à force de travail, de foi en lui-même, malgré les épreuves, réussit à passer le Bac, à faire des études de Lettres et enseigne aujourd’hui la littérature française à Naples. C’est un texte magnifiquement écrit (heureusement pour nous, il a plus retenu Balzac ou Proust — qui « me terrifiait parce que je trouvais en le lisant tout ce que j’avais ressenti » — qu’Ernaux) ; un texte qui pourrait appartenir à cette « littérature prolétarienne » jadis instituée par Henry Poulaille et illustrée, entre autres, par Eugène Dabit — d’authentiques enfants d’ouvriers, l’un et l’autre.

La misère familiale et intellectuelle a façonné Vilain (il joue avec son patronyme avec un grand humour : « Ce nom, dit-il, il me fallait l’assumer », même s’il évoque « les servitudes féodales, les vies soumises, les méchants et la paysannerie dans ce qu’elle a de plus terrien »), et les livres l’ont sauvé : « Il n’existe sans doute pas d’asservissement plus grand que celui d’une vie sans livres » qui « en nous rendant incapables de décrypter le monde et de nommer précisément les choses, nous condamne à errer dans un monde absurde. »

Lire — et écrire : il se sent « appelé par les mots » — et il a bien fait de répondre à cet appel.

On mesure sa déception lorsqu’après son premier passage à Bouillon de culture (pour La Dernière année, paru en 1999, il entendit Ernaux, au téléphone, le crucifier d’un « j’ai eu l’impression de voir un fils d’alcoolique parler » — façon de le renvoyer à son passé, et de se démarquer à jamais, toute « de gauche » qu’elle se prétende, d’un « vilain » normand, la glaise d’Evreux ou de Vernon collée à ses chaussures de plouc perpétuel. Le mépris de classe est toujours plus fort dans les catégories intellectuellement proches de ce qui leur répugne.

Pour avoir enseigné au Neubourg, près d’Evreux, et avoir eu là des enfants d’ouvriers agricoles, pendant que les fils de bourgeois partaient chaque matin à Saint-Pierre Marie-Cécile à Evreux ; pour avoir été le premier dans ma famille à avoir le Bac, avec des parents qui à l’origine étaient sténodactylo (ma mère) ou flic de bureau (mon père) ; pour avoir détonné des années durant à l’ENS-Saint-Cloud, qui comptait peu de pauvres, je me suis senti en plein concernement en lisant ce très beau texte, où Vilain ne cherche pas à « venger sa race », comme dit l’autre, mais à nous expliquer comment on devient écrivain, et comment on s’extirpe des bras d’une mante religieuse qui se prend pour Pygmalion. Deux exploits, quand on y pense.

Bien sûr vous pourrez y chercher le détail de cette liaison déséquilibrée. Mais croyez-moi, c’est surtout la leçon d’écriture qu’il faut y lire — et la leçon de vie, lorsqu’on est parti d’en bas et que vous ne devez qu’à votre travail, à votre talent, et à votre sens du kairos de vous être imposé sur la scène littéraire. Si Ernaux préférait Venise, Vilain se sentit tout de suite chez lui à Naples — tout comme j’y ai moi-même respiré les effluves de mon enfance marseillaise : ses étudiants, là-bas, à l’Université Federico II, ont une vraie chance.

Philippe Vilain, Mauvais élève, Robert Laffont, janvier 2025, 236 p.

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Lyrique: Sellars égare Rameau dans la danse urbaine

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Sous le mandat d’Alexander Neef à la tête de l’Opéra de Paris, Peter Sellars aura été servi : reprise, il y a moins d’un an, de Beatrice di Tenda, de Bellini. Et à présent, Castor et Pollux, dans une production inédite signée du célèbre metteur en scène. De sa part, on ne s’attendait pas à une telle sobriété : un seul et même décor habite de part en part la « tragédie lyrique en un prologue et cinq actes » du sieur Rameau, dont le Palais Garnier reçoit, c’est une première, la version primitive, celle de 1737. Car en 1754, le compositeur en proposera une version remaniée, supprimant la « prière pour la paix » qui constitue justement ce prologue en forme d’allégorie, pour le remplacer, entre autres modifications substantielles, par un premier acte entièrement neuf.  

On voit bien ce qui a motivé l’Américain dans cette transposition à l’époque contemporaine, d’un drame mythologique associant les Dioscures, dieux-jumeaux rivaux dans leur amour pour Télaïre, fille du Soleil, mais inégaux dans la vie car Castor est un guerrier promis au combat, et mortel, tandis que leur père, Jupiter, a doté Pollux, son frère, du privilège de l’immortalité. Bref, nos Gémeaux du zodiaque vont devoir faire preuve l’un comme l’autre de beaucoup de vertu pour triompher du sort qui les a soumis à tant d’épreuves mêlées. Il y a toute chance pour que, majoritairement, le public d’aujourd’hui ne comprenne goutte aux enjeux du livret, tant les figures de la fable antique ne nous sont décidément plus du tout familières.

Pour autant, Peter Sellars nous y aide-t-il ? Au centre du plateau, un informe clip-clap d’un rouge passé ; au premier plan, un coffre bas en bois, style IKEA ; au fond, une cabine de douche fermée par des rideaux en plastique blancs ; à droite un coin-cuisine avec ses placards, son évier ; la petite table et les chaises, évidemment ; et puis, cela va de soi, le réfrigérateur-congélo ; côté gauche un plumard aux draps et couverture en désordre, flanqué d’une espèce de fauteuil-club d’un blanc-crème fatigué…   En toile de fond à ces éléments de mobilier façon F2 « ça m’suffit » sans parois, un écran vidéo plein cadre qui, d’un bout à l’autre du spectacle, diffusera tour à tour, en fondus enchaînés, des scènes urbaines nocturnes  (muettes)  alternant avec axes routiers périphériques, tours de béton évidées et taguées de haut en bas, lignes à haute tension, centrale électrique ; tableaux auxquels succèderont voûte étoilée, galaxies, constellations, vues aériennes ou stratosphériques de métropoles, paysages inviolés, comme extraits de La Terre vue du ciel (Arthus-Bertrand)… jusqu’à ce que le jour se lève sur Mars ou Vénus, sait-on, sur les entrailles agitées de notre planète, et sur notre globe bien-aimé rendu in fine à sa gloire céleste… Le vidéaste Alex Macinnis a bien travaillé. Pour autant, est-ce que cela nous éclaire ?

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Rien n’est moins sûr. Décor, accessoires et panoplies phagocytent de bout en bout la musique, à qui décidément Sellars refuse ses droits et ses prérogatives. Ainsi l’excellent ténor Reinoud Van Mechelen, qu’on a pu entendre déjà l’an passé dans cette même enceinte en Jason, dans Médée, de Charpentier, autre sommet du baroque, campe-t-il ici un Castor en treillis militaire, of course. Ainsi les démons et comparses s’extraient-ils du canapé convertible, du frigo ou du coffre à jouets (qui sert aussi de tombeau au passage) d’une façon qui confine involontairement au burlesque. Mais surtout, surtout, omniprésente autant qu’anachronique, la chorégraphie contorsionniste, signée du vieux complice de Sellars Cal Hunt, originaire de Brooklyn, associant break dance, au sol, au krump (incarné ici par la star « Jamsy ») et à ce qu’il est convenu d’appeler flex dance, ou flexing  (« Sage », « Storm », « Kendrickble »… pour les aficionados), plaque arbitrairement sur la dramaturgie un ballet d’expression afro-caraïbe aussi vain qu’écrasant. Nippés, naturellement, dans le style caillera qui s’imposait, ces danseurs (et danseuses) bigarrés fusionnent dans un exercice qui, superposé à la partition lyrique, finit par détourner abusivement de l’attention qu’elle requiert.      

Parti pris d’autant plus regrettable qu’à la direction de son Orchestre et Chœurs Utopia, le chef grec Teodor Currentzis restitue à ce joyau du baroque sa fulgurance et sa délicatesse, en s’appuyant en outre sur un casting de haute volée : parée de noir dans le rôle de Télaïre, la soprano Jeanine De Bique est sans conteste la vedette de cette production. Tétanisé tout au long par sa performance (pas un applaudissement intempestif au cours de ces trois heures d’opéra), le public attendra d’ailleurs le tomber de rideau pour lui réserver une ovation délirante.

Kilsby Laurence © Ben Reason

Quant à votre serviteur, c’est vers Laurence Kilsby qu’il porte également ses suffrages :  des courtes pages que lui offre Rameau sous les traits de l’Amour, le jeune ténor britannique fait des instants de pur ravissement : timbre moelleux, articulation parfaite, présence sobre et raffinée. On a hâte de l’entendre à l’Opéra-Comique, dans Samson (17 au 23 mars) puis, en juin prochain dans le rôle d’Alphée chez Lully, dont l’Opéra Royal de Versailles programme la tragédie lyrique Proserpine, en version concert…  Formé à l’Académie de l’Opéra de Paris, Kilsby, je vous le dis, n’a pas fini de faire causer.        


Castor et Pollux. Opéra de Jean-Philippe Rameau. Avec Reinoud Van Mechelen, Marc Mauillon, Jeanine De Bique. Direction : Teodor Currentzis. Mise en scène : Peter Sellars. Orchestre et Chœur Utopia.

Durée : 3h20.

Palais Garnier, les 28, 30 janvier, 1, 7, 11, 13, 15, 19 février 19h30. Le 23 février 14h30.

Arnaud Desplechin, une vie pour le cinéma


Il est souvent intéressant d’essayer de comprendre pourquoi un créateur produit des œuvres d’art. Lui-même ne le sait pas, souvent. Vient alors le temps de l’introspection. Le romancier écrit ses Mémoires, et le cinéaste tourne un documentaire sur son enfance. C’est difficile de parler de soi, c’est même périlleux. Et puis, est-ce que ça intéresse vraiment le public ? Je crois bien que oui, en fait.

Prenons le nouveau film d’Arnaud Desplechin, Spectateurs !, dans lequel le cinéaste, à l’instar de Leos Carax récemment dans C’est pas moi (2024), égrène ses souvenirs liés au cinéma : sa vocation de cinéphile d’abord, puis de cinéaste.

Desplechin est un très bon cinéaste, selon moi, dont certains films m’ont plus que touché, comme Frère et Sœur (2022) avec Marion Cotillard. Spectateurs ! est un documentaire, avec quelques passages de fiction. Desplechin se met, et même se remet en scène, dans une « Reprise » au sens kierkegaardien du terme qui dévoile sous un jour nouveau une vie consacrée au 7e art, et la reconstitue dans toute sa fraîcheur initiale, qu’on croyait disparue. Le cinéma seul permet d’accomplir cette résurrection par l’image, comme aurait dit Jean-Luc Godard.

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L’art de la citation

De même que Godard justement, Desplechin se passionne pour la naissance du cinéma. La peinture préfigurait cet art, démontre-t-il, puis la photographie dont Desplechin nous montre ses exemples favoris. Ensuite, il passe au cinéma proprement dit, le muet en noir et blanc des frères Lumières, et celui en couleur. Nombre d’extraits de films émaillent le propos de Desplechin. Ils sont adroitement agencés et créent un effet agréable. On en reconnaît la plupart. Citer un livre ou un film demande de la dextérité, et Desplechin en possède suffisamment pour que ces brefs collages aient un sens. En général, la critique n’aime pas les citations. Mais si on retirait à Montaigne tout ce qu’il a recopié chez les grands auteurs, on se priverait du plaisir de la dégustation. Cela manquerait de sel. Desplechin sait citer. Il rend un hommage instructif à ses illustres devanciers. Il paie sa dette. Il peut s’agir de Fantômas, que sa grand-mère, jouée par une émouvante Françoise Lebrun, l’emmène voir au cinéma, quand il est enfant, ou, plus tard, de Persona de Bergman, ou encore de films de Coppola, etc., etc. Desplechin a le film fétiche facile, et cela est plutôt sympathique.

Le tournant de « Shoah »

Desplechin s’arrête longuement, aussi, sur le film Shoah de Claude Lanzmann, qui l’aura bouleversé. C’est une très belle séquence, dans laquelle il nous raconte comment il l’a vu pour la première fois dans un cinéma parisien, au début des années quatre-vingt. « Ma vie en a été changée », confie Desplechin dans le commentaire off. Grâce à ce film, assure-t-il, les six millions de victimes assassinées par les nazis bénéficient du dernier accompagnement dont elles ont été privées. Desplechin précise qu’il n’est pas juif, il est chrétien, dit-il. Mais la vision du film de Lanzmann le met dans la nécessité de prendre parti. Shoah est la seule réponse possible à un « événement sans réponse », et elle est donnée par le cinéma. Desplechin en profite pour évoquer son amitié avec Claude Lanzmann, qu’il a bien connu, et qu’il décrit comme « fou, raisonnable et d’une tendresse inouïe ». J’ai beaucoup aimé également, toujours à propos de Shoah, la séquence de Spectateurs ! qui se passe à Tel Aviv, où Desplechin se rend pour interviewer, d’ailleurs un peu à la manière de Lanzmann, une journaliste israélienne qui avait écrit, note-t-il, un article inoubliable au moment de la sortie du film.

L’histoire du fameux Bal Shem Tov

Desplechin ne quitte pas tout de suite l’univers juif, le temps de s’entretenir avec le cinéaste new-yorkais Kent Jones. Ils évoquent tous les deux Hélas pour moi (1993) de Godard. Kent Jones répète à Desplechin l’histoire juive, recueillie jadis par Gershom Sholem dans un de ses livres, que Godard a mise en exergue de son film. Vous la connaissez peut-être, on la doit au fameux Baal Shem Tov. Dans les périodes difficiles, celui-ci se rendait dans la forêt, allumait un feu et priait en silence. La chute de cette parabole, pointant la décadence spirituelle moderne, a des allures typiques de blague juive : « Nous ne savons plus allumer le feu, nous ne savons plus dire les prières, nous ne connaissons même pas l’endroit de la forêt, mais nous pouvons encore raconter l’histoire. » À méditer.

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Spectateurs ! nous prouve, s’il en était besoin, la sensibilité d’Arnaud Desplechin. Il évoque ce qu’il aime, ce qui est important à ses yeux. Cet autoportrait est d’une subjectivité délibérée, tel le reflet d’un visage sur un miroir. « La réalité, elle scintille sur l’écran… », reprend-il plusieurs fois. Certes, le temps qui passe ne reviendra jamais, emportant avec lui des êtres chers, comme sa propre mère dont Desplechin nous entretient au début. Spectateurs ! m’a paru baigné d’une grande et élégante mélancolie. Ce qui fait la différence, c’est le sentiment d’étonnement et de saisissement assez agréable qui se communique au spectateur − à l’image du train des frères Lumière entrant en gare de La Ciotat.

Spectateurs !, d’Arnaud Desplechin. Avec Françoise Lebrun, Mathieu Amalric, Milo Machado-Graner, Dominique Païni. 1 h 28.

En salle depuis le 15 janvier.

Comment tuer Brecht

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Grand Peur et Misère du IIIe Reich est actuellement donné au théâtre de l’Odéon. Selon sa metteuse en scène, la comparaison entre l’Allemagne de 1933 et notre époque est une évidence. Sans plus de finesse, elle achève le massacre du chef-d’œuvre de Bertolt Brecht avec une distribution d’acteurs consternants.


Le dramaturge allemand Bertolt Brecht (1898-1956) DR.

Dans le somptueux écrin redoré du théâtre de l’Odéon (où je ne sais plus quel iconoclaste directeur, pour intimider le bourgeois, avait fait bomber en noir-mat le cadre et les loges d’avant-scène), une salle pleine à craquer assistait hier soir à une représentation d’un chef-d’œuvre de Brecht, Grand Peur et Misère du IIIe Reich.

Que ce public fût recueilli ou somnolât vaguement dans une heureuse torpeur, si c’eût été la saison des mouches, nul doute qu’on les aurait entendu voler. Ils sont comme ça, les abonnés de l’Odéon. Bonne pâte. Un gros pudding de spectacle mal cuit pour dénoncer les horreurs du fascisme, en Allemagne, en 1933 bien sûr, mais-c’est-pareil-aujourd’hui-chez-nous-suivez-mon-regard, et ils accourent en masse, sitôt le conseil de classe terminé, le temps de saluer la proviseure.

Marine Le Pen = Hitler

Au cas où on n’aurait pas compris, elle nous l’assène, la metteuse en scène, Julie Duclos, dans le programme : « On a commencé les répétitions juste après les élections législatives, ce qui a rendu les choses incroyablement concrètes. » Et encore : « C’est cette tension entre passé et présent qui agit comme un avertissement, comme pour demander : êtes-vous sûrs de vouloir recommencer ? »

Ainsi, dans un théâtre national, avec l’argent des votants, on a licence d’affirmer tranquillement que Marine Le Pen = Hitler, sans autre forme de procès. Mlle Duclos (rien à voir avec Jacques, je suppose ?) nous assure que le coup d’État, la dictature, la suppression des libertés fondamentales, la persécution des juifs, des homosexuels, des malades mentaux, nous attendent au tournant dès que M. Bardella sera Premier ministre. Dernier avertissement ici, au Théâtre de l’Odéon, jusqu’au 7 février. Oyez, oyez ! Braves gens ! Prenez vos places.

On aimerait que Mlle Duclos soit moins obstinée à démontrer l’indémontrable, qu’elle ait observé que l’Histoire ne se répète jamais de la même façon, que Mme Le Pen a passé deux décennies à réformer son parti, pour justement se démarquer de l’antisémitisme et des outrances de son père. En outre, le RN respecte les lois de la République, et n’a aucune intention d’exterminer dans des camps qui que ce soit. Bref, sans lui demander de devenir tout à coup Lassalle ou Françon, on aimerait que Mlle Duclos eût l’esprit moins encombré de tant d’a priori pour mieux se concentrer, et essayer d’éclairer cette œuvre avec art et profondeur.

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Furcht und Elend des Dritten Reiches fut composée de 1934 à 1938 par Bertolt Brecht et Margarete Steffin sous forme d’une succession de petites scènes à partir de coupures de presse, l’ensemble esquissant un tableau très réaliste de la société allemande sous le nazisme. Parmi les scènes marquantes, citons « Le Mouchard » (ici retitré « La Délation »), reflétant le climat qui régnait dans les familles, avec la crainte que les enfants, endoctrinés, aillent dénoncer leurs propres parents à la Gestapo. Ou encore « La Juive », long monologue téléphonique d’une femme mise à l’écart par ses amis, et qui se résout à quitter son mari, devenu trop lâche pour la protéger ou l’accompagner.

C’est en effet avec sa maîtresse Margarete Steffin, de dix ans sa cadette, en âge mais non pas en talent, que Brecht aura écrit ce texte-là, parmi d’autres de ses plus grandes pièces. Une collaboration qui dura dix ans, jusqu’à la mort de Steffin, de tuberculose, en 1941, à Moscou, où elle espérait un visa américain pour suivre le couple Brecht en Californie. Elle avait déjà surmonté bien des obstacles pour suivre l’amant et sa légitime épouse Hélène Weigel dans leur périple en Europe du Nord, à compter de leur départ d’Allemagne en 1933. Au Danemark d’abord, où Brecht arrangea un mariage avec un Danois complaisant pour que Steffin vînt le retrouver. En Suède, en Finlande, en URSS enfin, où s’acheva ce ménage à trois artistique par la mort de Margarete Steffin. Pourquoi a-t-on aussi injustement oublié le nom de la co-autrice de Galilée, Puntila et Matti, La Bonne Âme du Se-Tchouan, Arturo Ui ? Et si c’était elle qui donna à Brecht son inspiration la plus réaliste, la plus complexe et la plus accomplie, cette ampleur historique qui fait de lui l’héritier de Hoffmanstahl, de Wedekind, de Schnitzler ?

Car c’est le réalisme qui se démode le moins. Plus une œuvre est située dans sa culture, son époque, sa société, plus elle est universelle. Voyez Tchekhov. Plus elle se veut abstraite, métaphorique, symbolique, plus elle finit au contraire datée. Y a-t-il plus désuet que le « théâtre de l’absurde », devenu pensum pour les élèves de première et tarte à la crème du bac de français ?

Ton de téléfilm

Sous le titre 99% (résultat du vote du référendum sur l’Anschluss), huit scènes de Grand Peur et Misère du IIIe Reich furent créées à Paris dans la salle d’Iéna avec… Hélène Weigel, le 29 mai 1938. La même année, vingt-sept scènes étaient prêtes pour une édition qui n’eut jamais lieu, Images du IIIe Reich. En 1941, le trio parvint à faire représenter treize scènes à Moscou. Grand Peur est une grande pièce, qui a marqué les spectateurs de plusieurs générations. Sa distribution importante fait qu’elle est rarement jouée, et en général partiellement. Œuvre ample et rare, dont chaque reprise devrait constituer un événement.

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Lisez-la chez vous au coin du feu. Inutile d’affronter la bise du parvis de l’Odéon pour entendre des acteurs sans valeur ajoutée la jouer sur un ton de téléfilm. La metteuse en scène a confié le fameux monologue de la Juive à une jeune femme qui a l’air de débiter des slogans dans une pub Ikea. Moderne. Chemisier ample, pantalon court et baskets. Sur cette illustre scène de l’Odéon où l’on a vu tant d’interprètes fameux et de spectacles mémorables, la jeune femme Ikea se débat avec un texte où elle ne comprend rien, auquel elle n’apporte rien. Du reste, son nom ne vous dirait rien non plus.

Ses camarades sont à l’avenant. Les jeunes sont plus inaudibles. Les vieux plus vraisemblants. Chacun joue plusieurs rôles. Ce n’est pas Huppert ni Huster, c’est clair. Encore moins Riva ou Bruno Ganz. Ce n’est pas de leur faute, mais celle de la metteuse en scène qui les a choisis. Ils ne sont pas mauvais, non, c’est pire, ils sont banals. Comme on veut être charitable, on se dit, tiens, celui qui fait le juge n’est pas mal, cette brune a du jarret, ou ce comédien black a de la présence. Et ce serait suffisant, ou très bien, formidable même, si on voyait ça à l’occasion d’une kermesse à Arcachon, après un coup de rosé-piscine. Mais en plein hiver au théâtre national de l’Odéon, à 15 millions d’euros de subventions de l’État, on a du mal à comprendre. Elles doivent passer dans le chauffage, les subventions.

2h15. Jusqu’au 7 février

Bouquineur, la soif de l’or!

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DR.

Monsieur Nostalgie vous parle de Charles Des Guerrois (1817-1916), le plus grand bibliophile troyen, qui a laissé à la postérité, deux textes Le Bouquineur suivi d’Une Histoire de livres qui n’avaient pas été encore publiés. Épure, les éditions et presses universitaires de Reims, vient remédier à cette lacune dans sa collection Cultures et Temporalités


La bibliophilie est une maladie infantile qui s’attrape on ne sait comment. Après une forte fièvre ? À la suite d’une vision, dans la vitrine d’une librairie ancienne, un soir de la Nativité ? Le jour de nos onze ans, où une tante bien intentionnée vous offre les Mousquetaires dans une édition empourprée et, sans le vouloir, propage le virus dans votre esprit fragile ?

Si la lecture demeure ce vice impuni, le besoin vital, énergisant et financièrement dangereux d’accumuler des volumes peine à trouver des explications rationnelles. Aucune logique dans cette frénésie qui encombre les appartements et vide vos comptes. D’éminents neurologues se sont penchés sur le sujet, le collectionneur avide et enchaîné à ses bibliothèques, délaissant famille et amis pour se sustenter de nouvelles acquisitions, y abandonnant ses économies et sa santé mentale, est un cas pathologique où entrent en conflit intérieur l’objet en tant que tel et son contenu. De cette friction, naît une addiction. Ce n’est pas une question de culture, de savoir, d’érudition, nous serions plutôt du côté de la goinfrerie. La gourmandise est-elle un péché capital ? Ceux qui sont sujets à ces crises boulimiques, trouvent toutes les ruses pour acheter, emmagasiner toujours et encore plus, ils courent le risque d’être enseveli sous le papier, n’ont même pas assez d’espace pour se nourrir ou dormir, l’imprimé aura leur peau. En matière de bibliophilie, nous sommes tous des amateurs devant la grand ’œuvre de Charles Des Guerrois, cheval de Troyes de la littérature et bienfaiteur de sa ville. Dans leur avant-propos, Olivier Justafré et Jean-Louis Haquette nous en disent un peu plus sur ce drôle de zig.

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« Lecteur insatiable, Charles Des Guerrois fut aussi l’auteur de plus de 120 livres et articles. Il voua un tel amour au Livre qu’il légua les 45 732 volumes composant sa si précieuse collection à la bibliothèque de sa ville, Troyes » nous précisent-ils. Nous sommes devant un forcené, un possédé du Livre, un dissident qui se moque des nourritures terrestres. L’existence ne vaut d’être vécue que si elle regorge de livres, que si l’être humain reste en contact avec cet objet, tantôt pelisse, tantôt porte sur l’aventure. De guerre lasse, Des Guerrois engrange, compile, échafaude, se barricade, s’invente et se réinvente au contact du papier. C’est quelque chose d’épidermique, d’intime, inexplicable à une époque où la dématérialisation fait des ravages, une Odyssée qui nous apprend que certains Hommes, en dehors des contingences, ont poussé l’amour du Livre jusqu’à la « déraison ». Ce Des Guerrois commence à nous plaire, avec ses tocades et son absence de mauvaise foi. Il n’a pas la passion triste. Dans ce petit texte intitulé Le Bouquineur qui est son double de papier, il évoque la destinée d’un bibliomane (dès ses trois ans, quatre ans au plus) et du déchaînement émotionnel que lui procurèrent les livres. Quelle est la définition du mot « Bouquineur », peu usité de nos jours ?

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Nous connaissons les bouquinistes, mais les bouquineurs viennent-ils d’une contrée fantastique ? Dans leurs notes, nos chercheurs qui se font passeurs, nous disent que « le terme qui donne son titre à la nouvelle n’est pas choisi au hasard par l’auteur. Il est défini par le Grand dictionnaire universel du XIXème siècle de Pierre Larousse comme « amateurs de vieux livres ». Dans le discours sur la bibliophilie, de Paul Lacroix à Nodier notamment, il renvoie à un type de collectionneur aux moyens modestes, qui fréquente plus les étals des bouquinistes et les brocanteurs que les salles des ventes ». Ce bouquineur, c’est vous, c’est nous, le badaud qui ne résiste pas à la couverture d’un folio ou d’un livre de poche. Ce n’est pas le prix qui fait le collectionneur, c’est plutôt l’élan irrépressible, la soif de lecture. Des Guerrois nous montre la/sa trajectoire quand l’équilibre était encore possible : « Il achetait un peu et lisait beaucoup, sans compter. Il n’y avait pas lieu de souffrir et il ne souffrait pas ». Sauf que les livres sont un poison, l’engrenage fatal allait dérouler son destin immuable, entraîné par son épouse qui se passerait de robes et d’un intérieur douillet, qui allait allumer sa « flamme dangereuse » ; comme poussé par une mécanique céleste, inarrêtable, le bouquineur devint insatiable : « Il ne mesurait plus dès lors les ressources aux acquisitions : il achetait, achetait toujours ; sa grande raison, sa grande excuse à ses propres yeux (c’est celle que font valoir tous les bibliomanes) était celle-ci : « Je ne retrouverai pas ce livre ». Peur de manquer. Une Histoire de livres complète cet opuscule à ne pas mettre entre toutes les mains, car ces contes bibliophiliques sont addictifs.

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Niels Arestrup l’irremplaçable

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Niels Arestrup © BALKAR/FREGE/SIPA

Niels Arestrup est mort le 1er décembre. Durant toute sa carrière, il a brûlé les planches et crevé l’écran. Ce passionné était de la race des Raimu et Marlon Brando qu’on venait voir, admirer et craindre à la fois. Cet être à part était un monstre-volcan, l’un des derniers.


Le 29 novembre, je passais l’après-midi avec la merveilleuse Judith Magre, comme je le fais presque chaque semaine. Judith me racontait combien elle aimait Niels Arestrup. Elle ne comprenait pas la réputation d’homme violent qui s’était abattue sur lui. Elle avait joué à ses côtés Qui a peur de Virginia Woolf d’Edward Albee. Judith avait repris le rôle de Martha après que Myriam Boyer, accusant Niels Arestrup de l’avoir étranglée réellement au cours d’une des représentations, eut quitté le projet. « Moi, j’ai rencontré un être exquis. J’en garde un souvenir magnifique. Niels est un être et un acteur extraordinaire. Il fut avec moi un partenaire adorable. On s’embrassait chaque fois qu’on terminait la pièce tellement nous étions heureux », racontait Judith. Ce jour-là, avant que je la quitte, elle me demande une dernière chose : « Je n’ai plus le numéro de Niels. Si vous l’avez, envoyez-lui un message de ma part. Dites-lui que je l’aime et que je pense à lui. »

Je trouve le numéro de l’acteur et lui adresse, dans un message, les mots de Judith. Et j’ajoute : « J’en profite pour vous demander si vous accepteriez de m’accorder une interview sur l’art de l’acteur pour le magazine Causeur. » Le lendemain matin, le téléphone sonne : Arestrup ! Je n’ose répondre : l’angoisse. Cet homme m’impressionne trop. C’est un monstre (que je sacre !). Dernière sonnerie, je décroche. C’est sa femme, Isabelle Le Nouvel. Elle m’explique que Niels Arestrup est en convalescence, qu’il n’est pas en état de parler, mais qu’il souhaitait absolument qu’elle réponde pour lui à mon message. Il veut dire à Judith qu’il l’embrasse et qu’il pense lui aussi à elle. Isabelle ajoute qu’il serait ravi de répondre à mes questions pour Causeur dès qu’il ira mieux. Il n’ira pas mieux. Un mois plus tard, le voilà parti. Terrible nouvelle. Non pas pour cette interview qui me tenait tellement à cœur, mais pour le théâtre, pour le cinéma.

Un monstre sacré

Je déplorais, il y a peu, la mort de Delon et l’arrêt de la carrière de Depardieu. Encore une lourde perte. Cette fois-ci, ça sent franchement le sapin. Les derniers êtres de lumière du monde des acteurs quittent le navire. Quels grands fauves des planches reste-t-il ? Caubère, Michel Fau, Philippe Girard et… qui d’autre ? Les noms me manquent. Qui peut franchement penser que Jean-Paul Rouve ou Pierre Niney puissent remplacer un acteur comme Arestrup ?! Qui atteint aujourd’hui la puissance, l’intensité dramatique de son jeu ? Qui pourrait rivaliser de charisme avec lui ? Il était de la race des monstres de la scène. Un seul regard à l’écran, un seul pas sur le plateau du théâtre suffisaient à susciter la fascination. Il était étrange, dangereux, terriblement humain. Comme Raimu, Michel Simon ou Marlon Brando, il était le Monstre-Volcan qu’on venait voir, admirer et craindre à la fois. C’était un être à part, avec une musique très particulière, une personnalité écrasante. Et puis, surtout, c’était un artiste pur, passionné. Sa vie, il l’avait consacrée au théâtre, servant Molière, Tchekhov, Dostoïevski, Rainer Maria Rilke, Pinter, Strindberg, Duras, Edward Albee, Racine, Pirandello ou encore Jean Genet. Il vivait pour le théâtre et avait d’ailleurs pris la direction du théâtre de la Renaissance. Il avait également monté un cours d’art dramatique. Il n’était pas de ces acteurs qui passent leur temps à donner des leçons de morale, à pétitionner. Non. Lorsqu’il prenait la parole, c’était pour parler de son art. Il se disait d’ailleurs profondément gêné par l’engagement politique des artistes. « Je n’aime pas voir les acteurs la ramener simplement parce qu’ils sont acteurs, et adhérer parfois – pour des raisons qui me paraissent obscures – à des choses qui vont tellement dans le sens du vent… Ça m’irrite parfois beaucoup, déclarait-il dans un entretien avec André Halimi. Je n’ai presque jamais rencontré un comédien ou un chanteur qui ne me dise pas qu’il était de gauche. C’est d’une unanimité extraordinaire ! Il serait tellement mal vu, tellement scandaleux de ne pas être de gauche… »

Mais revenons-en à son art, qu’il pratiquait avec une rigueur extrême. La plupart des artistes ayant travaillé avec lui que j’ai pu rencontrer ne m’ont pas parlé d’un homme violent, ni méchant, mais d’un homme obsédé par son travail, consciencieux, intransigeant. Pour lui, se présenter sur scène devant des spectateurs et porter la parole d’un poète était un acte qu’il fallait accomplir comme un sacerdoce. « La responsabilité d’être le messager du texte d’un homme parfois disparu depuis un siècle ou deux est énorme. » C’est le metteur en scène Peter Brook qui lui avait fait mesurer cette responsabilité. Il y aurait tant à dire sur cet acteur de génie.

Au-delà de l’homme, l’artiste

Je garde de lui plusieurs souvenirs qui resteront gravés en moi. Le souvenir hypnotisant, dérangeant, de son personnage de parrain corse dans Un prophète de Jacques Audiard, c’était la première fois que je le voyais. Quel choc ! Le grand frisson qui parcourait mon corps lorsqu’il entrait en scène, entraînant avec lui une douleur, une passion et un danger qui emplissaient la salle. Son interprétation de Rothko dans la pièce Rouge de John Logan adaptée par Jean-Marie Besset. Quelques extraits de lui dans Qui a peur de Virginia Woolf : un sommet ! Et surtout le souvenir de ma seule rencontre avec lui. C’était dans je ne sais plus quel cocktail. Je l’avais aperçu, un peu isolé, assis à une table avec deux ou trois personnes. Il ne parlait pas. Je désirais aller le voir, mais tout le monde me le déconseillait. « Il n’est pas sympa du tout, je te préviens », me disait-on. Prenant mon courage à deux mains, je me décide à aller vers lui. Je le salue, il me répond du bout des lèvres, peu intéressé. Je lui parle de Raimu et de Galabru, et soudain, son visage s’illumine et sa bouche esquisse un sourire plein de tendresse… Évidemment. Était-il gentil ou méchant ? Peu importe, je laisse ses interrogations à ceux que l’art n’intéresse pas.

C’est un acteur unique, irremplaçable, et le chemin pour devenir cela peut être douloureux, tumultueux. En art, la seule chose qui compte, c’est le résultat. Grâce au cinéma – cette « lampe magique qui ranime les génies éteints », disait Pagnol –, le résultat est là, et nous éblouira, pour l’éternité.

Dans la tête de Trump

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Le président Donald Trump et la première dame Melania Trump arrivent au Liberty Ball, dans le cadre de la 60e investiture présidentielle, le lundi 20 janvier 2025, à Washington © Evan Vucci/AP/SIPA

À travers ce monologue intérieur fictif, l’auteur explore les réflexions, les ambitions et les obsessions d’un Donald Trump complexe et controversé dans un style à la fois drôle et incisif


(Bruits de fond: musique et brouhaha sous la rotonde du Capitole)

Mon cochon, je vais leur en donner pour leur argent! Et le petit vieux assis, là, sur ma gauche, je vais enfin me le farcir, et publiquement. Ǫuand je pense à toutes les avanies que j’ai dû subir, il m’en a fait avaler, des couleuvres. Oui, oui, vous ne voyez que les grands titres, vous les Européens faiblards. Vous n’avez jamais reçu une lettre d’avocat américain? Où l’on vous menace de rendre bagnoles, toutes vos clefs, votre meuf, et des foudres judiciaires à perpétuité? Alors vous n’avez pas vécu. Avec évidemment les frais d’avocats qui s’empilent sur votre bureau, les heures à soupeser chaque angle de votre défense, les myriades d’options qui se présentent à vous? A ce petit jeu, les échecs relèvent de la maternelle. Et je vous dis pas, j’en ai eu pas un, pas deux, pas trois, mais des dizaines de procès! N’importe qui d’autre que moi, Donald Trump, se serait déjà pendu dans son garage. Eh bien non! Je vais leur en donner, du fil à retordre, et leur offrir un bout de corde pour leur propre bon plaisir!

Bon, il faut que je me calme, dans quelques instants, ça va être l’inauguration. Ah, si papa voyait ça. Sûr qu’il m’encadrerait mon portrait sur sa table de chevet.

(voix du maître de cérémonie: …Donald J. Trump!”)

Dans deux minutes la fête, les gars!

Ehehehehe, (regard peu amène vers les “ex”), ils sont tous parqués sur ma gauche comme des sardines, toutes ces huiles. Ca doit les vexer, hein, d’être obligés de se frotter les uns contre les autres sur des chaises. Et tous ces capitaines d’industrie, ils ne viennent que pour moi! Pas pour vous! Même Bernard prend des vues de la coupole avec son portable, tiens si ça se trouve, il fait un clip pour la prochaine pub de Dior. Accroche-toi Elon, ça va être une fusée, mon speech. A plusieurs étages, et ca va se télescoper, comme tu aimes faire. OK OK, ça va être mon tour. Il est bien ce JD Vance, sa petite Mirabel apporte juste la touche qu’il fallait du haut de ses 2 ans. C’est quoi déjà le nom de sa nounou? Faudra lui demander à l’occasion. Barron, lui, il a pas besoin de talonnettes comme certains. Je lui ai juste demandé de pas trop bailler. Et Melania! Sombre à souhait, exactement ce que je lui avais demandé. Par contre, son bolero, on aurait dû répéter pas facile de lui faire un bisou. Je suis sûr qu’elle l’a fait exprès, histoire de m’emmerder un peu, mais quand même, c’est autre chose que Jill ou Brigitte. A mon goût seule Carla fait le poids, mais son tour est passé. Où en étais-je? Ah oui, ça va être à moi. Dans deux minutes la fête, les gars!

Ǫuand je pense que tous ces prétentieux de Bruxelles et des alentours sont devant leurs écrans. Et Emmanuel, hein? Ben non, je sais même pas qui le représente. De toutes façon il m’aurait fait la leçon sur le tableau à ma gauche, avec Washington, Lafayette, et le troisième je ne me souviens plus. Ah si, Rushonboy, on m’a dit que ça se prononçait comme ça. Avant, je savais pas que le drapeau blanc était pas celui des anglais, mais des français. Faut dire qu’ils ont la réputation de se rendre facilement. C’est quand même incroyable qu’on a été sauvé par des cheese eating surrendering monkeys. “Notre plus ancien allié”, j’ai appris ça par cœur sur les fiches qu’on me donne à chaque fois que je le rencontre. Si ça lui fait plaisir… C’est pas un mauvais bougre, et puis j’ai toujours aimé les ors de Versailles, d’ailleurs c’est ma signature en décoration. Tiens, il faudra que j’y pense, il faudrait peut-être redécorer le Lincoln bedroom, plus lugubre tu meurs.

Bon, OK, revenons à nos moutons. Ah oui, j’oubliais, il faut poser la main sur la Bible. Ca tombe bien, Melania en a apporté deux, l’une d’entre elle doit venir de sa mère, l’autre de la première inauguration. Je vais faire semblant, après tout, si je pose pas la main sur la couverture, personne ne va rien me dire, non? Vous vous rendez compte, les gars! Je suis le seul! Le seul depuis Grover à être élu deux fois de suite à 4 ans d’intervalle.

Faire ! Faire ! Faire !

“45-47”, qu’on m’appelle! C’est quand même autre chose que 46! “I solemnly swear “… c’est facile, il n’y a qu’à répéter ce que me dit Roberts en face. “that I will faithfully execute the Office of President of the United States,” c’est un peu long, mais ça va encore “and will to the best of my ability” ça s’est pas mal trouvé, on s’engage juste à faire de son mieux, mais ce n’est pas une obligation de résultat. J’aurais dû mettre cette clause dans mes contrats d’Université Trump, ça aurait évité pas mal d’ennuis, “preserve, protect and defend the Constitution of the United States”. Ca, c’est pas gagné, mais ils n’ont rien compris. L’important, c’est de faire, on va pas s’embarrasser d’arguties. Faire, ne pas parler pour ne rien dire, comme ils le font tous. D’ailleurs, c’est bien pour ça qu’ils sont des millions à m’élire. Faire! Faire! Faire! Je vais leur en donner, ils ont encore rien vu. Et voilà! Voilà le travail les gars, c’est fait!! C’est fait!! Bon, à mon tour de les épater.

(brouhaha et silence, le téléprompteur affiche la première phrase: Thank you very much everybody, well, thank you very very much…”)

Bon, il faut que je pose le ton. Pas d’emballement. OK, les remerciements aux uns et aux autres, je m’en fiche un peu, mais c’est le protocole. Allez, à présent, attaque, Jeannot! “L’âge d’or des Etats-Unis commence dès maintenant. A partir de ce jour notre pays va prospérer et être à nouveau respecté à travers le monde….”

Ce qu’il y a de bien , avec le téléprompteur, c’est que je n’ai qu’à lire, à poser, et pauser entre les applaudissements. Pas mal, non? Ils sont bien nourris, beaucoup plus enthousiastes que ceux du discours de Joe il y a 4 ans, quand il m’a volé l’élection. Et regardez comme ils se lèvent, OK, certains avec difficultés, de très rares, pas du tout, mais de toutes façons c’est des has been. Ce qu’il faut bien vous mettre dans la tête, les gars, c’est que je ne plaisante pas. Ah oui!! Vos cris d’orfraie m’amusent. De toutes façons, vous n’avez jamais rien compris à l’Amérique. Pour vous c’est les cowboys et les indiens, et en plus John Wayne était un affreux facho qui cassait du Viet. Vous pensez vraiment que la planète se casse la gueule. Vous rêvez, les mecs! Si jamais vous aviez une seule fois conduit trois jours d’affilée dans l’ouest, vous comprendriez qui nous sommes, nous les Américains. Pas des mauviettes qui tendent l’obole dès que vous avez un bobo. Nous, on bâtit, on explore, on innove, et je vais te les libérer, toutes ces énergies. Mes sans-dents à moi, je vais leur en donner de l’essence, et de la bonne, et pas chère. On va évidemment trouver comment rendre la planète meilleure, c’est nous qui avons inventé l’électricité!

Et puis, toutes ces normes qui polluent la vie, ça c’est de la vraie pollution. On a failli en crever, je vais remettre les choses à l’endroit. Rendre libre le citoyen. D’ailleurs, je vais virer sur le champ 80,000 fonctionnaires, s’ils veulent rester, qu’ils aillent bosser sur la frontière mexicaine! Ah! Ils pensent que c’est pas possible de renvoyer les gens à la case départ, et comment ça? Dès que je me reviens dans le bureau ovale, ça va valser, les décrets. 200 sont déja prêts. Pourquoi attendre 100 jours?

Plan de bataille…

Bon, OK, tout ça, s’est du convenu, de l’emballage. Dans quelques instants, je vais leur dire ce que j’ai vraiment dans la tête.

C’est la Révolution du sens commun”. Pas mal, la formule, non? On m’a dit qu’il y a avait eu un parti en France, ou en Italie, je sais, qui avait déja trouvé la formule dans les années 50 je crois. Eh alors? Cest pas une marque déposée, non? Aucun sens des affaires, ces éphètes.

Bon, on va donner les têtes d’affiche, les têtes de gondoles, quoi. Je me marre!!

Primo: “urgence nationale à notre frontière sud!!” Eh, pas mal, non? Tout le monde se lève à cette annonce! Je continue… Arrêt immédiat de toutes les entrées illégales et politique d’expulsion « les immigrants illégaux doivent rester au Mexique » “Envoi de troupes à la frontière sud pour repousser l’invasion, les cartels seront désignés comme des organisations terroristes étrangères, avec la résurrection de Alien Enemy Act de 17S7 et permettre élimination des gangs étrangers. “En tant que commandant en chef, je défendrai notre pays”. Voilà, ça c’est envoyé. Ǫu’on ne vienne pas me dire que c’est pas faisable!

Secundo: “vaincre l’inflation record, faire baisser les prix. L’urgence nationale : nous allons forer, ma chérie, forer! “(Tiens au fait, qu’est-ce qu’elle est devenue la Sarah Palin, toujours avec son boyfriend en Alaska? Faudra que je demande, elle a peut-être besoin d’un poste d’ambassadrice des pôles. “Nous avons les plus grandes réserves de pétrole et de gaz sur terre, et nous les utiliserons. Nous redeviendrons une nation riche grâce à l’or liquide qui se trouve sous nos pieds…” Ca tombe tout de même sous le sens, non? “Nous taxerons les pays étrangers pour enrichir nos citoyens”. On m’a fait la réflexion, qu’un ambassadeur de France ici à Washington, dans les années 20, un Claude Paul, ou Paul Claude ou Claudel, je sais plus, avait déjà critiqué cette politique. Bon, ils vont et viennent, ces gens- là, de toute façon personne ne lit leurs dépêches. Je me marre!!

Tercio– “Création d’un Département de l’Efficacité Gouvernementale”. A toi de jouer, Elon! Tu vas me les faire maigrir, tous ces rapiats! Je peux pas les piffrer. Tous à vivre à nos crochets, et prétentieux, et imbus d’eux même, et sentencieux, et obséquieux, non mais, pour qui ils se prennent?? “Arrêt de la censure gouvernementale”, “retour de la liberté d’expression en Amérique”, “Rétablir une justice équitable, égale et impartiale dans le cadre de l’État de droit”, “Rétablir la loi et l’ordre dans nos villes”, “Mettre fin à la politique d’ingénierie sociale du gouvernement en matière de race et de sexe dans tous les aspects de la vie publique”, “affirmer l’absence de couleur de peau et le principe du mérite” (ça, ça devrait impressionner Macron, non??) “réaffirmation de l’existence des deux sexes : masculin et féminin”, et toc! un point c’est tout, toutes ces conneries, au placard! “reversement intégral des salaires à ceux qui ont été expulsés du service militaire en raison de leurs refus de vaccination anti-Covid”, là, je trouve qu’on fait très fort, et qu’on ne vienne pas me dire que je ne fais pas dans le social!

Pour les forces armées, leur seule mission est de vaincre les ennemis de l’Amérique” “Une armée la plus forte nous permettra de gagner des batailles, ou mieux encore, des guerres dans lesquelles nous n’entrerons jamais”, “Je veux être un artisan de la paix et un rassembleur”, “inspirer la crainte et l’admiration du monde entier”. On aurait tort de me chatouiller, qu’on se le dise! Ils n’ont pas encore vu comment l’Oncle Sam pouvait donner des baffes à qui il veut.

Le golfe du Mexique n’est plus, vive le Golfe d’Amérique, le mont McKinley reprendra son nom d’origine, le Panama sera récupéré, car le traité a été violé, les navires américains ont été surtaxés et n’ont pas été traités équitablement. De plus, nous ne l’avons pas donné à la Chine, nous l’avions donné au Panama et nous le reprenons.” Voilà, c’est dit, et ça va mieux en le disant, comme me le disait Macron l’autre jour à Notre-Dame. Je n’ai pas voulu le vexer, mais je crois que c’est bien nous les Yankees qui avons donné plus de 60 millions de dollars, mais un bon nombre d’entre eux pensaient donner à l’équipe de football de Notre Dame. Enfin, tant pis, c’est quand même pas mal cette rénovation. Melania a trouvé les chasubles pas mal, je me fie à elle. Par contre les gribouillis de maternelle sur les fanions des paroisses qui ont défilé alors là, j’ai rien compris, eux qui ont des fanions fleurs-de-lys depuis 1000 ans, même que chez nous c’est le summum du style, même dans l’Indiana des villes ont la fleur de lys sur leurs logos. Enfin, c’est leur affaire, si ça leur fait plaisir, il y a plus important quand même. J’espère qu’ils ont mis des sprinklers comme à la Trump Tower, mon poste incendie-sécurité que j’ai installé en 1988 est toujours au top.

Un phénix renait de ses cendres

OK, OK, je m’égare, où en étais-je? Ah oui, c’est pas mal, non? de ressusciter

La doctrine Monroe, vieille de 200 ans. J’ai pas re-cité le Danemark, mais franchement, il n’a rien à faire au Groenland. Et puis, soyons bon prince, je laisserai St Pierre et Miquelon à Macron.

Allez, c’est le moment “JFK”: “nous irons sur la planète Mars, et on y plantera la bannière étoilée!” Génial, je vois Elon sauter de joie. Eh oui chers amis du monde entier, “nous sommes un people d’explorateurs, de bâtisseurs, d’aventuriers”… le far ouest est “dans notre cœur, dans notre âme.” “La nature sauvage, les déserts, la fin de l’esclavage, la maîtrise de l’électricité, la séparation des atomes, c’est nous. Il n’y a rien que nous ne puissions faire, aucun rêve que nous ne puissions réaliser ». “Le peuple américain a parlé. En Amérique, l’impossible est ce que nous faisons de mieux. Nous allons gagner comme jamais auparavant”, “Rien ne se mettra en travers de notre chemin”, “L’âge d’or ne fait que commencer”.

“Thank you, thank you, thank you very much”. Ça a de la gueule, non?

Fin du discours, poignées de mains – DJT se retrouve quelques instants plus tard dans la salle Emancipation Hall du rez-de-chaussée, où l’attendent tous ses fidèles et proches.

Ǫuel plaisir d’être enfin entre amis! Tous ceux là, ce sont vraiment les miens. Je vais leur dire que j’en ai un peu gros sur la patate de ne pas avoir pu tout dire dans la salle du haut. Mais là, je vais me lâcher, et attendez un peu mon discours à l’Arena, j’ai prévu d’offrir huit stylos à la foule, et 200 autres décrets m’attendent au bureau ce soir. On va se régaler!

Faudra quand même que je lui dise, à Johnny qui m’a conseillé dans mon speech. Je n’ai pas eu le temps de le lire, mais il était quand même pas mal, ce Zarathoustra. J’ai bien noté, et je re-servirai sa formule à l’occasion: “Deviens celui que tu es”. À demain, si vous le voulez bien!

Jacques Darras dans le Labyrinthe

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Le poète Jacques Darras photographié à Amiens © Philippe Lacoche.

Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


Je ne pouvais pas manquer ça ; j’ai donc entraîné mon amoureuse, ma Sauvageonne, à la librairie du Labyrinthe à Amiens où le poète-écrivain Jacques Darras dédicaçait son dernier livre, Je m’approche de la fin (Gallimard, 130 p. ; 17 €). Le maître des lieux, le libraire-éditeur Philippe Leleux, était sur place ; les deux hommes se connaissent bien. Philippe l’a édité. Ils ont en commun un goût prononcé pour la langue picarde. Il y avait du monde ; beaucoup de monde. Jacques est aussi connu dans sa Picardie natale que Jack Kerouac l’est aux Etats-Unis. Il signait à tour de bras. Afin de ne point l’importuner, je baguenaudais, discret, vers le cubitainer, précieuse source d’un chardonnay qui, ma foi, se laissait boire.

Ma Sauvageonne bavardait avec l’écrivain Hervé Jovelin ; je parlais aux livres, nombreux (normal : une librairie ; il eût été curieux que les cubis fussent plus nombreux que les ouvrages !), et tentais de lire sur les visages des lecteurs, fans de Jacques. Dès que ce dernier fut seul, en tout cas non occupé à signer, je courus le saluer.

A lire aussi: Les vignes saignent

J’apprécie cet homme haut, avec sa casquette irlandaise, passionné par la poésie de la Beat Generation. Jacques et moi, nous nous connaissons depuis longtemps ; si mes souvenirs sont bons, nous nous sommes rencontrés aux obsèques de Max Lejeune, en 1995, sur le parvis d’église Saint-Sépulcre, à Abbeville. Tout de go, je lui demandais pourquoi avait-il intitulé son livre Je m’approche de la fin, titre assez pessimiste. « Je m’approche de la fin ; bien entendu, il s’agit de la mienne », répondit-il, sourire aux lèvres. « Je n’ai pas l’outrecuidance de m’excepter du troupeau humain, mais je m’approche de la fin en général, non pas de la fin de vie, mais de la fin des fins, la fin dernière, et de la notion de fin. Donc, j’interroge ça en disant : « Je ne suis pas plus avancé que quiconque, ni moins avancé.» Et je me dis à quel point il y a assez peu d’intérêt pour ce stade final. J’y pense avec énormément de vigueur, et d’une certaine façon en me cabrant contre l’injustice – ou ce qui nous apparaît comme une injustice et qui n’en est peut-être pas une – et j’ouvre toutes les possibilités qui s’offrent à la fin. Nous ne savons pas si ça se ferme ou si ça s’ouvre. Je veux laisser les choses ouvertes. » Je lui demandai alors s’il n’était pas agnostique. « Oui », lâche-t-il. « Je suis une sorte de chrétien (car j’ai été converti à l’âge de 21 ans) mais aussi anticlérical ; je n’ai pas de sympathie pour les Eglises quelles qu’elles soient, dans leurs structures meurtrières, mais je ne méprise pas pour autant la notion de la croyance. »

Bientôt, notre conversation prit fin : un lecteur tendait son opus afin d’y recueillir une dédicace. Je retournais dans le fond de la librairie, parler aux livres et lire sur les visages des visiteurs. Et je me mis à regarder le fond de mon gobelet de chardonnay. « Je m’approche de la fin », songeai-je sous le regard de ma Sauvageonne ; elle devait se demander si j’allais en prendre un deuxième.

Brigade littéraire

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Marc Alpozzo © D.R.

Version 1.0.0

On réécrit les classiques ; on interdit les ouvrages jugés incorrects par rapport à la nouvelle morale ; on fait appel, dans les plus illustres maisons d’édition, à des sensitivity readers, prédits par Philippe Sollers dans son roman Portrait du Joueur (1985) ; on déstructure la langue française, on n’enseigne plus le passé simple en primaire, elle devient une « langue fantôme » selon l’expression de Richard Millet, lanceur d’alertes – immigration de masse, avènement d’une « novlangue », défaite de l’Éducation nationale, perte de sens – cloué au pilori par Tahar Ben Jelloun et Annie Ernaux, cette dernière étant à l’origine d’une liste signée par cent vingt écrivains de l’ère post-littéraire. Bref, c’est la vague scélérate de la cancel culture née dans les universités américaines.

Préfacé par Stéphane Barsacq

Marc Alpozzo, très présent sur les réseaux sociaux, est philosophe et critique littéraire. Il a publié une douzaine de livres et il est coauteur de plusieurs ouvrages collectifs, dont L’humain au centre du monde (Cerf). Il a décidé de rassembler un certain nombre de ses articles parus dans la presse depuis quinze ans en un volume intitulé Galaxie Houellebecq (et autres étoiles). Dans sa préface, Stéphane Barsacq, toujours précis, résume l’enjeu : « Sommes-nous destinés, à la suite de la mort de Dieu, à mourir d’épuisement pour rien ? À devenir des fonctionnaires de l’inessentiel ? Des prothèses de l’intelligence artificielle ? Des cellules souches pour le triomphe de l’eugénisme de type néo-libéral ‘’infra nazi’’ ? » En d’autres termes, nous sommes la première civilisation sans valeurs suprêmes, et ce n’est pas rien. Alors soumission, pour reprendre le titre d’un roman de Houellebecq ? Ou, au contraire, comme le demande Barsacq : « Sommes-nous sur le seuil d’une résurrection, au terme d’une descente aux enfers – soit le chemin même qui a mené Jésus au point où il est devenu le Christ ? » À chacun sa réponse. Pour nous aider à y voir clair, dans cette nuit aussi noire que celle de Goya, Marc Alpozzo réunit cette galerie improbable où se côtoient Maurice Barrès, Milan Kundera, Céline, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Philippe Muray, Marcel Jouhandeau, Richard Millet et d’autres qui ont refusé de participer à la danse des spectres shakespeariens. Ça offre un ouvrage de respiration mentale assez salutaire.

Houellebecq, c’est une littérature « de fin de siècle » écrit Alpozzo, qui ajoute : « Ça n’est pas une littérature éveillée. C’est une littérature qui protège et prolonge le grand sommeil des peuples. C’est une littérature mortifère, sans espoir de hauteur. C’est une littérature de petit homme. » C’est pour cela qu’elle plait tant aux bobos. Houellebecq est grand dans la dépression et les Monoprix, à la recherche d’une bouteille d’alcool et de préservatif goût fraise. Son talent excelle lorsqu’il s’agit de précipiter ses personnages essoufflés dans le vice, la déchéance, le vide. Le nihilisme, c’est son fonds de commerce. Il pressent une guerre de civilisation entre la France et l’islam. Et il annonce une défaite française, une « soumission » pour reprendre le titre d’un de ses plus impeccables romans. Mais le vainqueur, toujours selon Houellebecq, ne sera pas l’islam, mais le capitalisme. Le bonheur est une idée dangereuse, puisque lors de sa conférence au Cercle de Flore, il lança d’une voix blanche : « Tout bonheur est d’essence religieuse. On est plus heureux, même avec des religions merdiques. » Difficile de voir en lui l’écrivain qui sortira la France de l’ornière. Sauf à considérer qu’il peut jouer le rôle du négatif d’une photo.

À lire aussi, Frédéric Magellan : Le livre d’Aurélien Bellanger mérite-t-il vraiment de tels cris d’orfraie?

Difficile également de faire coexister Sollers et Houellebecq. Sollers, c’est Mozart joué parmi les oiseaux sur l’île de Ré. Pas de dépression en vue à lire Sollers, mais un hennissement de vitalité, une ligne à haute tension rimbaldienne, une palette qui ignore le noir. Pas de corps triste, pas de sexualité en berne. Le bonheur, chez le Vénitien de Bordeaux, est une idée éternellement jeune, expérimentée individuellement. À la différence de Houellebecq qui se complait dans les eaux stagnantes, Sollers navigue sur l’Atlantique, indiquant d’un doigt ferme les récifs à éviter : « L’émotion est très contagieuse, et la victimisation permanente. L’infantilisation progresse donc vers un langage de plus en plus punitif, où les élites sont toujours coupables. » (Extrait tiré de Légende, cité par Alpozzo). Il convient alors de prendre le chemin de l’école buissonnière pour échapper à la Société dont on a clairement identifié les dévots zélés.

On ferme

Cette galaxie hétérogène est-elle efficace ? Trop de contrastes existent entre les écrivains répertoriés par Marc Alpozzo. D’autant plus que les intellectuels sont en grande partie discrédités depuis la fin du XXe siècle. Beaucoup se sont fourvoyés en soutenant des idéologies mortifères. Être là, où il faut, quand il le faut, requiert clairvoyance, courage et honnêteté. On ne citera pas ceux qui furent dépourvus de ces qualités fondamentales. La liste serait interminable. Marc Alpozzo cite l’étude de François Dosse, La saga des intellectuels français (Gallimard, 2018) et conclut ainsi : « Notons également qu’on ne ressort pas indemne de la lecture de cette somme. Car elle trace l’itinérance et les errances d’une saga d’intellectuels engagés, qui ont souvent échoué dans leurs idéaux, et n’ont su sauver l’homme du désastre de la modernité. »

Il faut cependant lire le livre de Marc Alpozzo, et choisir l’écrivain qui correspond le mieux à nos aspirations salvatrices. Il sera le passage de l’ombre à la lumière pour reprendre une image chère à Victor Hugo. Ses livres seront, ou sont déjà, sur la table de chevet. On les feuillète au hasard. On les relit, à des époques différentes de la vie. On les laisse tomber, jamais longtemps. L’écrivain devient alors un compagnon de route. Sa « voix » ne nous quitte pas. Elle résonne (raisonne) quand le brouillage social est trop puissant. Il arrive parfois que l’espoir s’absente. Dans Les Derniers jours, cahier « politique et littéraire » (1927), Drieu la Rochelle laisse éclater son pessimisme : « Tout est foutu. Tout ? Tout un monde, toutes les vieilles civilisations – celles d’Europe en même temps que celles d’Asie. Tout le passé, qui a été magnifique, s’en va à l’eau, corps et âme. »

Marc Alpozzo, Galaxie Houellebecq (et autres étoiles). Éloge de l’exercice littéraire, préface de Stéphane Barsacq, LESEDITIONSOVADIA, 333 pages

Galaxie Houellebecq (et autres étoiles) : Eloge de l'exercice littéraire

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L’agnostique qui frappe aux portes ouvertes

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Jacques Darras photographié à Abbeville. DR.

Le poète et écrivain Jacques Darras sort un long poème, Je m’approche de la fin, constitué de douze chants de dix-huit vers qui gigottent entre révolte, espoir et lucidité. On pense parfois à Ezra Pound. Une poésie intense, libre et profonde. Le livre se termine par un cri de joie : « Tout est possible ! » Il s’en explique.


 « Une audace musclée »

Causeur. Le titre du recueil est assez pessimiste. Pourquoi ?

Jacques Darras : Je répondrais avec une sorte de subterfuge car il y a « m’approche », m apostrophe, c’est-à-dire le réflexif. Je m’approche de la fin ; bien entendu, il s’agit de la mienne. Je n’ai pas l’outrecuidance de m’excepter du troupeau humain, mais je m’approche de la fin en général, non pas de la fin de vie, mais de la fin des fins, la fin dernière, et de la notion de fin. Donc, j’interroge ça en disant : « Je ne suis pas plus avancé que quiconque, ni moins avancé. » Et je me dis à quel point il y a assez peu d’intérêt pour ce stade final. J’y pense avec énormément de vigueur, et d’une certaine façon en me cabrant contre l’injustice – ou ce qui nous apparaît comme une injustice et qui n’en est peut-être pas une – et j’ouvre toutes les possibilités qui s’offrent à la fin. Nous ne savons pas si ça se ferme ou si ça s’ouvre. Je veux laisser les choses ouvertes.

Envisagez-vous cette fin avec sérénité ou inquiétude ?

Je dirais avec une certaine audace musclée.

Avec une certaine curiosité ?

Oui, avec une certaine curiosité ; la curiosité a toujours été mon maître mot. Sérénité, oui ; l’audace musclée est une sorte de sérénité. Je n’ai pas peur de disparaître ; je n’ai pas peur de poser la question terminale. Sans savoir y répondre mais quand même : je pense qu’il faut se la poser, et la poser de façon générale. On peut considérer que ça va de soit ; en effet, on n’y peut rien certes, mais on peut tenter de pousser des portes qui paraissent secrètes, inaccessibles ; j’y vais, quoi…

Avec l’espoir d’un au-delà ? Êtes-vous croyant ?

Tout mon livre repose sur la dialectique du savoir et du croire. Les gens qui disent qu’ils ne croient à rien, je leur réponds : « Si, vous croyez à votre croyance. Vous croyez que le non savoir est plus important que le savoir même. » On ne sait rien ; personne ne sait rien. A partir du moment où l’on ne sait rien, on ne peut pas prétendre savoir.

A lire aussi, Les Dessous chics

Donc, le doute vous habite ?

C’est un doute suspensif absolu mais qui, en même temps, laisse ouvertes toutes les possibilités. La dernière phrase de mon livre (que mon héros dit puisque je suis en quelques sorte le héros de l’ouvrage) est : « Tout est possible ! » Ne fermez surtout pas les portes.

Il s’agit donc d’une manière d’agnosticisme.

Oui ; je suis une sorte de chrétien (car j’ai été converti à l’âge de 21 ans) mais je suis aussi anticlérical ; je n’ai pas de sympathie pour les Eglises quelles qu’elles soient, dans leurs structures meurtrières, mais je ne méprise pas pour autant la notion de la croyance.

Malaise dans la plaine

Quelle est la structure de ce livre ?

Il y a douze chants de huit chapitres, tous de la même longueur et qui racontent l’histoire de ce qui m’est arrivé (aux chants quatre et cinq) ; c’est un événement réel, véritable. Je me suis mis en scène en m’écroulant dans la plaine, très tard le soir ; j’étais quasiment mort. Et j’ai été secouru, puis sauvé d’une façon inouïe. C’était en 2018.

S’agissait-il d’un malaise ?

Mon pacemaker m’a lâché. J’ai été secouru par La Providence, avec un L majuscule, dans un endroit où personne ne passe jamais. Cette dame passait en voiture ; une grande dame. J’étais complètement sonné et je ne lui ai pas demandé son nom. Je ne la connais pas ; tout mon poème tourne autour de ça. Cette dame m’a d’abord transporté chez moi, puis je suis allé à l’hôpital.

A lire aussi, du même auteur: Les vignes saignent

C’était où, précisément ?

Chez moi, entre le cimetière et le village, entre Chantilly et Senlis. À 800 mètres du village, dans un chemin de terre où personne ne passe habituellement.

À quels poètes avez-vous pensé en écrivant ce livre ?

À aucun poète ; mon éditeur m’a dit que ça lui rappelait Les rêveries d’un promeneur solitaire, de Jean-Jacques Rousseau. Ce dernier est renversé par un chien qui lui fonce dans les quilles ; il se réveille et retrouve le monde comme il ne l’avait jamais vu. Sinon, je n’ai pensé qu’à moi, mais pensant à moi, j’ai pensé à tout le monde. Tout le monde, un jour ou l’autre, s’est interrogé sur la fin, sur l’après, sur l’après fin.

Vous travaillez sur d’autres textes actuellement ?

J’ai cinq textes en préparation. Des poèmes romanesques. J’ai eu un bon article hier dans Le Monde des livres, page 91 ; très très bon article de Nils C. Als qui s’occupe de la poésie pour autant que Le Monde s’occupe de la poésie.

Je m’approche de la fin, Jacques Darras ; Gallimard ; 130 p.

Je m'approche de la fin: poème parlant pensant dansant

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  1. https://www.lemonde.fr/critique-litteraire/article/2025/01/19/les-breves-critiques-de-la-rentree-litteraire-d-hiver-alain-badiou-et-pascale-fautrier-eric-chauvier-celine-lapertot-raphael-meltz_6505946_5473203.html ↩︎

Philippe Vilain est un « Mauvais élève » — et tant mieux pour nous

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© Frédéric Reglain / Gamma Rapho

Il est bien dommage, affirme notre chroniqueur, que l’on n’ait glosé, en parlant du dernier opus de Philippe Vilain, que sur sa passion passée, dans les années 1990, pour Annie Ernaux, et sur son ébahissement devant ce qu’elle a fait de lui en 2022 dans Le Jeune homme, récit de leurs cinq ans de liaison. Mauvais élève est un très bon livre — et autrement meilleur que les autofictions répétitives du dernier Prix Nobel français de littérature.


Je n’ai jamais aimé Annie Ernaux, ni sa littérature. Je n’aime pas ce personnage éminemment construit, revendiquant des racines prolétaires qui n’ont jamais été les siennes. Elle appartient à cette petite-bourgeoisie plus conformiste, au fond, que la grande bourgeoisie, qui sait s’encanailler sans en faire des romans et améliore son pedigree avec un peu de sperme ouvrier, çà et là. Féministe par principe, elle a défendu Houria Bouteldja, épigone raciste, judéophobe et pro-islamiste du Parti des Indigènes de la République (la république algérienne, probablement) : en 2017 Ernaux cosigne une tribune de soutien à la rédactrice de Les Blancs, les Juifs et nous, brûlot raciste s’il en fut jamais. Une pétition dont Jack Dion, à l’aile gauche de Marianne (qui vient de le remercier) disait qu’il était « ahurissant d’allégeance à une dame qui a exposé son racisme au vu et au su de tous ».

Je sais toutefois un gré infini à Ernaux d’avoir illustré ce fameux « degré zéro de l’écriture » jadis théorisé par Roland Barthes, qui pensait que la vacuité absolue de l’expression était inatteignable — la preuve que non : il suffit de lire Le Jeune homme, l’un de ses derniers textes autobiographiques, paru la même année que son Nobel. J’ai dit à l’époque ce que j’en pensais — et il est diablement difficile de penser un tel objet littéraire. Il a fallu que je sorte mes balances en toile d’araignée pour peser cet œuf de mouche.

Comme quoi le néant même a un poids.

Je ne m’étais guère intéressé à l’anecdote biographique: une femme en pré-ménopause s’offre un amant de trente ans plus jeune qu’elle, joue avec lui à Pygmalion, le trimballe dans ses voyages comme un vanity case, en fait sa chose, son olisbos vivant — et s’en sépare lorsqu’elle constate qu’il a finalement plus de ressources qu’elle ne lui en supposait : ce fils de prolo — ce qu’elle n’a jamais été — a plus de volonté et de talent dans son petit doigt que notre romancière de gauche dans toute son illustre personne fanée. J’ai expliqué il y a peu, à propos de Babygirl, qu’un regain érotique anime parfois les femmes à l’aube de la sénescence. Oui, mais ceci compense-t-il cela ?

Mauvais élève est, bien plus qu’un règlement de comptes, un objet littéraire en soi, le récit (autobiographique) d’un garçon pré-condamné par son milieu et son inaptitude aux études à être OS ou manutentionnaire, et qui à force de travail, de foi en lui-même, malgré les épreuves, réussit à passer le Bac, à faire des études de Lettres et enseigne aujourd’hui la littérature française à Naples. C’est un texte magnifiquement écrit (heureusement pour nous, il a plus retenu Balzac ou Proust — qui « me terrifiait parce que je trouvais en le lisant tout ce que j’avais ressenti » — qu’Ernaux) ; un texte qui pourrait appartenir à cette « littérature prolétarienne » jadis instituée par Henry Poulaille et illustrée, entre autres, par Eugène Dabit — d’authentiques enfants d’ouvriers, l’un et l’autre.

La misère familiale et intellectuelle a façonné Vilain (il joue avec son patronyme avec un grand humour : « Ce nom, dit-il, il me fallait l’assumer », même s’il évoque « les servitudes féodales, les vies soumises, les méchants et la paysannerie dans ce qu’elle a de plus terrien »), et les livres l’ont sauvé : « Il n’existe sans doute pas d’asservissement plus grand que celui d’une vie sans livres » qui « en nous rendant incapables de décrypter le monde et de nommer précisément les choses, nous condamne à errer dans un monde absurde. »

Lire — et écrire : il se sent « appelé par les mots » — et il a bien fait de répondre à cet appel.

On mesure sa déception lorsqu’après son premier passage à Bouillon de culture (pour La Dernière année, paru en 1999, il entendit Ernaux, au téléphone, le crucifier d’un « j’ai eu l’impression de voir un fils d’alcoolique parler » — façon de le renvoyer à son passé, et de se démarquer à jamais, toute « de gauche » qu’elle se prétende, d’un « vilain » normand, la glaise d’Evreux ou de Vernon collée à ses chaussures de plouc perpétuel. Le mépris de classe est toujours plus fort dans les catégories intellectuellement proches de ce qui leur répugne.

Pour avoir enseigné au Neubourg, près d’Evreux, et avoir eu là des enfants d’ouvriers agricoles, pendant que les fils de bourgeois partaient chaque matin à Saint-Pierre Marie-Cécile à Evreux ; pour avoir été le premier dans ma famille à avoir le Bac, avec des parents qui à l’origine étaient sténodactylo (ma mère) ou flic de bureau (mon père) ; pour avoir détonné des années durant à l’ENS-Saint-Cloud, qui comptait peu de pauvres, je me suis senti en plein concernement en lisant ce très beau texte, où Vilain ne cherche pas à « venger sa race », comme dit l’autre, mais à nous expliquer comment on devient écrivain, et comment on s’extirpe des bras d’une mante religieuse qui se prend pour Pygmalion. Deux exploits, quand on y pense.

Bien sûr vous pourrez y chercher le détail de cette liaison déséquilibrée. Mais croyez-moi, c’est surtout la leçon d’écriture qu’il faut y lire — et la leçon de vie, lorsqu’on est parti d’en bas et que vous ne devez qu’à votre travail, à votre talent, et à votre sens du kairos de vous être imposé sur la scène littéraire. Si Ernaux préférait Venise, Vilain se sentit tout de suite chez lui à Naples — tout comme j’y ai moi-même respiré les effluves de mon enfance marseillaise : ses étudiants, là-bas, à l’Université Federico II, ont une vraie chance.

Philippe Vilain, Mauvais élève, Robert Laffont, janvier 2025, 236 p.

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Lyrique: Sellars égare Rameau dans la danse urbaine

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© Vincent Pontet / Opéra de Paris

Sous le mandat d’Alexander Neef à la tête de l’Opéra de Paris, Peter Sellars aura été servi : reprise, il y a moins d’un an, de Beatrice di Tenda, de Bellini. Et à présent, Castor et Pollux, dans une production inédite signée du célèbre metteur en scène. De sa part, on ne s’attendait pas à une telle sobriété : un seul et même décor habite de part en part la « tragédie lyrique en un prologue et cinq actes » du sieur Rameau, dont le Palais Garnier reçoit, c’est une première, la version primitive, celle de 1737. Car en 1754, le compositeur en proposera une version remaniée, supprimant la « prière pour la paix » qui constitue justement ce prologue en forme d’allégorie, pour le remplacer, entre autres modifications substantielles, par un premier acte entièrement neuf.  

On voit bien ce qui a motivé l’Américain dans cette transposition à l’époque contemporaine, d’un drame mythologique associant les Dioscures, dieux-jumeaux rivaux dans leur amour pour Télaïre, fille du Soleil, mais inégaux dans la vie car Castor est un guerrier promis au combat, et mortel, tandis que leur père, Jupiter, a doté Pollux, son frère, du privilège de l’immortalité. Bref, nos Gémeaux du zodiaque vont devoir faire preuve l’un comme l’autre de beaucoup de vertu pour triompher du sort qui les a soumis à tant d’épreuves mêlées. Il y a toute chance pour que, majoritairement, le public d’aujourd’hui ne comprenne goutte aux enjeux du livret, tant les figures de la fable antique ne nous sont décidément plus du tout familières.

Pour autant, Peter Sellars nous y aide-t-il ? Au centre du plateau, un informe clip-clap d’un rouge passé ; au premier plan, un coffre bas en bois, style IKEA ; au fond, une cabine de douche fermée par des rideaux en plastique blancs ; à droite un coin-cuisine avec ses placards, son évier ; la petite table et les chaises, évidemment ; et puis, cela va de soi, le réfrigérateur-congélo ; côté gauche un plumard aux draps et couverture en désordre, flanqué d’une espèce de fauteuil-club d’un blanc-crème fatigué…   En toile de fond à ces éléments de mobilier façon F2 « ça m’suffit » sans parois, un écran vidéo plein cadre qui, d’un bout à l’autre du spectacle, diffusera tour à tour, en fondus enchaînés, des scènes urbaines nocturnes  (muettes)  alternant avec axes routiers périphériques, tours de béton évidées et taguées de haut en bas, lignes à haute tension, centrale électrique ; tableaux auxquels succèderont voûte étoilée, galaxies, constellations, vues aériennes ou stratosphériques de métropoles, paysages inviolés, comme extraits de La Terre vue du ciel (Arthus-Bertrand)… jusqu’à ce que le jour se lève sur Mars ou Vénus, sait-on, sur les entrailles agitées de notre planète, et sur notre globe bien-aimé rendu in fine à sa gloire céleste… Le vidéaste Alex Macinnis a bien travaillé. Pour autant, est-ce que cela nous éclaire ?

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Rien n’est moins sûr. Décor, accessoires et panoplies phagocytent de bout en bout la musique, à qui décidément Sellars refuse ses droits et ses prérogatives. Ainsi l’excellent ténor Reinoud Van Mechelen, qu’on a pu entendre déjà l’an passé dans cette même enceinte en Jason, dans Médée, de Charpentier, autre sommet du baroque, campe-t-il ici un Castor en treillis militaire, of course. Ainsi les démons et comparses s’extraient-ils du canapé convertible, du frigo ou du coffre à jouets (qui sert aussi de tombeau au passage) d’une façon qui confine involontairement au burlesque. Mais surtout, surtout, omniprésente autant qu’anachronique, la chorégraphie contorsionniste, signée du vieux complice de Sellars Cal Hunt, originaire de Brooklyn, associant break dance, au sol, au krump (incarné ici par la star « Jamsy ») et à ce qu’il est convenu d’appeler flex dance, ou flexing  (« Sage », « Storm », « Kendrickble »… pour les aficionados), plaque arbitrairement sur la dramaturgie un ballet d’expression afro-caraïbe aussi vain qu’écrasant. Nippés, naturellement, dans le style caillera qui s’imposait, ces danseurs (et danseuses) bigarrés fusionnent dans un exercice qui, superposé à la partition lyrique, finit par détourner abusivement de l’attention qu’elle requiert.      

Parti pris d’autant plus regrettable qu’à la direction de son Orchestre et Chœurs Utopia, le chef grec Teodor Currentzis restitue à ce joyau du baroque sa fulgurance et sa délicatesse, en s’appuyant en outre sur un casting de haute volée : parée de noir dans le rôle de Télaïre, la soprano Jeanine De Bique est sans conteste la vedette de cette production. Tétanisé tout au long par sa performance (pas un applaudissement intempestif au cours de ces trois heures d’opéra), le public attendra d’ailleurs le tomber de rideau pour lui réserver une ovation délirante.

Kilsby Laurence © Ben Reason

Quant à votre serviteur, c’est vers Laurence Kilsby qu’il porte également ses suffrages :  des courtes pages que lui offre Rameau sous les traits de l’Amour, le jeune ténor britannique fait des instants de pur ravissement : timbre moelleux, articulation parfaite, présence sobre et raffinée. On a hâte de l’entendre à l’Opéra-Comique, dans Samson (17 au 23 mars) puis, en juin prochain dans le rôle d’Alphée chez Lully, dont l’Opéra Royal de Versailles programme la tragédie lyrique Proserpine, en version concert…  Formé à l’Académie de l’Opéra de Paris, Kilsby, je vous le dis, n’a pas fini de faire causer.        


Castor et Pollux. Opéra de Jean-Philippe Rameau. Avec Reinoud Van Mechelen, Marc Mauillon, Jeanine De Bique. Direction : Teodor Currentzis. Mise en scène : Peter Sellars. Orchestre et Chœur Utopia.

Durée : 3h20.

Palais Garnier, les 28, 30 janvier, 1, 7, 11, 13, 15, 19 février 19h30. Le 23 février 14h30.

Arnaud Desplechin, une vie pour le cinéma

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Spectateurs ! d'Arnaud Desplechin (2025) © Les films du losange

Il est souvent intéressant d’essayer de comprendre pourquoi un créateur produit des œuvres d’art. Lui-même ne le sait pas, souvent. Vient alors le temps de l’introspection. Le romancier écrit ses Mémoires, et le cinéaste tourne un documentaire sur son enfance. C’est difficile de parler de soi, c’est même périlleux. Et puis, est-ce que ça intéresse vraiment le public ? Je crois bien que oui, en fait.

Prenons le nouveau film d’Arnaud Desplechin, Spectateurs !, dans lequel le cinéaste, à l’instar de Leos Carax récemment dans C’est pas moi (2024), égrène ses souvenirs liés au cinéma : sa vocation de cinéphile d’abord, puis de cinéaste.

Desplechin est un très bon cinéaste, selon moi, dont certains films m’ont plus que touché, comme Frère et Sœur (2022) avec Marion Cotillard. Spectateurs ! est un documentaire, avec quelques passages de fiction. Desplechin se met, et même se remet en scène, dans une « Reprise » au sens kierkegaardien du terme qui dévoile sous un jour nouveau une vie consacrée au 7e art, et la reconstitue dans toute sa fraîcheur initiale, qu’on croyait disparue. Le cinéma seul permet d’accomplir cette résurrection par l’image, comme aurait dit Jean-Luc Godard.

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L’art de la citation

De même que Godard justement, Desplechin se passionne pour la naissance du cinéma. La peinture préfigurait cet art, démontre-t-il, puis la photographie dont Desplechin nous montre ses exemples favoris. Ensuite, il passe au cinéma proprement dit, le muet en noir et blanc des frères Lumières, et celui en couleur. Nombre d’extraits de films émaillent le propos de Desplechin. Ils sont adroitement agencés et créent un effet agréable. On en reconnaît la plupart. Citer un livre ou un film demande de la dextérité, et Desplechin en possède suffisamment pour que ces brefs collages aient un sens. En général, la critique n’aime pas les citations. Mais si on retirait à Montaigne tout ce qu’il a recopié chez les grands auteurs, on se priverait du plaisir de la dégustation. Cela manquerait de sel. Desplechin sait citer. Il rend un hommage instructif à ses illustres devanciers. Il paie sa dette. Il peut s’agir de Fantômas, que sa grand-mère, jouée par une émouvante Françoise Lebrun, l’emmène voir au cinéma, quand il est enfant, ou, plus tard, de Persona de Bergman, ou encore de films de Coppola, etc., etc. Desplechin a le film fétiche facile, et cela est plutôt sympathique.

Le tournant de « Shoah »

Desplechin s’arrête longuement, aussi, sur le film Shoah de Claude Lanzmann, qui l’aura bouleversé. C’est une très belle séquence, dans laquelle il nous raconte comment il l’a vu pour la première fois dans un cinéma parisien, au début des années quatre-vingt. « Ma vie en a été changée », confie Desplechin dans le commentaire off. Grâce à ce film, assure-t-il, les six millions de victimes assassinées par les nazis bénéficient du dernier accompagnement dont elles ont été privées. Desplechin précise qu’il n’est pas juif, il est chrétien, dit-il. Mais la vision du film de Lanzmann le met dans la nécessité de prendre parti. Shoah est la seule réponse possible à un « événement sans réponse », et elle est donnée par le cinéma. Desplechin en profite pour évoquer son amitié avec Claude Lanzmann, qu’il a bien connu, et qu’il décrit comme « fou, raisonnable et d’une tendresse inouïe ». J’ai beaucoup aimé également, toujours à propos de Shoah, la séquence de Spectateurs ! qui se passe à Tel Aviv, où Desplechin se rend pour interviewer, d’ailleurs un peu à la manière de Lanzmann, une journaliste israélienne qui avait écrit, note-t-il, un article inoubliable au moment de la sortie du film.

L’histoire du fameux Bal Shem Tov

Desplechin ne quitte pas tout de suite l’univers juif, le temps de s’entretenir avec le cinéaste new-yorkais Kent Jones. Ils évoquent tous les deux Hélas pour moi (1993) de Godard. Kent Jones répète à Desplechin l’histoire juive, recueillie jadis par Gershom Sholem dans un de ses livres, que Godard a mise en exergue de son film. Vous la connaissez peut-être, on la doit au fameux Baal Shem Tov. Dans les périodes difficiles, celui-ci se rendait dans la forêt, allumait un feu et priait en silence. La chute de cette parabole, pointant la décadence spirituelle moderne, a des allures typiques de blague juive : « Nous ne savons plus allumer le feu, nous ne savons plus dire les prières, nous ne connaissons même pas l’endroit de la forêt, mais nous pouvons encore raconter l’histoire. » À méditer.

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Spectateurs ! nous prouve, s’il en était besoin, la sensibilité d’Arnaud Desplechin. Il évoque ce qu’il aime, ce qui est important à ses yeux. Cet autoportrait est d’une subjectivité délibérée, tel le reflet d’un visage sur un miroir. « La réalité, elle scintille sur l’écran… », reprend-il plusieurs fois. Certes, le temps qui passe ne reviendra jamais, emportant avec lui des êtres chers, comme sa propre mère dont Desplechin nous entretient au début. Spectateurs ! m’a paru baigné d’une grande et élégante mélancolie. Ce qui fait la différence, c’est le sentiment d’étonnement et de saisissement assez agréable qui se communique au spectateur − à l’image du train des frères Lumière entrant en gare de La Ciotat.

Spectateurs !, d’Arnaud Desplechin. Avec Françoise Lebrun, Mathieu Amalric, Milo Machado-Graner, Dominique Païni. 1 h 28.

En salle depuis le 15 janvier.

Comment tuer Brecht

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"Grand-peur et misère du IIIe Reich" de Bertolt Brecht, mise en scène Julie Duclos, théâtre de l'Odéon © Simon Gosselin

Grand Peur et Misère du IIIe Reich est actuellement donné au théâtre de l’Odéon. Selon sa metteuse en scène, la comparaison entre l’Allemagne de 1933 et notre époque est une évidence. Sans plus de finesse, elle achève le massacre du chef-d’œuvre de Bertolt Brecht avec une distribution d’acteurs consternants.


Le dramaturge allemand Bertolt Brecht (1898-1956) DR.

Dans le somptueux écrin redoré du théâtre de l’Odéon (où je ne sais plus quel iconoclaste directeur, pour intimider le bourgeois, avait fait bomber en noir-mat le cadre et les loges d’avant-scène), une salle pleine à craquer assistait hier soir à une représentation d’un chef-d’œuvre de Brecht, Grand Peur et Misère du IIIe Reich.

Que ce public fût recueilli ou somnolât vaguement dans une heureuse torpeur, si c’eût été la saison des mouches, nul doute qu’on les aurait entendu voler. Ils sont comme ça, les abonnés de l’Odéon. Bonne pâte. Un gros pudding de spectacle mal cuit pour dénoncer les horreurs du fascisme, en Allemagne, en 1933 bien sûr, mais-c’est-pareil-aujourd’hui-chez-nous-suivez-mon-regard, et ils accourent en masse, sitôt le conseil de classe terminé, le temps de saluer la proviseure.

Marine Le Pen = Hitler

Au cas où on n’aurait pas compris, elle nous l’assène, la metteuse en scène, Julie Duclos, dans le programme : « On a commencé les répétitions juste après les élections législatives, ce qui a rendu les choses incroyablement concrètes. » Et encore : « C’est cette tension entre passé et présent qui agit comme un avertissement, comme pour demander : êtes-vous sûrs de vouloir recommencer ? »

Ainsi, dans un théâtre national, avec l’argent des votants, on a licence d’affirmer tranquillement que Marine Le Pen = Hitler, sans autre forme de procès. Mlle Duclos (rien à voir avec Jacques, je suppose ?) nous assure que le coup d’État, la dictature, la suppression des libertés fondamentales, la persécution des juifs, des homosexuels, des malades mentaux, nous attendent au tournant dès que M. Bardella sera Premier ministre. Dernier avertissement ici, au Théâtre de l’Odéon, jusqu’au 7 février. Oyez, oyez ! Braves gens ! Prenez vos places.

On aimerait que Mlle Duclos soit moins obstinée à démontrer l’indémontrable, qu’elle ait observé que l’Histoire ne se répète jamais de la même façon, que Mme Le Pen a passé deux décennies à réformer son parti, pour justement se démarquer de l’antisémitisme et des outrances de son père. En outre, le RN respecte les lois de la République, et n’a aucune intention d’exterminer dans des camps qui que ce soit. Bref, sans lui demander de devenir tout à coup Lassalle ou Françon, on aimerait que Mlle Duclos eût l’esprit moins encombré de tant d’a priori pour mieux se concentrer, et essayer d’éclairer cette œuvre avec art et profondeur.

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Furcht und Elend des Dritten Reiches fut composée de 1934 à 1938 par Bertolt Brecht et Margarete Steffin sous forme d’une succession de petites scènes à partir de coupures de presse, l’ensemble esquissant un tableau très réaliste de la société allemande sous le nazisme. Parmi les scènes marquantes, citons « Le Mouchard » (ici retitré « La Délation »), reflétant le climat qui régnait dans les familles, avec la crainte que les enfants, endoctrinés, aillent dénoncer leurs propres parents à la Gestapo. Ou encore « La Juive », long monologue téléphonique d’une femme mise à l’écart par ses amis, et qui se résout à quitter son mari, devenu trop lâche pour la protéger ou l’accompagner.

C’est en effet avec sa maîtresse Margarete Steffin, de dix ans sa cadette, en âge mais non pas en talent, que Brecht aura écrit ce texte-là, parmi d’autres de ses plus grandes pièces. Une collaboration qui dura dix ans, jusqu’à la mort de Steffin, de tuberculose, en 1941, à Moscou, où elle espérait un visa américain pour suivre le couple Brecht en Californie. Elle avait déjà surmonté bien des obstacles pour suivre l’amant et sa légitime épouse Hélène Weigel dans leur périple en Europe du Nord, à compter de leur départ d’Allemagne en 1933. Au Danemark d’abord, où Brecht arrangea un mariage avec un Danois complaisant pour que Steffin vînt le retrouver. En Suède, en Finlande, en URSS enfin, où s’acheva ce ménage à trois artistique par la mort de Margarete Steffin. Pourquoi a-t-on aussi injustement oublié le nom de la co-autrice de Galilée, Puntila et Matti, La Bonne Âme du Se-Tchouan, Arturo Ui ? Et si c’était elle qui donna à Brecht son inspiration la plus réaliste, la plus complexe et la plus accomplie, cette ampleur historique qui fait de lui l’héritier de Hoffmanstahl, de Wedekind, de Schnitzler ?

Car c’est le réalisme qui se démode le moins. Plus une œuvre est située dans sa culture, son époque, sa société, plus elle est universelle. Voyez Tchekhov. Plus elle se veut abstraite, métaphorique, symbolique, plus elle finit au contraire datée. Y a-t-il plus désuet que le « théâtre de l’absurde », devenu pensum pour les élèves de première et tarte à la crème du bac de français ?

Ton de téléfilm

Sous le titre 99% (résultat du vote du référendum sur l’Anschluss), huit scènes de Grand Peur et Misère du IIIe Reich furent créées à Paris dans la salle d’Iéna avec… Hélène Weigel, le 29 mai 1938. La même année, vingt-sept scènes étaient prêtes pour une édition qui n’eut jamais lieu, Images du IIIe Reich. En 1941, le trio parvint à faire représenter treize scènes à Moscou. Grand Peur est une grande pièce, qui a marqué les spectateurs de plusieurs générations. Sa distribution importante fait qu’elle est rarement jouée, et en général partiellement. Œuvre ample et rare, dont chaque reprise devrait constituer un événement.

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Lisez-la chez vous au coin du feu. Inutile d’affronter la bise du parvis de l’Odéon pour entendre des acteurs sans valeur ajoutée la jouer sur un ton de téléfilm. La metteuse en scène a confié le fameux monologue de la Juive à une jeune femme qui a l’air de débiter des slogans dans une pub Ikea. Moderne. Chemisier ample, pantalon court et baskets. Sur cette illustre scène de l’Odéon où l’on a vu tant d’interprètes fameux et de spectacles mémorables, la jeune femme Ikea se débat avec un texte où elle ne comprend rien, auquel elle n’apporte rien. Du reste, son nom ne vous dirait rien non plus.

Ses camarades sont à l’avenant. Les jeunes sont plus inaudibles. Les vieux plus vraisemblants. Chacun joue plusieurs rôles. Ce n’est pas Huppert ni Huster, c’est clair. Encore moins Riva ou Bruno Ganz. Ce n’est pas de leur faute, mais celle de la metteuse en scène qui les a choisis. Ils ne sont pas mauvais, non, c’est pire, ils sont banals. Comme on veut être charitable, on se dit, tiens, celui qui fait le juge n’est pas mal, cette brune a du jarret, ou ce comédien black a de la présence. Et ce serait suffisant, ou très bien, formidable même, si on voyait ça à l’occasion d’une kermesse à Arcachon, après un coup de rosé-piscine. Mais en plein hiver au théâtre national de l’Odéon, à 15 millions d’euros de subventions de l’État, on a du mal à comprendre. Elles doivent passer dans le chauffage, les subventions.

2h15. Jusqu’au 7 février