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Nous sommes tous des Américains !


Nous sommes tous des Américains !

« Nous sommes tous des Américains ! » C’est Willy qui m’a hurlé ça ce matin à 5 heures, alors que je somnolais devant CNN. Mon mari n’a pas le sens des convenances. Il ne respecte rien, pas même les journalistes consciencieuses qui essaient de faire tant bien que mal leur travail parce que les maîtres du monde ont décidé d’organiser leurs élections la nuit. Grand bien leur fasse. Je sais seulement qu’on ne verrait pas ça en France : le Fouquet’s ferme à 2 heures du matin et je m’imagine mal un président français fraichement élu se coltiner Mireille Mathieu aux Bains.

Le temps de me réveiller, de reprendre mes esprits et de caler ma Weltanschauung sur des fuseaux horaires à peu près décents (sept heures de CNN, ça vaut un bon gros jet-lag), Willy me tendait une tasse de café en hurlant à nouveau : « Nous sommes tous des Américains ! » Comme il ne lisait sur mon visage qu’une grande perplexité, il se mit à m’expliquer que l’élection de Barack Obama était l’événement le plus important du siècle, que c’était la première fois qu’un non-blanc était élu à la tête d’un grand pays, que depuis Neil Amstrong il n’y avait pas eu de noir aussi populaire aux Etats-Unis et que j’étais bien sotte[1. Il a employé un autre mot. Mais il ne perd rien pour attendre.] de ne pas écrire ça dans mon article. J’ai essayé de lui faire comprendre qu’il nous restait encore 92 ans pour juger de l’importance séculaire de l’élection d’Obama, que Hu Jintao n’était pas très blanc non plus comme président d’un grand pays et, enfin, que Neil Amstrong ne jouant pas de trompette ne pouvait pas être noir. Puis, narquoise, j’ai rajouté : « Tu n’as pas fait un tel cirque quand, pour la première fois de l’histoire allemande, une femme est devenue chancelière… »

Willy a haussé les épaules : « Je m’en fous. Nous sommes tous des Américains ! » Puis, vexé, il est allé se servir un verre de Jägermeister hors d’âge pour fêter l’événement.

Sur ce coup, je dois avouer que je n’ai pas été très finaude. L’élection d’Obama réveille chez Willy un point sensible : sa sœur est noire. Oui, vous lisez bien : Elfriede Kohl est une négresse. Pour tout vous dire, lorsque l’enfant parut – c’était dans les années 1950, une époque où le brun n’était vraiment pas à la mode en Allemagne –, le cercle de famille n’a pas applaudi à grands cris. Leur premier réflexe fut de la nettoyer, avant de se ranger au bout de quelques mois à l’avis de la faculté : une anomalie génétique, un dommage collatéral des Lebensborn ou un truc qui saute plusieurs générations et vous stimule la pigmentation cutanée comme on ne fait plus.

Tout laisse pourtant accroire que ce ne sont pas les générations qui se sont fait sauter. Mes beaux-parents vivaient à l’époque non loin d’une base militaire américaine. L’arrivée des GI’s a été une source de grand désordre et de bouleversement. On savait ce qu’était un noir : le Nicke-Neger[2. Le Nicke-Neger (le nègre qui hoche la tête), s’est répandu en Allemagne à partir des années 50 pour recevoir les dons des fidèles aux Missions africaines. Il a été remplacé un temps par un plus politiquement correct Nicke-Schwarzer (le noir qui hoche la tête), avant de céder définitivement la place au Spendenbehälter (boîte à dons). Quant aux Suisses allemands, ils ont depuis longtemps trouvé la solution avec un raciste – oui, mais humaniste – Negerkässeli (le nègre-tirelire) : un nègre peut recevoir de l’argent sans pour autant être obligé de dire merci.] remplissait la fonction de tirelire à la porte des églises. On lui glissait un pfennig dans le tronc et un admirable mécanisme lui faisait hocher la tête en signe de merci. Les pfennigs ainsi récoltés étaient envoyés en Afrique par la filière des pères blancs ou de Jacques Foccart – je ne me souviens plus très bien. Lorsque les GI’s sont arrivés, ma belle-mère a certainement croisé l’un de ces blacks bien balancés, poussant la dévotion jusqu’à s’occuper de son mécanisme afin de lui faire hocher autre chose que la tête. La sainte femme ! Je crois bien que c’est précisément ce que Willy a réalisé ce matin en voyant Obama élu. Mon mari s’est souvenu des années de son enfance, où il devait supporter les quolibets et les sarcasmes dont on couvrait sa sœur. Et ce fut, dans sa petite tête, comme un déclic : il a fait le rapport entre noir et américain, entre GI’s et maman, entre Barack et Elfriede…

Nous sommes, donc, tous des Américains. C’est aussi beau que du Joe Dassin[3. L’annonce de la fermeture de Guantanamo va faire pleurer ses ayant-droits.]. En élisant Obama, les Etats-Unis abolissent l’apartheid planétaire qui séparait blancs et noirs, oppresseurs et opprimés, exploiteurs et exploités. Le rêve américain est enfin à portée de tous – du moins de Seattle à Miami, et de Washington à Los Angeles. Avec Barack, une ère nouvelle commence !

Si tout va bien, elle devrait durer deux ou trois semaines. Car, si l’on s’en réfère à la dernière fois où la planète médiatique s’est écriée à l’unisson : « Nous sommes tous des Américains », c’était le 11 septembre 2001… Il n’a pas fallu longtemps pour que des illuminés plutôt éteints à l’intérieur crient au complot planétaire. Attendons-nous donc à ce que l’on nous démontre dans les prochains temps qu’Obama n’est pas noir, que son élection est un coup des néo-cons à la solde de la CIA, du Mossad, des fonds de pension et de Monsanto. Branchez vos magnétoscopes : rien ne dit que Thierry Ardisson n’a pas déjà contacté l’un ou l’autre de ces esprits clairvoyants – Michael Moore, Thierry Meyssan ou Jean-Marie Bigard : le choix est ouvert parmi les intellectuels – qui présentera au public l’imparable preuve de la supercherie : « Les noirs sentent fort, mais Obama sent bon. »

Et puis, un noir qui devient président des Etats-Unis, un type qui vous fout au chômage des milliers de militants des droits civiques en une seule soirée électorale, ça n’est rien d’autre qu’un ennemi de classe, camarade altermondialiste.



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Née à Stuttgart en 1947, Trudi Kohl est traductrice, journaliste et romancière. Elle partage sa vie entre Paris et le Bade-Wurtemberg.

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