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Mai 68: cinquante ans de querelles d’héritage


Mai 68: cinquante ans de querelles d’héritage
Daniel Cohn-Bendit fait campagne pour Emmanuel Macron, avril 2017. Sipa. Numéro de reportage : 00803000_000010.

Au-delà du marronnier journalistique, de 1978 à 2018, chaque anniversaire décennal des événements de Mai en dit beaucoup sur l’époque qui le commémore. Entre exaltation et momification, critique radicale et récupération, la figure de Mai devient de plus en plus indiscernable à force de surexposition.


Mai 68 a cinquante ans. Pour les hommes, à cet âge-là, on parle de la crise la cinquantaine. On commence à s’interroger sur le sens de sa vie, on se demande ce qu’on en a fait, on prend des maîtresses, on s’habille comme ses fils, on écoute la même musique que ses filles et on s’achète de grosses voitures. On tente de rester désespérément dans le coup. On est bien installé dans l’existence mais on se demande si tout cela ne repose pas sur une imposture. Parfois, on a même le droit aux honneurs et on ne sait pas si on doit en être fier ou en avoir honte. Sans doute un mélange des deux.

Tantôt père indigne du libéralisme, tantôt référence zadiste

Mai 68 me fait un peu cet effet-là aujourd’hui. Il ne sait plus trop où il en est. Il hésite entre se figer dans l’histoire, se résigner à n’être qu’une page du siècle dernier ou continuer à vivre et à agir. Ne serait-ce qu’en suscitant des clivages toujours actuels, à agiter les uns et les autres de passions contradictoires, y compris ceux qui ne l’ont pas vécu. Il brouille  nos représentations.  Il est tantôt le père indigne du libéralisme, tantôt  la référence tutélaire des zadistes, des communautés affinitaires et des phalanstères « néo-ruraux » qui refleurissent sur le plateau de Millevaches,  comme aux plus beaux jours de la « parenthèse enchantée »[tooltips content= »C’est le nom donné par Françoise Giroud à la très courte période allant de 68 à l’apparition de la crise et du sida. Un film de Michel Spinosa, portant ce tire, est sorti sur les écrans en 2000. »]1[/tooltips] en Ardèche ou sur le Larzac.

Qu’on me permette un souvenir personnel. Après tout, je suis aussi un quinquagénaire, légèrement plus âgé que 68. D’après ma mère, bloquée dans sa 4L par une manif à Rouen, sans doute au tout début des années 70, ma participation à l’événement s’est bornée, vers quatre ou cinq ans, à scander « Cohn-Bendit dans ma voiture ! ». Ce gauchisme précoce avait désolé une famille plutôt communiste mais il indiquait que l’individu en question, DCB pour les intimes, était déjà entré dans le paysage médiatique pour ne plus jamais en sortir pour les décennies à venir, notamment au moment des anniversaires successifs de Mai. Il demeure l’inévitable référence, véritable statue du Commandeur, ce qui est paradoxal pour quelqu’un qui s’est toujours revendiqué comme radicalement libertaire ou, comme on disait à l’époque, anti-autoritaire.

Achever la récupération

En cette année 2018, Mai 68 l’a néanmoins échappé belle. Son demi-siècle a failli se transformer en enterrement. Un enterrement de première classe, mais un enterrement tout de même. Les habituels anniversaires, véritable marronnier décennal depuis 1978, auraient pu tourner à la momification  pure et simple : en novembre dernier, j’ai ri nerveusement en apprenant que le gouvernement lui-même, celui de Macron, d’Edouard Philippe et de Muriel Pénicaud, -oui, oui, ce gouvernement-là-  songeait à une « commémoration officielle ». Une commémoration officielle pour une révolution qui refusait de tomber amoureuse d’un taux de croissance, on était vraiment dans « ce monde réellement renversé où le vrai est un moment du faux », comme l’écrivait Debord dans La Société du Spectacle, parue un an avant 68, livre qui réussissait l’exploit d’annoncer le mois de Mai tout en prophétisant son inévitable récupération.

D’ailleurs, dans les Commentaires sur la société du Spectacle, paru vingt ans après,  en 1988, Debord commémorait à sa manière l’événement en rappelant que la période entre 68 et 88 se résumait à la récupération par le Spectacle de sa propre critique qui devenait elle-même spectaculaire, c’est à dire intégrée au système : bref, on retombe ici en beauté sur Cohn-Bendit. Alors pourquoi pas une commémoration « officielle » en 2018, s’est logiquement demandé Macron ? Ce serait une manière comme une autre d’achever ce processus historique de récupération. Après tout, pour preuve que les mots ne veulent vraiment plus rien dire, on rappellera que Révolution était le titre du livre programmatique de notre premier président de la République né neuf ans après l’événement.

Je me souviens de 86…

De toute façon, Mai 68 est devenu une affaire de génération et ce n’est plus la nôtre. Le succès du livre, paru en deux volumes en 87-88 de Hamon et Rotman, qui s’intitulait précisément Génération avec ses « années de rêves »et ses « années de poudre » était celui d’un livre d’histoire. Il fut un best-seller, un Bottin mondain, précisément dans la « génération » qui avait eu vingt ans à l’époque, beaucoup moins chez les vingtenaires de 88, souvent dépolitisés (quel mal on avait, avec les camarades, à les mobiliser !) et angoissés par une crise qui se faisait déjà très présente, même pour les diplômés. D’ailleurs, le livre de Hamon et Rotman connut des mésaventures audiovisuelles révélatrices. Son adaptation qui devait être un événement sur la 5, époque Robert Hersant  et Berlusconi, fut déprogrammée pour finalement trouver refuge sur TF1 à un horaire dissuasif. Et, encore un souvenir personnel, mes dernières illusions sur une répétition possible, s’étaient envolées avec le mouvement étudiant de 86. On avait beau jouer, pour les plus engagés d’entre nous, sur l’inversion des deux chiffres, 68-86, Serge July, avec son élégance habituelle, avait parlé dans un édito de Libé avec nos deux ans d’avance sur la date anniversaire, « d’éjaculation précoce ».

Mais, en 2018, fêter les barricades du quartier latin et les grévistes de Billancourt au moment où on en finissait avec le Code du Travail, cela pouvait sembler, disons, paradoxal. Christophe Castaner déclarait pourtant, avec la mâle assurance qui le caractérise : « L’anniversaire des cinquante ans de Mai 68 fait partie des événements sur lesquels l’Elysée travaille». Prise telle quelle, si on songe à l’atmosphère qui régnait en mai-juin 68 dans ce même Elysée quand De Gaulle, prêt à lâcher le pouvoir, voyait la « chienlit » sous ses fenêtres, la phrase a  tout de même quelque chose de surréaliste.

Toute commémoration est une instrumentalisation

Je n’ai pas pu m’empêcher de voir dans ce désir présidentiel un signal politique ou une manœuvre de communicant, ce qui revient au même sous le macronisme. On le sait, désormais, le propre de toutes les commémorations « officielles », c’est qu’elles sont peu ou prou des instrumentalisations. Nicolas Sarkozy, pendant sa campagne de 2007, à la veille du quarantième anniversaire de 68, avait  fait sa fête à l’événement en osant une critique que n’aurait pas renié le très marxiste Michel Clouscard : « Mai 68 a préparé le terrain au capitalisme sans scrupule et sans éthique, aux parachutes en or et aux patrons voyous». Pour Sarkozy, en finir avec 68, c’était aussi en finir avec les « héritiers de Mai 68 qui ont imposé l’idée que tout se valait, qu’il n’y avait donc désormais aucune différence entre le bien et le mal, aucune différence entre le vrai et le faux, entre le beau et le laid».

Je n’irai pas jusqu’à dire que ce que dénonçait Sarkozy était précisément ce que voulait commémorer  Macron avec son « en même temps », son « et de droite et de gauche » mais on peut aussi penser que notre Jupiter moderniste voyait dans le projet de Mai 68 quelque chose qui faisait écho à sa vision de la France de 2018, au moins dans le discours : en finir avec le vieux monde, créer une nouvelle société, transformer en profondeur la politique, la société, la culture, « jouir sans entraves », surtout si on est « premier de cordée » et même si ce n’est pas forcément aisé d’un point de vue métaphorique.

Goupil et Cohn-Bendit chez Macron

Cette commémoration officielle aurait pourtant beaucoup plu aux anciens soixante-huitards. Tout au moins à ceux qui ont réussi leur reconversion dans les médias, la politique ou les affaires, et qui ont fait de Mai 68 une rente de situation en appliquant à notre bel aujourd’hui libéral le slogan libertaire de leur jeunesse, « Il est interdit d’interdire ». D’ailleurs, plus personne n’est étonné de voir des figures aussi emblématiques que Romain Goupil ou Daniel Cohn-Bendit (qui n’est plus dans ma voiture), se revendiquer sans complexe de la macronie et paraître régulièrement aux côtés du Président. Comme si, de même que la société sans classes aurait dû être l’avenir radieux du communisme, la société des auto-entrepreneurs était l’avenir radieux du gauchisme des barricades.  On apprend d’ailleurs, ces temps-ci, que les deux compères, Goupil et Cohn-Bendit, préparent un film  qui devrait paraître en mai, évidemment, et qui sera sans doute à 68 ce que Les Croix de bois ont été la guerre de 14 : un mélange de déploration et d’exaltation.

Hélas pour eux, ce film se fera sans l’aval officiel de la nation et la bénédiction des autorités. Finalement, Macron a renoncé à la commémoration officielle. Prétexte diplomatique : entre les 60 ans de la Vème république, les 70 ans de la Déclaration universelle des droits de l’homme et les 100 ans la fin de la Grande Guerre, cela aurait fait beaucoup.

C’était pourtant moins dangereux que Maurras, Mai 68. Quoique, allez savoir : un événement aux interprétations aussi opposées doit encore avoir une charge subversive insoupçonnée. Macron a lu Machiavel, dit -on, et le Florentin a bien expliqué que l’important, c’est que ça ne se voit pas trop : ces commémorations officielles de Mai 68 auraient par trop montré qu’elles étaient, de sa part, une tentative de neutralisation d’un événement qu’on aurait peut-être réveillé à force d’être célébré.

Mai 68 réduit au jeunisme

On est certain, en revanche, que ce ne sera pas le cas avec les habituelles émissions où de fringants septuagénaires trépignent déjà à l’entrée des studios de télévision pour raconter une fois de plus leur formidable aventure, celle de la génération lyrique, pour reprendre les termes de l’historien François Ricard, qui a tout gagné des Trente glorieuses et rêve de jeunesse éternelle sans trop s’occuper de transmission. Ils parleront assez peu des ouvriers et de la plus grande grève connue par la France du vingtième siècle ou des destins tragiques comme ceux de Michel Recanati, leader de la JCR et des CAL (Comité d’action lycéens) qui se suicidera en 1978 et auquel Romain Goupil, à l’époque où il n’avait pas tout renié, avait consacré le beau film Mourir à 30 ans.

Reniement d’ailleurs parfaitement assumé puisqu’il déclarait en 2015, dans un entretien à Télérama : « Je me sens libéral-libertaire. Libéral au sens « libéral politique » et j’emmerde ceux que le terme effraie. (…) Après, quand je vois des mômes brandir des pancartes : « Pas touche à ma retraite ! », ça me consterne. »

On peut donc, sans trop prendre de risques, supposer que nos deux icônes, Cohn-Bendit et Goupil, ne commémoreront Mai 68 que dans la mesure où ils pourront en être les thanatopracteurs puisqu’il se résume, toujours selon Goupil, à un jeunisme potentiellement effroyable : « La  jeunesse d’aujourd’hui n’aime pas davantage le monde dans lequel elle vit que nous le nôtre en 68. Elle le manifeste sans doute différemment, de manière moins collective. C’est normal qu’elle n’ait pas envie de faire confiance à ceux qui sont responsables du monde tel qu’il est : les vieux. Et c’est normal que je leur explique deux choses : une société où il n’y a que des mômes convaincus de détenir la vérité, ça s’appelle le Cambodge de Pol Pot ; une société où il n’y a que des vieux, ça s’appelle la Suisse, un pays où chacun est le flic de tout le monde. »  Mai-68 en 2018 sera donc l’occasion pour deux anciens soixante-huitards emblématiques d’affirmer que nous vivons dans le meilleur des mondes possibles grâce à Macron et que de toute façon, si on n’est pas content, c’est soit l’enfer khmer rouge, soit l’ennui paranoïaque.

De fait, tous les discours anniversaires autour de 68, depuis cinquante ans, ont aussi servi à un état des lieux du moment. En 1978, alors que la France avait Giscard pour président, ce modèle prototypique de Macron, les dix ans de 68 étaient troublés par un livre qui devait faire date, celui de Régis Debray et sa Modeste contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire paru chez l’éditeur très engagé François Maspero. Debray n’avait pas vécu 68 pour cause d’emprisonnement en Bolivie après la mort du Che dont il avait été un compagnon d’armes. Ce recul sur les événements français explique la pertinence toujours actuelle de ses jugements.

Une société qui abolit toute aventure

C’était en quelque sorte la première critique de gauche de 68 : « Fallait-il se rêver maoïste pour devenir américain ? » demande-t-il dans ce livre où il analyse comment mai 68 a été la « révolution culturelle » du capitalisme et a surtout servi à une modernisation de ce dernier, que la libéralisation des mœurs en détruisant les vieilles habitudes bourgeoises du monde d’avant a fait sauter les digues qui séparaient les patrons à la papa des jeunes loups modernistes, fascinés par l’Amérique et le néolibéralisme. Debray montrait aussi, déjà, comment les médias « fabriquaient » l’histoire de Mai entre autocélébration pour la gauche et critique réac pour la droite dans une répartition des rôles parfaitement artificielle.

Est-on vraiment sorti de cette répartition des rôles qui resurgit à chaque commémoration pour neutraliser le vrai et éternel clivage ? Celui entre ceux pour qui une fausse révolution a été l’occasion d’aménager au mieux l’ordre existant et ceux qui ont voulu et persistent à vouloir un autre monde, à l’image de Vaneigem dans son Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations qui notait avec justesse dès 67 qu’« une société qui abolit toute aventure fait de son abolition la seule aventure possible. »

Bref, une société sans voiture et sans Cohn-Bendit dedans…

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