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Lettre à Hicham


Lettre à Hicham

Mon cher Hicham,

« Voici venu le temps que je t’explique », pourrais-je te dire pour paraphraser Louis Aragon. Tu viens d’avoir dix ans et tu en parais huit. Avec ton petit cousin de six ans, tu as été interpelé pour un vol de vélo que tu n’avais pas commis. Arrêté par une demi-douzaine de fonctionnaires de police que l’on aurait peut-être aimé voir se livrer à des tâches plus utiles, ou plus urgentes. Tu as fait connaissance avec le racisme ordinaire d’une vieille nation exténuée. Je voudrais te dire que ce n’était pas dans ses habitudes, à ce pays, jusqu’à une date somme toute très récente. Je voudrais te dire que j’ai longtemps été professeur, que j’aime la France et que j’en ai parfois été très fier et pas seulement quand des joueurs avec des noms qui ont les mêmes consonances que le tien gagnent une finale de coupe du monde de football. Laisse-moi te dire, par exemple, comme je me suis senti étrangement heureux le jour où, préparant un voyage scolaire à Londres, je ramassai les autorisations de sortie du territoire et vérifiai que tout ce petit monde avait bien des pièces d’identité. Une élève cambodgienne me tendit ce qui ressemblait à un passeport sur lequel était inscrit « Titre de réfugié politique » et où l’on pouvait lire, sur la page de garde cet extrait de la constitution de 1793 : « Le peuple français donne l’asile aux étrangers bannis de leur patrie pour la cause de la liberté et il le refuse aux tyrans ».

Vois-tu, Hicham, pour reprendre les mots de Bernard Stiegler, qui estime que c’est là le plus important dans une société, nous étions en plein dans ce qu’il appelle le « prendre soin ». Et il me semble, à toi qui es aussi français que moi, que ce matin là devant ton école, en ce qui te concerne, on a oublié de « prendre soin » de toi.

La police n’est pas très bien tombée, en même temps. Il semblerait que ta mère soit une femme plutôt décidée, il semblerait que ce vélo, c’est ton oncle, un adjudant-chef, qui te l’a offert. Il n’aurait plus manqué qu’il soit un héros de la guerre en Afghanistan, qu’il se soit fait tirer dessus par des talibans, on aurait eu l’air ridicule, vraiment ridicule et en face, dans l’infime partie de nos concitoyens à front de taureau qui sont incapables de faire la différence entre un arabe et un islamiste, une appartenance ethnique et une appartenance religieuse, l’incompréhension aurait été complète.

Je ne sais pas d’ailleurs si tu es pratiquant ou non, et pour te dire la vérité, je m’en moque. Je sais que ta mère n’est pas apparue voilée à la télévision et cela est suffisant pour prouver que malgré cette relégation économique et culturelle que l’on fait subir aux tiens, vous ne soyez pas encore tombés dans la vilaine névrose religieuse et intégriste, celle que nos actuels gouvernants adorent voir se substituer à la lutte des classes, car il est toujours plus facile de gouverner une société communautarisée avec de bonnes mosquées à la place de vilains syndicats.

Hicham, n’en veux pas trop aux policiers. Ils sont fatigués, mal aimés, mal payés et très peu d’entre eux correspondent à la caricature gauchiste. Ils ont même, lors du légitime soulèvement des banlieues en 2005, fait preuve d’un remarquable professionnalisme, d’un étonnant sang froid alors qu’ils étaient poussés aux fesses par un ministre de l’intérieur hystérique et matamore, devenu Président depuis, et qui n’aurait pas détesté se la jouer Thiers pendant la Semaine sanglante, histoire d’assurer définitivement sa stature de chef suprême face à ces couilles molles humanistes de Chirac et Villepin.

Tu sais, tu n’as pas eu de chance. Tu t’es trouvé à la jointure symbolique de deux enjeux majeurs ces temps-ci : l’éducation et la sécurité, mises toutes les deux à mal par une morale capitaliste, une morale du chiffre et de la rentabilité. La même semaine, la police essuyait des tirs de kalachnikov et beaucoup ont fait semblant de confondre une action liée au grand banditisme de narcotrafiquants avec la délinquance ordinaire de la déréliction suburbaine. La même semaine, également, une enseignante se faisait poignarder par un de tes camarades de douze ans. Lui, vois-tu, pourtant il ne vivait pas dans une cité, il n’était pas d’origine étrangère mais il y a plusieurs façons de ne pas aimer, de ne pas « prendre soin » : on peut vous laisser traîner dans les cages d’escaliers des journées entières mais on peut aussi vous faire rentrer sagement dans le pavillon d’une zone rurbanisée et vous laisser des heures dans le cyberautisme le plus total des jeux vidéos et des chats sur MSN.

N’en veux donc pas, non plus, aux professeurs. Tu sais, depuis trente ans, depuis la réforme Haby ils subissent les délires pédagogistes d’une poignée de soixante-huitards qui après un putsch idéologique rue de Grenelle ont accompagné en idiots utiles la dissolution libérale-libertaire de l’école. Et puis Darcos, est arrivé, Hicham. Un agrégé de Lettres classiques qui a préféré par ambition la fréquentation de la droite Fouquet’s aux vers coquins de Catulle ou doucement lyriques d’Horace. On lui a dit « supprime dix mille postes par an » et il a supprimé dix mille poste par an depuis son arrivée. L’équivalent des suppressions d’emploi dans la sidérurgie à Denain, en 78, quand la mondialisation faisait ses premiers pas en se livrant à la destruction massives de régions entières en temps de paix.

Logique comptable, logique désastreuse, notamment dans les zones sensibles. Et tu sais quoi, Hicham ? Après l’agression de cette enseignante, après que deux jours plus tard une CPE a été rouée de coup, il n’a pas proposé de recruter des surveillants, ceux qu’on appelait les pions et qui ont disparu, remplacés par des assistants d’éducation mal formés astreints à trente-cinq heures et ne pouvant donc pas continuer leurs études. Non, il a eu l’indécence de proposer des portiques de sécurité et une « police des écoles ». Tu comprends ce que ça veut dire ? Dans les collèges et les lycées en quelques années, on a fait disparaître le latin, le grec, un nombre incalculable de langues étrangères, on a réduit les horaires en français, en histoire, en maths, on cherche à faire la peau à la philo et à l’économie (il ne manquerait plus que le lycéen de 2009 ait du sens critique, surtout s’il est issu d’un quartier) et quand tout craque, la réponse, ce sont les flics.

Les flics et les profs ont ceci en commun qu’ils sont des « dysfonctionnaires », selon le joli mot de Vincent Cespédes, un autre philosophe qui dans La cerise sur le béton montre comment ces deux catégories les plus exposées à la violence sociale sont en même temps soumises à des logiques contradictoires, schizophrènes entre les exigences de leur hiérarchie et la réalité du terrain.

Alors, Hicham, ce qui me ferait plaisir, ce n’est pas, comme le suggère mon estimée rédactrice en chef, que tu passes cet épisode par profits et pertes. Je voudrais qu’il te serve de carburant pour ne pas te conformer aux modes de réussites prévus pour toi (foot, rap, comique télévisuel), qu’il te donne envie de faire de la politique et que dans une petite trentaine d’années, j’apprenne que tu viens d’accéder aux deuxième tour de l’élection présidentielle. Si tu n’es pas dans les paillettes de Rachida ou la démagogie langagière de Fadela, j’irais voter pour toi, le cœur léger.

Pour une nouvelle critique de l'économie politique

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Juin 2009 · N°12

Article extrait du Magazine Causeur



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