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Le Prisonnier avait-il lu Debord et Muray ?


Le Prisonnier avait-il lu Debord et Muray ?

Bonne nouvelle, on peut s’échapper du Village. Mauvaise nouvelle, le seul moyen, c’est en mourant. En trépassant à l’âge de 80 ans, Patrick Mc Goohan va désespérer tous ceux qui avaient appris le vrai visage du totalitarisme moderne en regardant les dix-sept épisodes du Prisonnier. De cette série qui passa pour la première fois à la télé britannique en 1967 et que d’aucuns appelèrent « un chef d’œuvre télévisionnaire[1. Cette expression est empruntée à l’ouvrage de référence, Le Prisonnier, chef-d’œuvre télévisionnaire, publié en 1989 aux éditions Huitième art, sous la direction d’Hélène Oswald et Alain Carrazé, avec des textes de Jacques Sternberg et de Topor. Hélas, difficilement trouvable.] », Patrick Mc Goohan fut le personnage principal, écrivant et réalisant lui-même plusieurs épisodes: il a incarné et incarnera pour toujours, désormais, un certain dandysme ironique et désespéré, tenace et distancié à la fois, celui des hommes qui continuent envers et contre tous le travail du négatif dans un monde d’approbation généralisée.

Il faut savoir que s’il y a une série culte, c’est bien Le Prisonnier : des centaines d’aficionados tiennent chaque année une convention dans le Pays de Galles, à Portmeirion où fut tournée la série. Portmeirion est une manière de village-folie d’un architecte des années 1920 qui y résuma tous les styles existants, faisant de cet endroit un parfait non-lieu.

L’argument de la série, exposé dès le générique, est simple : un espion anglais démissionne des services secrets ; à peine rentré chez lui dans sa Lotus Seven, il est drogué, enlevé et se réveille au Village. Le Village est un endroit non situé géographiquement, comme il convient dans le genre utopique, où vivent des habitants qui ont tous l’air très heureux. Ils sont habillés trop classe, comme aux plus belles heures du Swinging London, disent rituellement « Bonjour chez vous[2. Très judicieuse traduction du Be seeing you ! de la V.O.] ! » quand ils se croisent, roulent dans des voiturettes de golf et portent au revers un badge avec un vélocipède et un numéro. Ils ne se posent jamais de questions sur le pourquoi leur présence dans cet endroit dirigé avec une douceur monstrueuse par un numéro 2. Lequel obéit à un numéro 1 que l’on ne verra jamais sauf à la fin, dans le dernier épisode, et encore, à condition de s’y retrouver dans ce poème visuel sous LSD et de choisir une des multiples solutions possibles à cette fable philopsychédélique.

Patrick Mc Goohan, qui porte le numéro 6, tente à chaque épisode de déstabiliser le Village en refusant les règles et en annihilant psychologiquement le numéro 2, manifestement envoyé là pour lui faire avouer on ne sait quels secrets. Néanmoins, un nouveau numéro 2 remplace toujours le précédent et les tentatives répétées d’évasion du Prisonnier se soldent toutes par des échecs : il est en général rattrapé par une espèce de monstrueuse baudruche blanche et molle qui jaillit des profondeurs de la mer et le ramène vers la côte.

On l’aura compris, Mc Goohan, en mourant, a sans aucun doute rejoint Kafka, Zamiatine, Orwell et, bien sûr Philippe Muray. Car le Village préfigure jusque dans les moindres détails, l’actuel empire festiviste du Bien. Au Village, la participation aux activités collectives n’est pas obligatoire mais fortement recommandée. Au Village, les portes des cottages, ne ferment pas à clef, puisqu’on n’a rien à cacher. Au Village, on organise parfois des élections du numéro 2 qui ne changent rien au système en place. Au Village, la répression est essentiellement médicalisée et tout rentre dans l’ordre après une bonne thérapie comportementale qui vous libère de vos sales manies individualistes. Ces traitements de choc tout en douceur sont aussi supposés vous dissuader de vous livrer à des voies de fait sur vos voisins – tellement prévenants et tellement souriants que Patrick Mc Goohan ne songe qu’à les étriper, alors qu’on a pourtant l’impression que l’adjectif flegmatique avait été spécialement inventé pour lui. Au Village, bien avant Balkany à Levallois, le choix d’abdiquer la liberté au profit de la sécurité est clairement assumé grâce à la l’omniprésence des caméras de surveillance et des micros espions.

Bref, on retrouve dans cette série les traits principaux des grands cauchemars visionnaires du XXe siècle : la surveillance panoptique comme dans 1984 avec les télécrans ; l’intimité interdite et la transparence obligatoire comme dans Nous autres de Zamiatine et ses maisons de verre ; le caractère purement formel de la démocratie quand le vrai pouvoir, occulte, s’appuie sur l’opacité procédurière et enfin le secret généralisé comme dans Le Procès de Kafka.

Toute l’intelligence de Mc Goohan est, alors que nous sommes en pleine guerre froide, de ne pas renvoyer spécifiquement au totalitarisme soviétique comme la plupart des films et séries de l’époque. Le Village est en effet un endroit très lumineux, sans forces de l’ordre omniprésentes, sans barbelés, sans goulags, sans check-point pluvieux. On se croirait plutôt dans un club de vacances pour retraités upper middle class. Pourtant l’angoisse vient aussi, mais pour des causes différentes : couleurs si vives, intérieurs trop cosy, ciel toujours bleu et résidents forcément de bonne humeur. C’est que le numéro 6 pointe la naissance d’un autre totalitarisme : celui, beaucoup plus métastasé et inédit, des démocraties modernes où toutes les activités humaines sont en passe d’être informatisées, au nom du bonheur et de la rationalité économique.

Rappelons la fin du dialogue du célèbre générique :
– Qui êtes-vous ?
– Le nouveau numéro 2.
– Qui est le numéro 1 ?
– Vous êtes le numéro 6.
– Je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre !

Le refus de Mc Goohan, considéré comme obsessionnel, d’être numéroté, préfigure d’évidence les révoltes anti-technologiques qui commencent aujourd’hui à se faire jour dans une certaine partie éclairée de la jeunesse, celle qui voit l’insurrection qui vient[3. Nous souhaitons à Yldune Lévy un bon retour à la maison.].

Rappelons-nous également que l’année de sortie de cette série qui ne connut que dix-sept épisodes – à cause de la panique qu’elle déclencha chez les spectateurs anglais – est la même année, 1967, que celle de la parution de La Société du Spectacle de Guy Debord. Pendant que Mc Goohan, dans son très élégant veston noir à liseré crème, s’acharnait à débusquer et détruire le numéro 1, voilà ce qu’écrivait Debord : « Le spectacle est le discours ininterrompu que l’ordre présent tient sur lui-même, son monologue élogieux. C’est l’autoportrait du pouvoir à l’époque de sa gestion totalitaire des conditions d’existence. »

Ce monologue élogieux est devenu notre quotidien. Un visionnage de la série dystopique de Patrick Mc Goohan permettra, pour quelques heures, de l’interrompre.

Pour quelques heures seulement, ne rêvons pas.

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