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La Libye bombardée à coups de superlatifs


La Libye bombardée à coups de superlatifs

Le monde entier a les yeux rivés sur la Libye et on n’y voit rien. À vrai dire, on ne comprend guère plus. Le tableau dressé par les médias est pour le moins terrifiant: Kadhafi est en train de perpétrer un massacre contre sa propre population grâce à l’usage massif de ses chasseurs-bombardiers et de ses mercenaires. Or, trois semaines après l’éclatement de la crise, aucune preuve sérieuse n’a corroboré cette version des faits.

Que les choses soient claires : nul – en tout cas pas moi – ne songe à défendre Kadhafi et encore moins à minimiser la gravité de la situation en Libye, laquelle est bel et bien en proie à la guerre civile, soit un des pires fléaux qui soient. Est-il pour autant malséant de poser quelques questions de bon sens ?

La première, et la plus importante, est celle des victimes. Peut-on parler aujourd’hui d’un massacre généralisé en Libye ? La réponse est très probablement négative. Il est évidemment difficile et délicat de définir le terme de massacre mais c’est pourtant nécessaire. Le nombre de morts en Libye depuis le 15 février n’est pas certain, mais l’ordre de grandeur est de quelques centaines, dont à peu près les deux tiers durant le déclenchement des événements actuels (17-20 février). Depuis, les combats et escarmouches entre pro et anti-Kadhafi se sont soldés par un nombre relativement réduit de victimes. Dans la bataille pour le contrôle de la ville d’Az Zawiyah, on compte 120 morts des deux côtés. Après plus de dix jours de combats en milieu urbain dans une ville de 300 000 habitants, il est difficile de qualifier ce drame, incontestable, de « massacre » et encore moins de « génocide », comme on commence à l’entendre ça et là.

La deuxième question porte sur l’usage fait par Kadhafi de sa force aérienne. Selon son fils Saïf al-Islam, les chasseurs-bombardiers libyens sont utilisés par le pouvoir uniquement pour détruire les dépôts d’armes et empêcher les rebelles de s’en emparer. Aussi surprenant que cela puisse être, Kadhafi junior ne ment pas. Il faut savoir que l’armée libyenne, relativement modeste en nombre (quelque 50 000 soldats dont la moitié de conscrits) est en revanche très largement suréquipée. Pour des raisons politiques et peut-être aussi psychiatriques, le Frère guide a acheté sans compter chars, canons lourds et autres joujoux similaires. Du point de vue du régime, cet armement disséminé un peu partout dans le pays est incontestablement aujourd’hui une menace mortelle. En revanche, on possède très peu d’éléments tendant à prouver la réalité d’un bombardement systématique de civils et encore moins de certitudes permettant d’étayer une rumeur répandue dans l’opinion publique depuis le début de la crise selon laquelle les avions de Kadhafi tireraient sur des foules de manifestants. Et avec tout le respect qu’on lui doit, les certitudes rapportées par BHL de son week-end en Lybie ne constituent pas une preuve.

Reste la question des mercenaires. Depuis des semaines, on nous parle de combattants – notamment subsahariens – recrutés par Kadhafi pour noyer la révolution dans un bain de sang. Du point de vue des rebelles, cette histoire est parfaitement compréhensible : si cela est vrai, Kadhafi n’a aucun soutien populaire et il ne s’agit donc pas vraiment d’une guerre civile, mais d’un peuple unanime chassant un tyran défendu uniquement par des baïonnettes étrangères. Seulement, après trois semaines de crise, les preuves de la présence de mercenaires sont minces et controversées. Dans l’est du pays, aux mains des rebelles depuis plus de 15 jours, aucun mercenaire – mort ou prisonnier – n’a été présenté à la presse. Force est de reconnaitre que pour le moment ce phénomène est peut-être marginal, à moins qu’il relève plus du fantasme politique – tout à fait compréhensible – d’une population en état de crise et de guerre civile que d’une réalité militaire.

Pour autant, le pire peut arriver, d’autant plus que Kadhafi n’a pas encore vraiment dégainé et que son armée régulière n’entre que tardivement dans la danse. Mais on peut déjà observer l’approximation – pour être aimable – de la couverture médiatique de cette guerre dont l’émotion planétaire qu’elle suscite semble empêcher la compréhension. C’est que nous sommes devenus accros aux superlatifs et aux hyperboles qui nous offrent l’occasion de compatir et de nous indigner à bon compte, face à nos téléviseurs. Entre « rien à signaler » et « génocide », nos lexiques semblent être singulièrement démunis. Les adjectifs automatiques (le feu est toujours « nourri », les armes – tout comme les pertes – souvent « lourdes » et chaque combat « acharné ») sont devenus autant d’obstacles à l’analyse. Or, nous sommes exactement dans le genre de situation – tyran fou, peuple privé de parole pendant des lustres, anarchie généralisée – où il faudrait être prudent, voire suspicieux sous peine de découvrir de nouveaux Timisoara à Tripoli ou Benghazi[1. On se rappelle aussi le « génocide » perpétré par les forces serbes au Kosovo et dont le TPI, malgré une fouille minutieuse du sous-sol de la province, ne put jamais trouver la moindre preuve – ce qui bien sûr, ne dédouane pas l’armée serbe de ses exactions ni le régime de sa répression. Reste que des informations parfaitement fantaisistes faisant appel à l’imaginaire d’Auschwitz furent abondamment diffusées ce qui justifia l’intervention de l’OTAN. Hubert Védrines explique en substance dans ses Mémoires que les Occidentaux furent contraints, sous la pression des médias, de mener une intervention que lui jugeait néfaste. On ne saurait exclure un scénario comparable en Lybie (EL)].

Que pèsent ces précautions minimales face au bombardement médiatique ? Rien, ou presque. L’hystérie alarmiste ne connaît aucune limite, et la pression monte dans les opinions qui somment leurs gouvernants d’agir vite pour sauver le peuple libyen. Une fois de plus, la course à l’émotion pourrait inciter les puissances occidentales à se lancer dans une aventure périlleuse. Pour elles, mais aussi pour les Libyens.



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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