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« La famille est répressive. C’est son rôle »


« La famille est répressive. C’est son rôle »

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Gil Mihaely. La famille semble être la dernière Bastille de l’Ancien régime : une autorité arbitraire, non consentie, des adultes sur les enfants, transmission des héritages et des biens, l’ensemble étant organisé autour d’un très grand interdit, l’inceste ! Cette institution n’est-elle pas condamnée par la logique profonde de notre temps marquée par la démocratie, les droits de l’homme, l’individualisme et le consumérisme ?
Aldo Naouri. Vous avez hélas raison, la famille est condamnée et des intérêts plus nombreux qu’on ne l’imagine conspirent à sa destruction. C’est le dernier moyen que notre humanité a trouvé pour se suicider – une entreprise que Freud, dès 1929, dans son livre Malaise dans la civilisation, mettait sur le compte de la pulsion de mort. Elle n’y est pas parvenue avec les guerres, elle va peut-être y arriver par ce biais. Nous risquons en effet de revenir à une humanité d’avant la Loi qu’elle s’est donnée en interdisant l’inceste, une humanité barbare, sauvage et inhumaine. Votre propos l’annonce d’ailleurs quand vous parlez d’une « autorité arbitraire, non consentie, des adultes sur les enfants ». Il y a déjà quelques décennies que les professionnels relèvent chez les enfants les dégâts opérés par les attitudes laxistes et anti-autoritaires que vous évoquez sur le mode ironique. Quant à l’interdit de l’inceste, il est effectivement arbitraire, mais c’est un arbitraire qui a eu et qui a pour mérite de construire l’humain.[access capability= »lire_inedits »]

GM. Rien que ça !
Oui. L‘anthropologie est là pour montrer que le progrès humain – et il y en a tout de même eu, ne serait-ce que sur le plan technique et social – est redevable à cet arbitraire. Voilà 8 millions d’années que nos ancêtres se sont mis debout. En rapportant cette éternité impossible à imaginer à 24 heures, l’ère chrétienne par exemple n’en représenterait que les 22 dernières secondes. Eh bien, pendant le plus clair de ce temps, il y a eu seulement des mères et des enfants. L’ébauche du père n’est en effet apparue qu’un peu avant la 23ème heures, au moment où est intervenu l’arbitraire de la Loi qui interdit l’inceste. Et c’est à partir de ce moment-là, à partir de cette première Loi qui a fait le socle de toutes les autres, qu’on peut dater l’avènement du progrès.

Élisabeth Lévy. Et qu’est-ce qui explique cette rupture essentielle dans l’histoire humaine ?
Les conditions d’apparition de cet arbitraire sont intéressantes. Pendant des millions d’années, les humains ont passé leur temps à satisfaire leur égoïsme et leurs pulsions primaires, donc à s’entretuer. Ils s’étaient constitués en hordes pour être plus performants dans la chasse, mais chacun n’agissait que pour lui-même. À la tête de chaque horde, il y avait un chef qui se réservait le droit sexuel sur toutes les femelles, y compris sur sa mère ou ses filles. Les autres mâles qui ne pouvaient pas avoir de rapport sexuel avec les femelles de leur horde s’en allaient chasser ailleurs. Si plusieurs s’intéressaient à la même femelle, ils s’entretuaient. Un jour, des chefs de horde ont estimé qu’ils ne pouvaient pas continuer ainsi. Ils ont conclu un accord en vertu duquel les femelles seraient désormais échangées entre hordes. Ce scénario est celui de l’anthropologie. Celui de la psychanalyse en diffère quelque peu mais aboutit au même résultat : la prohibition de l’inceste comme Loi de l’espèce. Le sous-texte que laisse entendre cette Loi c’est que « ce qui est proche doit être éloigné. » L’esprit de cette Loi va, dès lors et nécessairement, intervenir sur la proximité extrême qu’est la proximité mère-enfant. Un élément étranger va s’immiscer entre l’enfant, être de pulsion, et la mère qui est là pour le satisfaire. Cet étranger, qui va petit à petit devenir le père, parce qu’il va confisquer la mère pour en faire égoïstement son objet sexuel, va contraindre indirectement l’enfant à refouler ses pulsions et à apprendre la vie sociale et les autres lois qui vont la régler. Si bien que s’émanciper de cette toute première Loi, c’est s’émanciper de toutes les lois.

EL. Qu’est-ce qui vous fait penser qu’on serait prêt à s’en émanciper ? Ne noirciriez-vous pas le tableau ?
Je ne le crois pas. Et il suffit de se pencher sur el comportement des enfants, petits ou grands, dans les consultations psy ou à l’école. Il y a un ensemble d’intérêts particuliers qui ont pris suffisamment de pouvoir pour s’imposer à la masse qui subit en silence. Qu’il s’agisse des homosexuels, des féministes et d’autres groupes revendicatifs, on voit bien que ce sont des minorités, jouissant d’un poids considérable dans les médias, qui parviennent à imposer leurs vues aux autres. Seule une minorité d’homosexuels veulent pouvoir se marier et adopter.

EL. D’abord, vous n’en savez rien, et ensuite, on peut être contre le mariage homosexuel mais, de là à la fin de l’interdit de l’inceste, il y a de la marge, non ?
Ce que j’en sais, je le tiens de ce que m’en disent nombre d’homosexuels que je connais, que je fréquente et que j’ai pour amis. Il est étrange d’ailleurs, à notre époque qui prise tant les sondages qu’il n’y en ait jamais eu sur ce point. Moins étrange qu’il n’y paraît, toute réflexion faite, car cela s’inscrit dans la logique de l’individualisme qui confère à chacun le droit d’opérer un choix et d’en revendiquer l’extrême respect par tous: « C’est mon choix », une émission célèbre. Qu’importe, à partir de là, la proportion dont je parle. Ceci étant, ne me faites pas dire ce que je ne dis pas, à savoir que le mariage homosexuel serait le signe le plus patent de la fin de la prohibition de l’inceste. Les signes de cette fin, je les situe ailleurs et avant tout dans la disparition du soutien que le social a toujours accordé à l’instance paternelle. Tout enfant a légalement aujourd’hui ce que l’on pourrait désigner comme deux « homoparents », c’est à dire deux parents que le droit considère comme strictement identiques. La psyché de l’enfant, façonnée par le séjour intra-utérin, n’est naturellement branchée que sur la mère. Sans le soutien social, le père n’a pas d’autre choix que de devenir une « mère-bis »

EL. Voulez-vous dire que la logique la logique profonde qui est à l’œuvre derrière ce aspect des choses, c’est le rejet, le refus de la limite ?
Oui. L’éjection du père – radicalisée en Occident depuis 1968 – de la place qu’il a longtemps occupée équivaut au rejet de la Loi dont il est le représentant et de la notion de limite qui en découle. La finance par exemple a intérêt à détruire ou à affaiblir tout ce qui pourrait la canaliser. Dans cette perspective, les groupes qui revendiquent toujours moins de limites, toujours plus de libertés, sont les « idiots utiles » du capitalisme. Finalement, c’est au nom de la démocratie qu’on adopte des lois qui abolissent, les unes après les autres, les limites qui s’imposaient à l’activité humaine. Puisqu’on ne vit qu’une fois, le principe de plaisir doit primer sur le principe de réalité. La pornographie pour les hommes, la libération sexuelle pour les femmes et le plaisir de chacun comme unique horizon. À terme, ce processus aboutit à la destruction de la famille.

EL. Vous y allez un peu fort ! La famille ne devrait pas être incompatible avec le plaisir, si ? En tout cas, si vous voulez revenir au modèle patriarcal, ce sera sans moi !
Je ne dis pas que la famille est incompatible avec le plaisir, mais qu’elle ne peut pas être guidée par la seule recherche du plaisir. La famille est répressive par définition. Et la répression qu’elle exerce, aussi étonnant que cela puisse être, est éminemment bénéfique. En effet, le nouveau-né qui vient aujourd’hui au monde est le même que celui de l’aube de l’espèce : il est violemment travaillé par son système pulsionnel. Cela fait de lui un individu autocentré qui se fiche éperdument des autres. Et il n’a aucun moyen de changer spontanément s’il n’est pas confronté à une organisation qui l’empêche d’aller jusqu’au bout de son désir de s’autosatisfaire, à travers des règles qui lui sont imposées, comme l’heure du coucher ou celle du repas. Face à ce dispositif répressif, qui doit se mettre en place entre 0 et 3 ans, l’enfant, pour ne pas périr et pour gagner l’amour de ses parents, accepte de réprimer ses pulsions et de les refouler.

EL. Vous voulez dire que tout se joue avant 3 ans ? On n’est pas entré à l’école maternelle qu’on a déjà raté ou réussi sa vie ?
Vous excellez à me faire dire ce que je ne dis pas. J’insiste seulement sur le fait que cette éducation, qui n’a et ne doit rien avoir de sadique, doit intervenir en fixant des limites entre 0 et 3 ans pour produire des effets dans le long terme. C’est une authentique et indispensable entreprise de « névrotisation ». Le névrosé va développer, au cours de la répression exercée sur lui, un mécanisme psychique d’une importance considérable, le fantasme : « Je ne peux pas me satisfaire, ce n’est pas grave, il suffit que j’imagine que je me satisfais pour avoir un brin de consolation et mieux supporter ma frustration. » « Névrotisé » de cette façon, l’enfant va accepter l’existence de l’autre et devenir un être social de qualité. À l’inverse, quand aucune répression ne s’exerce entre 0 et 3 ans, l’individu demeure dans son état natif autocentré et incapable d’admettre l’existence de l’autre. L’enfant-roi devint vite l’enfant-tyran. Cette toute-puissance de l’enfant habitué à ce que tous ses désirs soient satisfaits va se perpétuer parfois jusqu’à l’âge adulte, avec toutes les chances d’aboutir à une structure perverse. La destruction de la famille répressive engendrera des enfants qui ne fabriqueront plus de lien social.

EL. D’accord, mais le fait d’être de bons parents répressifs n’interdit pas que, comme homme et comme femme, vous ayez du plaisir. Il n’y a pas forcément un continuum entre le comportement du père ou de la mère et celui des amants libres et adultes qu’ils redeviennent une fois les enfants couchés. Dans l’Angleterre victorienne, la famille était pour le moins corsetée, mais en même temps, on comptait un nombre record de prostituées…
Pendant la période victorienne, où apparaissent les méfaits de l’hyper-névrose en même temps que naît la psychanalyse, l’environnement social est surchargé de lois trop répressives car la répression n’intervient pas seulement dans le tout petit âge, mais tout au long de la vie. Quand on refoule quelque chose au bon moment, cette chose est acceptée et le mécanisme du fantasme est mis en place pour supporter le refoulement. Cela génère pour la suite une conduite qui tient compte du principe de réalité. Quand j’étais adolescent, lorsqu’on gardait la main d’une jeune fille dans la sienne pendant 10 secondes, cela nous procurait 6 mois de bonheur…Quand tout est permis, cela n’a plus aucun effet.

EL. L’assouvissement tue le désir…
L’assouvissement abolit complètement un mécanisme merveilleux dans l’économie énergétique : le fait même d’être dans le fantasme et de refouler produit une déviation de l’énergie vers d’autres secteurs, qu’on appelle la sublimation. En tant que pédiatre, j’ai vécu la modification considérable des mœurs dans la famille et chez les adolescents. Il m’est arrivé de recevoir une élève de quatrième qui m’annonçait : « Cette semaine, je me suis envoyé cinq mecs ! » J’ai cru devoir jouer mon rôle de médecin en lui demandant si elle avait bien pris ses précautions. Elle m’a répondu : « Oh, ce n’était pas la peine, ce sont mes copines qui les ont dépucelés. » On voit bien qu’à ce stade de permissivité, la sublimation ne fonctionne plus.[/access]

La suite demain…

Septembre 2012 . N°51

Article extrait du Magazine Causeur



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Elisabeth Lévy est journaliste et écrivain. Gil Mihaely est historien.

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