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La droite ne « déteste pas » Albert Camus!

Le billet de Philippe Bilger


La droite ne « déteste pas » Albert Camus!
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À l’occasion de la diffusion de la série télé de France 2 La Peste (avec Frédéric Pierrot, le psy de En Thérapie) qui reprend les personnages du célèbre roman de son père et les plonge dans notre époque contemporaine, Catherine Camus a reçu une journaliste du Point. Elle lui a notamment confié : « La droite le détestait mais la gauche ne l’aimait pas non plus. Il était seul comme un rat ». Elle semble avoir du mal à se réjouir de la victoire posthume des idées de son père sur celles de Sartre: « Papa répétait que l’homme passe avant l’Histoire. À la chute du mur de Berlin, j’ai reçu quantité de coups de fil de journalistes m’expliquant combien papa avait triomphé. J’ai répondu que ça m’étonnerait qu’il triomphe après 80 millions de morts. Personne n’a repris mes propos ».


Avec un parler-vrai impressionnant, la fille d’Albert Camus s’est exprimée dans Le Point[1]. Macroniste faute de mieux, évoquant les livres sur son père, elle affirme avoir détesté, par exemple, celui de Michel Onfray. On la sent profondément agacée par les malentendus et les incompréhensions engendrés par la personnalité et l’œuvre d’Albert Camus. Sa sincérité, parfois roide et vigoureuse, fait du bien. Avec elle, on n’est pas dans le confit et la dévotion. Puis-je me permettre, moi qui suis un inconditionnel d’Albert Camus tant pour l’ensemble de ses œuvres (j’y inclus le théâtre) que pour sa personnalité riche, complexe et profondément honnête, de discuter une affirmation de Catherine Camus : « La droite détestait mon père mais la gauche ne l’aimait pas non plus. Il était seul comme un rat… »

Désormais récupéré de toutes parts

Je comprends bien pourquoi la gauche intellectuelle, philosophique et idéologique « n’aimait pas » Albert Camus. Il y avait dans ses positions controversées sur les enjeux et les tragédies de l’époque, notamment le drame algérien, une telle obsession de la vérité, de la pensée juste – mesurant ce qu’il convenait de concéder à la politique et en même temps à l’humain -, qu’il était perçu comme décalé par rapport aux délires partisans de sa famille naturelle, la gauche humaniste. Il se tenait en permanence dans une attitude, aussi douloureuse et inconfortable qu’elle soit, où il ne cédait jamais rien sur la complexité du réel, avec un refus de l’Histoire sanglante et meurtrière.

Peut-être que la droite le « détestait » en cette période où les esprits et les caractères comme les siens étaient voués à être incompris, précisément à cause de convictions qui, sur l’Algérie par exemple, tenaient fermement les deux bouts de la chaîne : justice et égalité d’un côté, détestation et dénonciation du terrorisme aveugle de l’autre. Mais il me semble que cette vision a bien changé et qu’Albert Camus est devenu profondément (grâce à l’universalité de sa morale bien davantage que pour ses idées qui, aussi pertinentes qu’elles aient pu apparaître, pouvaient cliver) une sorte de référence que des camps antagonistes prétendent s’approprier. Alors que sa force tient précisément à son dépassement, par une conscience toujours en éveil et inquiète, des problématiques dérisoires et conjoncturelles.

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Il ne s’agit en aucun cas de tomber dans ce ridicule, pour faire « progressiste », de faire fond, pour irriguer sa cause, sur des pensées apparemment aux antipodes de celle-ci. Combien de discours de Nicolas Sarkozy ont été emplis hier d’invocations de personnalités qui n’avaient pour utilité que de faire croire à une synthèse, en réalité purement artificielle, entre la droite et la gauche… Sur ce plan, il faut reconnaître que Gramsci a beaucoup servi et qu’il continue à être exploité notamment pour sa vision célèbre de la crise, au demeurant jamais totalement explicitée…

Allure et courage

Il n’empêche qu’au risque de déplaire à Catherine Camus – mais qui pourrait se plaindre d’un hommage de bonne foi à un père admirable ? -, je ne peux m’empêcher de ressentir une très vive familiarité avec une conception authentiquement humaniste de l’existence. Surtout quand Catherine Camus énonce que, pour Albert Camus, « l’homme passe avant l’Histoire » et que pour elle, considérer qu’avec la chute du Mur de Berlin le triomphe de son père se réalisait était une absurdité, elle aurait été étonnée qu’il exultât après 80 millions de morts ! J’entends bien qu’il serait choquant de la part de la droite et du libéralisme de s’estimer seuls propriétaires de la vision si chaleureuse et empathique de l’Histoire, refusant que celle-ci soit, au nom de la lutte des classes et de la prétendue société idéale à la fin des temps, un cimetière monstrueux où à force de vouloir régénérer les hommes, on les aurait fait disparaître.

S’il y a un enseignement à tirer d’Albert Camus, c’est celui-ci : rien n’est plus dévastateur qu’une conscience molle, un esprit assoupi, une défaite de tous les instants quand au lieu de choisir l’allure et le courage, dans les grandes comme dans les petites circonstances de l’existence, on optera pour la tranquille médiocrité. L’intelligence étant également répartie, mieux vaut avoir raison avec Albert Camus que tort avec Jean-Paul Sartre !

Le premier est notre frère très, parfois trop humain. Le second voulait notre bien en excusant trop souvent le Mal.


[1] https://www.lepoint.fr/culture/la-peste-les-confidences-de-la-fille-d-albert-camus-sur-la-serie-de-france-2–03-03-2024-2554104_3.php




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Magistrat honoraire, président de l'Institut de la parole, chroniqueur à CNews et à Sud Radio.

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