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Manège à trois

Affaire du haras de Corée du Nord: le mystère reste entier


Manège à trois
Yann Moix et Gérard Depardieu dans un extrait du « Complément d’enquête » diffusé sur France 2 le 7 décembre 2023. DR.

Gérard Depardieu a-t-il fait une blague salace sur une fillette dans un haras nord-coréen ? C’est ce que montrent les images et leur commentaire diffusés par « Complément d’enquête ». Or, selon Yann Moix, réalisateur de cette séquence, l’acteur évoquait une cavalière adulte, restée hors champ. Faute de preuve absolue, toutes les hypothèses restent sur la table.


C’est une séquence de cinquante secondes qui a fait le tour du monde. Pour l’opinion, la « scène du haras » pèse plus lourd dans le dossier de Gérard Depardieu que des accusations de viol. Pas parce que le public respecte scrupuleusement la présomption d’innocence, mais parce que, si ce qu’a montré « Complément d’enquête » correspond strictement à la réalité, Gérard Depardieu a transgressé ce que la société a de plus sacré : les enfants, qui, au passage, sont privés de toute complexité, donc de toute humanité, ces anges n’ayant jamais partie liée avec le mal.

Le plus grave, c’est qu’à entendre les braillements outragés, on dirait que notre mauvais sujet national a attenté au corps réel d’un enfant. Évidemment pas. La seule chose qu’on voit à l’écran, c’est qu’il fait des blagues, des blagues obscènes sur une gamine qui ne comprend même pas sa langue. Autrement dit, même si les images sont exactes, même si Depardieu blaguait sur cette petite fille, cela n’a aucune importance. On aurait créé un délit de mauvaise blague ? Une société qui a ses vapeurs pour une grossièreté et somme l’humour de se conformer aux canons de la morale devrait plutôt se demander ce qu’elle refoule. À part ça, vous croyez vraiment que les pédophiles font des blagues pédophiles ?

Le mot chien ne mord pas, disait-on dans les amphis des années 1970. C’est fini, le mot chien mord et le mot clito jouit. Outre qu’elle confond la commission d’un crime et son évocation, ce qui pose un problème de droit, cette confusion mortelle entre signifié et signifiant signifie la mort de la représentation, c’est-à-dire de la littérature, de l’art et de l’amour. On aurait voulu que Depardieu fasse du Depardieu, vomisse les croquantes et les croquants qui rient de le voir emmené, et défende bruyamment son droit de faire des blagues obscènes. Au demeurant, on a envie de lui demander ce qu’il est allé faire dans un pays totalitaire plutôt que des comptes sur ses outrances langagières.

Son entourage lui aura conseillé la prudence. Dans ces affaires, la grande stratégie des avocats, c’est d’intimer à l’homme accusé de se laisser traîner dans la boue sans réagir. Ne va pas sur ce terrain, c’est inaudible. C’est peut-être sage. Dans la société de surveillance dont rêvent les néoféministes, tout ce que vous dites ou ne dites pas est retenu contre vous. Mais si tout le monde s’écrase, ça ne va pas s’arranger.

Gérard Depardieu affirme – et Yann Moix, qui a tourné les images, confirme – qu’il n’a pas fait cette blague à propos d’une petite fille.Il est même outré qu’on puisse le penser. On est un peu déçus d’apprendre que même lui a des limites en matière de rigolade, mais il n’y a pas de raison de ne pas le croire, sinon que la mémoire humaine n’est jamais fiable à 100 %. Pour les deux hommes, il y a entourloupe quelque part. Si c’est le cas, gageons qu’elle a été montée à l’insu de la présidence de France Télévisions et de la rédaction en chef de « Complément d’enquête », où l’on se montre parfaitement serein. Quant au producteur Anthony Dufour, patron de la société Hikari, qui a réalisé ce « Complément d’enquête » et l’a vendu à France Télévisions, il n’a pas répondu à nos messages.

Pour comprendre un pataquès qui se conclura sans doute au tribunal, il faut expliquer dans quelles conditions des images tournées par Yann Moix pour un film de fiction se sont retrouvées dans une émission d’investigation de France 2 ayant pour titre – tout un programme –« La chute d’un ogre ».

En 2018, Yann Moix part avec Gérard Depardieu en Corée du Nord. Il veut réaliser un film dont il n’a pas encore écrit le scénario. Il a l’intention de filmer Depardieu à Pyongyang et de voir quelle histoire il peut écrire avec son matériel. Les frais sont payés par la société Hikari, mais personne ne signe de contrat. Tout le monde est en parfaite confiance.

Deux ans plus tard, après plusieurs semaines de montage dans les studios d’Hikari, Moix parvient à une copie de travail d’une durée de deux heures trente. Sous le nom de code « 70 », elle est envoyée à quelques journalistes et amis via un lien vidéo. Quelques projections privées sont organisées.Dans ses textos, Anthony Dufour parle alors de « Gégé » et de son désir de voir ce brouillon de film avec lui. Puis les premières plaintes contre Depardieu sortent, Hikari prend ses distances, il n’est plus question de film. Les années suivantes, les relations Moix/Dufour se tendent, celui-ci demandant plusieurs dizaines de milliers d’euros pour rendre les images à l’écrivain.

Dans le courant 2023, Anthony Dufour, peu soucieux d’en être pour ses frais, propose à « Compléments d’enquête » un portrait de Depardieu utilisant notamment ces images tournées en Corée du Nord. Le marché est conclu, une journaliste de la rédaction de l’émission visionne les rushs, suit la fabrication du documentaire. Il faut savoir qu’en le vendant, Hikari se porte garant de la propriété des images (c’est la garantie de bonne fin). Pourtant, quelques jours avant la diffusion de l’émission, en décembre, il propose à Yann Moix de lui rendre l’intégralité des enregistrements (les rushs) pour 10 000 euros si l’écrivain lui accorde le droit de les exploiter, ce qui laisse penser qu’il n’est pas sûr de son coup.

La suite est connue. Moix découvre l’existence de ce doc la veille de sa diffusion. Il se sent trahi comme artiste et coupable comme ami.

La séquence « du manège » est sans nul doute le point d’orgue de « La chute d’un ogre », diffusée comme prévu le soir du 7 décembre sur France 2. D’une durée précise de cinquante secondes, elle montre l’acteur en visite dans un haras de Pyongyang, en 2018, où, installé dans une tribune, il observe et commente une démonstration équestre organisée par les autorités nord-coréennes à son attention. Assurément le passage le plus scandaleux de l’émission car, comme l’indique la voix off de France 2, Gérard Depardieu y « va même jusqu’à sexualiser une fillette d’une dizaine d’années ».

De fait, on entend au cours de la séquence l’acteur tenir des propos obscènes cependant que, devant lui, une enfant fait un tour de piste sur son poney. « Si jamais elle galope, elle jouit. C’est bien ma fifille, continue ! » lance-t-il alors. Les images parlent, et elles disent que Depardieu est pédophile.

Les images peuvent raconter n’importe quoi. Yann Moix et le clan Depardieu accusent aussitôt la voix off de France 2 de mentir. Dix jours après la diffusion du « Complément d’enquête », une tribune est même publiée sous la signature de « Julie, Roxane, Jean, Delphine, Élisabeth et toute la famille Depardieu », dans Le Journal du dimanche, taxant l’émission de malhonnêteté : « Selon Yann Moix qui était présent, écrivent-ils, ce montage est frauduleux. Ces propos ne désignaient pas une petite fille. » Ce qui permet à Emmanuel Macron de lancer à son tour, le 20 décembre, alors qu’il est interrogé sur Depardieu dans l’émission « C quotidien » sur France 2 : « J’ai entendu qu’il y avait des polémiques sur les mots qui étaient en décalage avec les images. »

L’hypothèse d’un « décalage » n’est pas farfelue. Les images enregistrées lors de la séquence « du manège » proviennent en effet de plusieurs caméras. La version qu’en propose France 2 est donc une sélection, un montage, au sens technique du terme, réalisé par la société Hikari, en sa qualité de prestataire de service en contrat avec France 2 pour les besoins de « Complément d’enquête ».

Le 20 décembre, face au soupçon relayé par le chef de l’État, la direction de France 2 doit faire un geste. Après discussion avec les journalistes de la maison, elle demande à un huissier de justice de visionner les rushs qui ont permis d’obtenir les cinquante secondes polémiques, et d’attester de la simultanéité entre d’une part le plan où l’on voit la petite fille à cheval et d’autre part le son où l’on entend Depardieu dire : « Si jamais elle galope, elle jouit. »

À France Télévisions, on pense que l’affaire est close. « Nous avons jugé la situation suffisamment exceptionnelle pour demander un constat d’huissier, dit-on au huitième étage. Pour nous, il n’y a plus aucune ambiguïté. » Problème : si le constat d’huissier a bel et bien été dressé, il n’a pas été rendu public. Seules quelques lignes ont fuité, révélées par la rédaction de France Info (dont France Télévisions est l’un des actionnaires). Nous voilà donc obligés de nous fier à cette source unique, partielle et problématique.

Or, il existe plusieurs discordances entre le constat d’huissier et les images diffusées. D’après France Info, l’huissier a en effet consigné le verbatim de Gérard Depardieu comme suit : « C’est bien Madame, si jamais elle galope, elle jouit. » Soit un contenu différent de ce qu’on a entendu quinze jours plus tôt dans « Complément d’enquête ». Dans l’émission, d’une part le mot « Madame » a disparu (ce qui a son importance, surtout quand il s’agit d’accuser quelqu’un de « sexualiser une fillette ») d’autre part, on entend Depardieu dire « il » (galope), et pas « elle » (galope). Il faut mentionner une autre bizarrerie. On entend Gérard Depardieu dire « Tiens elle se gratte ! », mais personne ne se gratte.

Pour lever l’équivoque, nous avons demandé l’autorisation de visionner les rushs à la direction de France Télévisions, qui nous l’a refusée. Nous obligeant dès lors à maintenir nos interrogations, que l’on peut résumer ainsi : s’il est certain que Gérard Depardieu a évoqué, en présence d’une petite fille qui ne parlait pas sa langue, la jouissance sexuelle féminine procurée selon lui par l’équitation, on ne peut pas affirmer avec une certitude absolue que ses propos visaient la demoiselle en question. Selon Yann Moix, qui s’en explique dans les pages suivantes, il commentait la prestation d’une autre cavalière, âgée d’une trentaine d’années et montant un cheval hors champ au même moment dans le manège. Il pourrait donc y avoir méprise sans que quiconque soit de mauvaise foi. Resterait en ce cas la légèreté du commentaire affirmant que Gérard Depardieu « sexualise une petite fille » sans qu’on en apporte la preuve définitive.

Surtout, le doute demeure quant à la disparition du mot « Madame », et quant à la différence de pronom employé par Depardieu (« il » ou « elle ») selon qu’il s’agisse de la version diffusée à la télévision ou des rushs constatés par huissier. On peut certes envisager une erreur matérielle, commise soit par ce dernier, soit par le journaliste de France Info (l’un aurait mal entendu, l’autre mal transcrit). Mais aucun élément ne permet à ce stade d’assurer qu’il s’agisse de la bonne explication. Les techniciens qui ont assuré le montage de « Complément d’enquête » peuvent tout aussi bien avoir triché ou pris des libertés avec la bande-son, ce qui constituerait pour le moins une faute, si ce n’est, on n’ose l’imaginer, la fabrication d’un faux.

Erreur de retranscription, maladresse d’un monteur, volonté de nuire ? Toutes les hypothèses sont sur la table et France Télévisions n’a hélas rien fait pour nous permettre de percer le mystère. Cette attitude opaque ne disculpe pas le comédien. En attendant, pour le crime de blague obscène avec circonstance aggravante d’humour sur enfants, Gérard Depardieu mérite le bénéfice du doute. Il devrait être acquitté. L’ennui, c’est que le tribunal médiatique n’acquitte jamais.

Mars 2024 – Causeur #121

Article extrait du Magazine Causeur




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Elisabeth Lévy est directrice de la rédaction de Causeur. Jean-Baptiste Roques est directeur adjoint de la rédaction.

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