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Kévin Dupont a des droits !


On ne se réjouira jamais assez de la suppression du terme « Mademoiselle » des documents administratifs. Ce mot apparemment anodin manifestait en effet l’insupportable subordination de la femme à un « Monsieur » qui, lui, comme par hasard, ne changeait pas de dénomination après son mariage. Ce vocable ridicule − comme la plupart des mots dotés d’un suffixe en « elle » −, hérité de l’époque la plus obscurantiste de notre histoire, faisait du mariage l’élément déterminant du statut de la femme : en clair, il faisait fi de plusieurs décennies de conquêtes libératrices, celles qui ont permis à la femme de se montrer enfin, sur tous les plans, l’égale de l’homme et la maîtresse de son destin. En clair, la disparition de ce mot des formulaires administratifs revient à rogner un peu plus les « chaînes de l’esclavage ».

Mais ce faisant, on ne va pas encore assez loin : on ne va pas jusqu’au bout d’une approche vraiment moderne, c’est-à-dire, tout à la fois rationnelle, utilitaire et égalitaire, du problème.
Celle-ci exigerait que l’on supprime d’abord un autre reliquat du passé, les termes « Monsieur » et « Madame »[access capability= »lire_inedits »] « Monsieur », on le sait, n’est autre que la contraction de « Monseigneur », et Madame renvoie à domina, qui signifie « maîtresse » en latin : deux mots lourds de relents féodaux, et manifestement attentatoires à l’égalité comme à la fraternité. Attentatoires puisque, suivant les cas, certains y auront droit, alors que d’autres s’en verront privés en fonction de leur situation sociale, économique, culturelle, de leur âge, de leur apparence, etc… Nos ancêtres, lors de la Grande Révolution, l’avaient d’ailleurs compris, lorsqu’ils avaient tenté de substituer à ces termes archaïques les mots « citoyen » et « citoyenne », lesquels n’expriment que ce qui confère à chaque individu sa dignité : sa participation à la gestion démocratique de la cité. Or, tout se tient : en remplaçant « Monsieur » et « Madame » par « Citoyen » ou « Citoyenne », déclarait un auteur en 1790, « bientôt, nous aurons recouvré nos véritables droits et rétabli l’égalité ».

Cependant, il est une réforme encore plus fondamentale, celle qui consisterait à supprimer les noms de famille, et à les remplacer par un simple numéro individuel − que l’on pourrait appeler le numen, l’acronyme anglais PIN étant malencontreusement assorti de connotations machistes.
S’il faut abolir les noms de famille, c’est d’abord parce que ces derniers remontent parfois à la plus haute Antiquité, au temps des serfs et des seigneurs, ce que certains de ces noms tendent d’ailleurs à pérenniser à notre époque: ainsi, les noms à particules, ou encore, les patronymes renvoyant à des professions (Louvrier, Lemétayer), à des caractères physiques (Legros, Lepetit), voire, à des handicaps (Lesourd, Leborgne, Courtecuisse, etc.).

Au poids insupportable d’un passé honteux ou misérable que l’on est ainsi condamné à porter sa vie entière sans l’avoir décidé, s’ajoute celui de l’inégalité, ancienne, mais aussi présente et future. Le nom, on l’a suffisamment dit, est en soi discriminogène. C’est d’ailleurs pour y remédier que certaines entreprises vertueuses se sont mises à pratiquer le CV anonyme afin de permettre à des jeunes issus de la diversité d’être embauchés malgré les origines révélées par leur nom.
Ainsi, la suppression du nom de famille, c’est l’anonymat généralisé. L’anonymat, et donc, l’égalité absolue, puisqu’il n’y aurait plus de différence entre les uns et les autres, plus la moindre distinction entre un Monsieur de La Rochefoucauld, un Kevin Dupont et un Kamel Abdallah, respectivement numéro 58330002, 58330003 et 58330001. Tout le monde pareil, enfin !

La suppression des noms, c’est également la liberté : pour les femmes, tout d’abord, la liberté de ne plus porter le nom d’un homme (leur père), mais seulement leur propre numéro, qui ne se distinguera pas de celui des individus de sexe masculin. La liberté pour chacun, ensuite, puisque que plus personne ne sera lié à sa famille, à son passé, à ses origines, à ses racines, bref, à ce que les esprits les plus réactionnaires osent nommer son « identité » : alors que la seule identité d’un individu, c’est la sienne, celle qu’il s’est faite lui-même.

Par suite, la suppression de cette trace du passé que constitue le nom de famille favorisera la fraternité puisque, chacun ne se distinguant plus que par son numéro, tous deviendront frères. Et non seulement frères, ou sœurs, des quelques rares personnes nées par hasard des mêmes parents, mais frères et sœurs de tous et de toutes. Une fraternité qui deviendra universelle le jour où la suppression des noms de famille aura été étendue au monde entier sous l’égide d’un État enfin unifié.
Et comme un bien ne vient jamais seul, ce progrès dans l’égalité et dans la liberté sera également un progrès dans la raison, puisque le numéro remplaçant le nom de famille sera également tatoué sur le bras de chacun, et enregistré dans le grand ordinateur central chargé de gérer sa vie quotidienne.[/access]
 

Mars 2012 . N°45

Article extrait du Magazine Causeur



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est né en 1964. Il est professeur de droit public à l’université Paris Descartes, où il enseigne le droit constitutionnel et s’intéresse tout particulièrement à l’histoire des idées et des mentalités. Après avoir travaillé sur l’utopie et l’idée de progrès (L’invention du progrès, CNRS éditions, 2010), il a publié une Histoire de la politesse (2006), une Histoire du snobisme (2008) et plus récemment, Une histoire des best-sellers (élu par la rédaction du magazine Lire Meilleur livre d’histoire littéraire de l’année 2011).

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