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La guerre des yakuzas


La guerre des yakuzas
(Photo : SIPA.AP20084856_000005)
(Photo : SIPA.AP20084856_000005)

Une guerre interne fait rage au sein de la plus grande famille de yakuzas, les Yamaguchi-Gumi et la police japonaise a l’intention d’en profiter, créant début mars une nouvelle brigade spécialisée à Tokyo. Une initiative qui fait sourire quand on connaît les liens qu’entretiennent Yakuzas et hommes politiques japonais depuis plus d’un siècle.

L’organisation des Yamaguchi-Gumi, créée en 1915 par le gangster Harukichi Yamaguchi, est l’une des plus puissantes au monde. D’après Tokyo Vice de Jake Adelstein, journaliste qui a suivi la mafia pendant dix ans, elle compte environ 40 000 Yakuzas sur les 86 000 du pays. Fin août 2015, une partie du groupe a fait sécession car elle estimait que le kumicho (le patron) du Yamaguchi-Gumi, Kenichi Shinoda, favorisait sa propre famille, le Kodo-kai basé à Nagoya (centre du pays). Ce leader a passé vingt ans derrière les barreaux pour le meurtre d’un rival à coup de sabre. A cela s’ajoute la peur que ce patriarche, âgé maintenant de 73 ans, ne choisisse un successeur dans son propre groupe. Sentant le vent tourner en leur défaveur, des membres de la pègre nippone ont donc fondé leur propre groupe : Kobe-Yamaguchi-Gumi. A la tête de cette nouvelle organisation, Kunio Inoue, 67 ans. Même nom et même emblème du losange noir et blanc : la guerre est bien déclarée.

La police japonaise doit faire face à une montée des violences entre l’ancien et le nouveau clan. Le 15 février 2016, les deux factions se sont affrontées à Tokyo dans le quartier chaud de Kabuchiko. Cette bagarre a fait plusieurs blessés, dont des policiers présents pour les calmer. Ces derniers ne veulent pas reproduire les événements de 1984 lors desquels le groupe des Ichiwaga-kai s’était séparé des Yamaguchi-Gumi. Pendant cinq ans, cette guerre des gangs avait entraîné la mort de trente personnes et cinq cents autres avaient été arrêtées. Aujourd’hui, les yakuzas sont en passe de redevenir incontrôlables.

Les yakuzas, un Etat dans l’Etat japonais

S’attaquer aux yakuzas est une tâche ardue. Et pas seulement car les concernés contrôlent des banques et autre entreprises notamment dans l’immobilier. S’ils occupent une place si importante dans la société japonaise, c’est parce qu’historiquement, les hommes politiques japonais la leur ont laissée. Ils ne sont pas qu’une simple mafia. Ils possèdent un statut semi-officiel et s’affichent en plein jour. Ils ont des bureaux connus, des cartes de visite, leur propre magazine (La gazette du clan Yamaguchi). Ils sont plutôt tolérés, voire admirés par une partie des Japonais. Et ce malgré leurs activités criminelles.

On pense notamment à l’assassinat de la reine coréenne Min par les Japonais en 1895. Les Yakuzas avaient très probablement participé à ce complot avec la complicité du ministère de la Guerre japonais car la reine Min envisageait de se tourner vers la Russie et la Chine au détriment du Japon. Mais c’est surtout après 1945 que les Yakuzas ont acquis beaucoup de pouvoir face à un Etat japonais faible. A la fin de la guerre, le pays est détruit et sous occupation, l’Etat en décrépitude et tout, à commencer par les produits de première nécessité, manque cruellement. Les yakuzas s’engouffrent dans la brèche : proxénétisme au service des « boys » américains, marché noir, trafics de toutes sortes. Pour beaucoup de Japonais, les yakuzas compensent les manques de l’Etat. De plus, au même moment, des mafias coréennes ont tenté de se faire une place au Japon et ce sont les yakuzas qui les ont repoussé, assurant ainsi une certaine « sécurité ». Depuis, cette mafia jouit d’un statut spécial que le terme « mafia » d’ailleurs ne traduit que partiellement. C’est une sorte d’Etat dans l’Etat, une société dans la société. Un statut et un rôle qu’ils n’ont pas cessé de jouer dans un pays qui, depuis un quart de siècle déjà, baigne dans un marasme économique et une crise de confiance du peuple envers les élites politiques.

En 1995, lors du séisme de Kobé, le Yamaguchi-Gumi a réagi le premier pour apporter des vivres aux sinistrés. Et si ces provisions ont été financées par la mafia avec l’argent racketté dans la région pendant des années, les victimes sous le choc et affamées n’ont pas eu l’air de s’en offusquer. Surtout que l’Etat Japonais, jugé trop stoïque, s’est trouvé totalement désemparé devant le défi de l’organisation des aides et l’acheminement et la distribution des approvisionnements, sans oublier les secours qui ont mis trop de temps à évaluer la situation puis à arriver sur les lieux. Rebelote lors du séisme de Fukushima en 2011 quand l’Inagawa-kai, troisième grand groupe de Yakuzas, a apporté une aide humanitaire importante aux victimes, avec de la nourriture et de l’eau. Elle les a aussi logées dans ses locaux. Lors de ces catastrophes, les Japonais se sont retrouvés sous perfusion des yakuzas. Ces derniers ont redoré leur blason auprès de la population et surtout mis en lumière la tétanie du gouvernement.

Un réveil de l’État japonais ?

Est-ce que le Japon peut aujourd’hui reprendre la main et le pouvoir face à une mafia bien installée et relativement acceptée par le peuple ? La création de cette brigade spécialisée semble peu de choses face à ce défi. Car même si la structure des yakuzas est considérée comme fragilisée par ces schismes, elle est loin de l’effondrement. Mais cette fois-ci quelque chose a peut-être changé. Certains hommes politiques commencent à s’inquiéter car les yakuzas, sûrs d’eux, dérapent et s’attaquent à des politiques, des avocats et des journalistes. Le statu quo est peut-être en train d’être rompu, l’Etat dans l’Etat menacerait trop l’Etat et dans ces conditions la loi anti-sôkaiya (antiracket) et la loi Bôtaihô apparaissent comme insuffisantes.

Dans Le Japon contemporain, Jean-Marie Bouissou, historien spécialiste du Japon explique que « la Bôtaihô ne met pas les gangsters hors-la-loi. Elle se contente d’habiliter la Commission de sécurité publique à classer comme Boryokudan (les groupes violents comme les yakuzas) les organisations dont plus de 12% des membres ont un casier judiciaire et d’interdire à ces groupes de pratiquer quinze types d’activités ». Autrement dit, il s’agit de légitimer et délimiter ce qui est toléré de ce qui ne l’est pas, plutôt que de lutter contre les yakuzas. Et effectivement, ces derniers ont su parfaitement s’y adapter en développant des façades légales d’entreprises ou d’associations.

En créant dernièrement cette brigade contre les yakuzas, les responsables politiques tentent de reprendre un semblant de pouvoir. Toutefois, cette initiative ne saurait faire oublier leur propre incompétence depuis des dizaines d’années. Car là est peut-être le fond du problème : si les yakuzas sont devenus si indispensables au Japon et aux Japonais, c’est parce que l’Etat est en déclin. Sommes-nous devant un « sursaut japonais » ?  On peut en douter…



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