Un salaud nommé Sapir


Un salaud nommé Sapir

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Que reste-t-il à la gauche quand elle a tout renié, y compris la classe ouvrière qu’elle était censée représenter, incarner et défendre ? Je vous le donne en mille : le grand méchant loup lepéniste. À la fin de l’été, l’économiste et historien Jacques Sapir l’a appris à ses dépens après la publication sur son blog de la version enrichie de l’entretien qu’il venait d’accorder au Figaro, addendum dans lequel il appelle à la constitution d’un grand « front anti-euro » en y précisant : « À terme sera posée la question de la présence, ou non, dans ce “front” du Front national ou du parti qui en sera issu, et il ne sert à rien de se le cacher. Cette question ne peut être tranchée aujourd’hui. Mais il faut savoir qu’elle sera posée et que les adversaires de l’euro ne pourront pas l’esquiver éternellement. »

L’ouverture de la chasse

Ces mille précautions n’y changent rien. Dès le lendemain, Arrêt sur images reprend les éléments de langage habituels de la police de la pensée : le pourfendeur de la monnaie unique « a franchi la ligne » au risque « de flirter avec le FN ». À ces propos de juge de ligne, le site de Daniel Schneidermann ajoute une interrogation un rien complotiste : pourquoi Le Figaro a-t-il sabré ce passage particulièrement piquant de l’entretien ? Serait-ce une manipulation du grand Kapital Dassault, propriétaire du journal, dont on connaît l’ancrage sarkozyste ? La réalité est bien plus prosaïque : craignant que « l’on ne parle que de cela », Sapir avait suggéré à son intervieweur de couper ces quelques mots autour du Front national, avant de les republier sur son blog personnel. Raté.[access capability= »lire_inedits »]

La Toile s’enflamme. Un groupe Facebook, « Jacques Sapir, figure FN du salaud sartrien », fait figure de pionnier. Son créateur, un anonyme n’écoutant que son courage, l’incrimine en ces termes choisis : « Sapir se rêve compagnon de route du FN, qu’il soutient sans l’assumer. Meursault contemporain, il incarne l’extrême droite d’aujourd’hui. » Autrement dit, à l’instar du protagoniste de L’Étranger de Camus, notre homme a tué un Arabe. Il y a des procès en diffamation (ou des coups de poing dans la figure) qui se perdent…

Sentant la marmite bouillir, Jacques Sapir effectue une mise au point sur son blog dans le but d’expliciter la notion de « front de libération nationale » qu’il a empruntée à l’économiste et homme politique italien Stefano Fassina, issu de l’aile gauche du Parti démocrate au pouvoir. Afin de mettre en pièces l’euro, synonyme de « fin de la démocratie, de la classe moyenne et de l’État-providence », tout en conjurant les « risques très élevés de rupture nationaliste et xénophobe », l’ancien vice-ministre des Finances italien préconise l’alliance de la gauche eurocritique « avec l’aile droite démocratique des partis souverainistes ». Une stratégie matérialisée quelques jours plus tard par le rapprochement entre Jean-Pierre Chevènement et Nicolas Dupont-Aignan à l’université d’été de Debout la France, le dernier week-end d’août, sans que le Front national entre dans la danse.

Jacques Sapir a seulement dit que la question d’un éventuel dialogue avec le Front national était prématurée mais qu’elle se poserait toutefois « à terme ». La nuance est de taille mais n’impressionne pas les procureurs médiatiques. Dans la presse écrite, Lilian Alemagna et Dominique Albertini de Libé tirent les premiers. « Sapir et le Front national, l’extrême jonction », titrent nos deux grands reporters dans un article qui fait la part belle aux antifas du Front de gauche.

Garde-chiourmes du débat public

Mais cette première charge n’est rien à côté de l’offensive de Maurice Szafran. Désormais psychiatre à Challenges, l’ancien PDG de Marianne diagnostique « une pensée aussi obscène que délirante ». Sapir, « économiste de bonne facture, jusque-là rangé à gauche (…) occupait une position enviable puisque influente et écoutée dans le système médiatico-politique ». Comme dans les romans de Vassili Grossman, on évoque cet ennemi de classe au passé puisque Sapir a déclaré une « guerre éthique, idéologique, culturelle, politique » au camp du Bien. En conséquence, il « n’échappe pas à la règle qui veut que la pourriture devienne prégnante dès lors qu’on s’approche de l’extrême droite ». On peut être antiraciste sourcilleux et reprendre le style fleuri de Je suis partout. Puisque c’est pour la bonne cause européiste.

Dans le sillage de Szafran, les clercs s’affolent. Sur France Inter, Léa Salamé sent l’odeur du sang et, lors de sa rentrée, le 26 août, elle attaque son invité bille en tête : « Marine Le Pen présidente de la République, vous dites pourquoi pas ? » Démenti de Jacques Sapir : « Non, non », avant de justifier la nécessité d’une grande coalition anti-euro : « Il s’est passé des choses très graves cet été en Europe, car des institutions européennes (…) ont pris des décisions et des mesures qui sont allées contre la démocratie » en s’asseyant sur le référendum grec du 5 juillet. Il en faudrait plus pour déstabiliser l’inquisitrice Salamé, qui n’a cure de la souveraineté hellène mais reste tout à son obsession : « Ce front de libération nationale anti-euro, et c’est là que le bât blesse, va jusqu’au Front national. » Et Sapir de nier ad libitum : « Non, j’ai dit le contraire. Pour l’instant, non. J’ai dit et j’ai écrit qu’à terme, la question de la participation du Front national sera posée. C’est une possibilité, et pas une probabilité, parce que nous ne savons pas quelles seront les évolutions que connaîtra ce parti, ou un parti qui pourrait en être issu» Ne pas insulter l’avenir, parler de « fronts de libération nationale » anti-euro en référence aux luttes anticoloniales et poser la question d’un futur dialogue avec le FN, fût-ce avec une longue cuiller, en voilà trop pour les garde-chiourmes du débat public.

Le maccarthysme a décidément changé de camp

C’est bien connu, c’est toujours de son propre camp, voire de ses « amis », que viennent les coups les plus bas. Exemple significatif, le rappel à l’ordre qu’a adressé l’économiste anti-euro Frédéric Lordon à son éminent confrère. Partant de l’intuition debordienne selon laquelle la démocratie de marché veut être « jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats »[1. Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, Gallimard, 1988.], Lordon dénonce l’amalgame entre critique de l’euro et xénophobie que pratiquent tous les Szafran de France et de Navarre. À une nuance près : stigmatiser les eurosceptiques qui ne sont pas de gauche relève de la salubrité publique car « l’union de tous les souverainistes mène fatalement à l’alliance avec l’extrême droite » et à tout le toutim fasciste des années 1930. En lieu et place d’un grand front anti-euro, l’économiste préconise donc une sortie de la monnaie unique « à gauche, et à gauche seulement ». Sinon, panpan cucul !

Les mêmes causes engendrant les mêmes effets, chaque fois que la gauche de la gauche est dans l’impasse, elle ne trouve meilleur viatique à sa crise existentielle que de manger ses petits, accusés de nourrir en loucedé la bête immonde. En appliquant la méthode éprouvée de l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours – ce n’est plus « d’où parles-tu ? », mais « avec qui parles-tu ? ». Souvenons-nous de l’affaire des « rouges-bruns », née au début des années 1990 des règlements de comptes place du Colonel-Fabien (voir encadré). À l’orée de la décennie suivante, le mandarin Pierre Rosanvallon, ex-social-libéral se rêvant en nouveau Bourdieu, avait orchestré une cabale contre les « néoréactionnaires » via son poisson-pilote Daniel Lindenberg[2. Voir Daniel Lindenberg, Le Rappel à l’ordre, Le Seuil, 2002.]. Le but ? Se racheter une (bonne) conscience de gauche en épinglant des penseurs aussi divers que Jean-Claude Milner, Philippe Muray, Marcel Gauchet ou Pierre Manent.

Les années ayant passé, les méthodes de la chasse à l’homme n’ont guère changé. Organe officieux du Parti, L’Humanité sonne aujourd’hui le tocsin contre Sapir, « intellectuel respecté, réputé de gauche qui plus est », accusé de participer à la « banalisation du Front national ». Preuve que le maccarthysme a bien changé de camp, le quotidien fait comparaître le traître Sapir en faisant se succéder les témoignages à charge. Comme s’il fallait dissimuler les bisbilles entre Pierre Laurent et Mélenchon, L’Huma fait parler l’ancien chevènementiste Éric Coquerel, devenu secrétaire national du Parti de gauche, qui ne craint pas de mettre dans le même sac Sapir et le FN : « Leur nation n’est pas la nôtre », puis cite le pittoresque porte-parole du PC, Olivier Dartigolles : « Les masques sont tombés. » Sapir, on t’a reconnu !

Une stratégie kamikaze ?

Le dernier mot revient au condamné. Interrogé par mes soins, Jacques Sapir nie tout appel du pied au Front national. À la différence de ses calomniateurs, je le croyais plus malhabile que manœuvrier. Pourquoi donc se mettre en danger en envisageant de prendre langue « à terme » avec le diable de la République ? Sapir m’explique : « Vu son poids électoral, on ne peut pas faire comme si le Front national n’existait pas. J’ai toujours des divergences extrêmement importantes avec ce parti, mais mieux vaut savoir sur quoi l’on n’est pas d’accord et définir des frontières politiques claires. » Sans complaisance aucune, l’économiste reconnaît le changement de doctrine économique au sein du Front, où cohabitent plusieurs lignes, mais récuse par exemple l’application de la préférence nationale en entreprise « afin de ne pas affaiblir l’action syndicale ». Sapir considère ce dernier point comme un casus belli qui entrave actuellement toute possibilité d’intégration du FN à un front anti-euro. Bref, on est loin de l’amoureux transi de Marine Le Pen.

Malgré tout, seule une poignée de personnalités ont publiquement soutenu Sapir : le royaliste de gauche Bertrand Renouvin – opposant historique au Front national –, le collectif des Éconoclastes, qui rassemble des économistes hétérodoxes tels qu’Olivier Berruyer, Olivier Delamarche et… Jacques Sapir, ainsi que le jeune intellectuel Alexandre Tzara, auteur d’une éclatante réponse à Frédéric Lordon. Plus discrètement, de nombreux responsables politiques (frondeurs du PS, Parti de gauche, PCF) et syndicaux (CGT, Sud, FO) lui auraient envoyé des messages privés d’approbation. Le professeur à l’EHESS bénéficie également de la solidarité de la plupart de ses confrères, indépendamment de leurs opinions politiques. Il y a bien la tribune « coup d’épée dans l’eau » (Sapir) que son voisin de bureau Jean-Loup Amselle a signée dans Libé. Celle-ci a au moins le mérite de la clarté : pour Amselle, tout ce qui est souverainiste fait le lit du fascisme, qu’il s’agisse de Sapir ou de Lordon, de Causeur ou de Marianne. Elle est pas simple, la vie ?

Rouges-bruns : les dessous du « complot » (encadré)

Printemps 1993. La gauche, déconfite par sa déculottée aux législatives, solde les comptes du mitterrandisme finissant. Tandis que le Parti socialiste dirigé par Michel Rocard engage sa mue sociale-libérale, au PCF, les appétits s’aiguisent à l’approche de la succession de Georges Marchais. Dans ce parti déboussolé par l’explosion du grand frère soviétique, deux camps s’affrontent : l’aile socialo-compatible, emmenée par Jean-Claude Gayssot et Robert Hue, bataille avec une tendance patriote et antiaméricaine que représentent notamment Pierre Zarka et Henri Krasucki. Cette dernière sensibilité s’exprime dans les colonnes de L’Idiot international, le journal foutraque de Jean-Edern Hallier, dont le rédacteur en chef, un certain Marc Cohen, publie le 11 mai un article de son camarade rouge Jean-Paul Cruse appelant à l’union des communistes et des gaullistes. On ne retient généralement que le titre, « Vers un Front national », de cette philippique, sans comprendre que son auteur fait référence à la Résistance, d’ailleurs non sans traiter Jean-Marie Le Pen de « vieille pouffiasse blonde ». Consultée avant publication, la Place du Colonel-Fabien avait approuvé le contenu du texte malgré sa véhémence (« Quoi, la gauche ? Idées sucées, espoirs sodomisés, rêves violés… », écrivait Cruse). Quelques joyeux lurons de L’Idiot, Édouard Limonov et Patrick Besson en tête, s’ébrouant aussi bien dans l’hebdo rouge Révolution que dans le très droitier Choc du mois, l’auteur de polars Didier Daeninckx lance une grande campagne pour discréditer et exclure du Parti ces dangereux « rouges-bruns » assimilés à des nazis. Sommé de s’expliquer devant le Politburo parisien, Marc Cohen aura ces mots crus : « La vraie raison de toute cette agitation, c’est que la direction veut revenir à une alliance sans principes avec le PS. Être traités de fascistes par Georges Marchais, c’est presque un honneur. »[3. Cité par Élisabeth Lévy, Les Maîtres censeurs, Lattès, 2002.] Et notre cher Marco de citer pêle-mêle « les médecins accusés lors du complot des blouses blanches », « Tito, Koestler, Orwell », ce qui le fait se dire « plutôt en bonne compagnie ». L’ancien candidat communiste à la présidentielle André Lajoinie a beau protester (« Franchement, Marc Cohen à la tête d’un complot antisémite, est-ce bien sérieux ? »), les suspects sont lâchés par Hallier puis épurés, leur poulain Zarka écarté de la direction avant que le très malléable Robert Hue ne succède à Marchais au congrès de janvier 1994. Trois ans plus tard, le PC participe au gouvernement Jospin, champion de France des privatisations. Sic transit gloria mundi.[/access]

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*Image : Soleil.

Octobre 2015 #28

Article extrait du Magazine Causeur



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