Mamleïev: la «Russie éternelle»


Mamleïev: la «Russie éternelle»

Iouri Mamleïev

De la littérature soviétique des années 1960-1970 le lectorat français connaît les grandes plumes dissidentes, celles du goulag, celles qui ont fait l’objet de violentes campagnes de dénigrement… et quelques rares écrivains « dans la ligne ». Pourtant, d’autres encore étaient résolument en dehors du clivage, surveillés sans être traqués. Iouri Mamleïev était de ces écrivains méconnus, inclassables. Il est mort à Moscou, le 25 octobre dernier, à l’âge de 84 ans.

L’enfance de Mamleïev, né à Moscou en 1931, fut marquée par l’impitoyable politique de répression stalinienne des années 1930, dont son père fut victime. Diplôme d’ingénieur en sylviculture en poche, il enseigna finalement les mathématiques, avant de se tourner vers l’écriture qui lui permit de côtoyer le milieu de l’intelligentsia non conformiste de la capitale soviétique.

Ses œuvres, déviant par leurs audaces provocatrices des canons du réalisme socialiste officiel, circulaient alors en samizdat, bien que, selon ses dires, elles n’aient rien eu de politique ni d’antisoviétique.

Dans les années 1960, il créa un groupe ésotérique clandestin dans son appartement communautaire de la rue Ioujinski. Le « souterrain schizoïde » de Mamleïev vit se réunir toutes sortes de personnalités singulières, des écrivains métaphysiciens et théosophes, d’autres attirés par l’alchimie ou une expérience mystique, et certains tenants du courant eurasiste aujourd’hui très en vogue parmi les théoriciens du Kremlin. La plupart se considéraient comme les représentants de la vieille Russie, « dont l’épine dorsale avait été brisée par le bolchevisme ». Mais, à la différence des dissidents, ils cherchèrent à échapper aux procès retentissants (Soljenitsyne, Siniavski, Daniel) en restant délibérément en retrait du paradigme soviétique.

Ce monde parallèle, ce cercle des marges voulait d’abord favoriser le contact entre la métaphysique et la création artistique, qui irrigue toute une tradition littéraire et de pensée russe, depuis les symbolistes du siècle d’argent. Mamleïev rapportait qu’au cours des lectures de ses textes dans l’appartement, les auditeurs accédaient à un état proche de l’extase mystique.

Il émigra finalement en 1975, d’abord aux États-Unis, puis à Paris en 1983, où il donna des cours de littérature russe aux Langues O. Il rentra en Russie aussitôt après l’effondrement de l’Union soviétique. Il se consacra d’abord essentiellement à l’écriture théâtrale et enseigna quelques années la philosophie hindoue à l’université Lomonossov. Ses œuvres ont depuis été largement récompensées par des prix littéraires.

Les lecteurs français ont pu notamment découvrir ses Chatouny (le premier roman de Mamleïev publié en français), qui font la part belle aux meurtres et à la dépravation sexuelle, en présentant une galerie de personnages fantasques, insanes et morbides sur fond de misère soviétique.

Il est considéré comme le fondateur d’une nouvelle école littéraire, dans la lignée de Gogol par le grotesque et le fantastique : le « réalisme métaphysique ». Mais si son rire de désacralisation rappelle Gogol, lui se réclame de Dostoïevski, auquel il doit la portée métaphysique de ses œuvres, la description des passions démoniaques et des tares spirituelles. Le projet littéraire de Mamleïev implique une « percée dans l’au-delà ». Il visait à dépeindre les zones infernales de l’esprit humain à travers la folie macabre de ses personnages déjantés et, ce faisant, à créer un « choc gurdjievien », une catharsis.

On lui reconnaît quelques émules parmi la jeune génération des écrivains « postmodernes » de la fin des années 1990. Ainsi de Viktor Pelevine, dont La Mitrailleuse d’argile, par exemple, empreinte de satire et de fantastique, s’appuie sur des idées analogues : la réalité mirage, l’Orient comme recours d’une Russie en quête de spiritualité. Ou de Vladimir Sorokine, dont les romans, qui mêlent archaïsme et anticipation, lèvent de nombreux tabous.

Les médias russes font aujourd’hui de Mamleïev l’un des écrivains nationaux les plus étonnants des 50 dernières années. Et les « antilibéraux » rappellent volontiers qu’il récusait la nécessité d’apprendre de l’Occident dans les domaines politique, culturel et spirituel. En effet, Mamleïev est aussi l’auteur d’une Russie éternelle qu’il fait reposer sur la triade : connaissance de soi, foi et patrie. Il prônait la résurgence d’un patriotisme spirituel, d’une Russie intérieure, mystique, qui naît dans l’âme de chacun.

Que penserait-il de sa récupération politique dans les médias ? Cet homme de la quête, dont ses proches décrivent les manières affables, que les photos montrent entouré d’animaux de compagnie, estimait que l’histoire humaine est d’abord celle de l’anthropophagie…

Chatouny, Robert Laffont, 1986, rééd. Le Serpent à plumes, 1998.

La Dernière Comédie, Robert Laffont, 1988.

« Mort vivante – Le cahier d’un individualiste » in Les Fleurs du mal russe, Albin Michel, 1997.

Les Couloirs du temps, Le Serpent à plumes, 2004.

Le Monde et le Rire, Le Serpent à plumes, 2007.

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*Photo : Wikipedia.



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travaille dans l'édition, diplômée de russe et de lettres modernes.

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