Insécurité : les faits contre les chiffres


Insécurité : les faits contre les chiffres

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 « Je suis de plus en plus préoccupé par l’insécurité qui se développe à Paris. (…) La montée de l’insécurité est due à l’afflux incontrôlé depuis trois ans d’une immigration clandestine de la plus mauvaise qualité. » L’auteur de ces propos est Jacques Chirac cuvée 1984. Mais peu importent au fond les palinodies du RPR ou du PS sur le sujet depuis trente ans : la bizarrerie tient en ceci que le « sentiment d’insécurité » n’ayant fait que croître tout au long de cette période, les gouvernements et les oppositions successifs se relayant pour l’exploiter ou le minorer selon leurs intérêts et positions du moment, on ne sait toujours pas réellement si l’insécurité au sens large est la même depuis les années 1970, si elle a augmenté ou si elle a diminué. Les chiffres bruts de l’homicide en France illustrent à merveille ce désaccord profond entre le sentiment de la population et les faits déclarés. Ainsi, entre 2000 et 2012, le nombre des homicides a chuté de près de 40 %, passant de 1 051 à 665. En revanche, les agressions violentes non crapuleuses augmentent régulièrement, 3 % de plus encore cette année. Est-ce dû au plus grand nombre de signalements ? À une présence accrue de la police ? À l’obsession médiatique ? À des chiffres trafiqués ?[access capability= »lire_inedits »]

En attendant, quand bien même l’insécurité serait seulement un « sentiment » sans lien avec la réalité, ce sentiment lui-même est un fait. Un autre fait est que « l’insécurité » est nettement associée à la présence d’étrangers ou perçus comme tels. Phénomène qui n’a rien de nouveau mais qui a tendance à se généraliser aujourd’hui. On accuse généralement le Front national d’avoir exploité et, partant, encouragé cette peur. En réalité, c’est la droite d’il y a trente ans qui a, la première, mis le sujet sur le tapis, au début des années 1980, au moment où la montée vertigineuse du chômage laissait craindre la formation de « classes dangereuses ». Non sans raison. Aujourd’hui, les dégâts de la mondialisation nourrissent encore un peu plus le sentiment d’« invasion ».

Reste à expliquer cette discordance persistante entre l’insécurité « réelle » et l’insécurité « sentie », discordance qui permet de disqualifier la seconde, sous le nom de « fantasme sécuritaire ».  Le criminologue Alain Bauer fustige le terme même : « Il n’y a pas plus de “sentiment d’insécurité” que de beurre en branche. Cette très mauvaise traduction de l’anglais “fear of crime” (“la peur du crime”) visait essentiellement à sous-estimer, voire à mépriser, les remontées des victimes. Il y a un climat d’insécurité porté par l’augmentation massive des atteintes et violences aux personnes. »

De bons esprits imputent l’importance, excessive selon eux, prise par la « question sécuritaire » dans la tête de nos concitoyens à la multiplication des moyens de police et de contrôle, qui ne ferait que braquer les projecteurs sur une réalité autrefois ignorée, avec la complicité de médias avides de sensations. En somme, ce n’est pas l’insécurité réelle qui augmenterait, mais l’insécurité mesurée.

Mais qu’ils soient cachés ou exhibés, que l’on souhaite apeurer la population ou la rassurer, tous les chiffres de la police sont trafiqués, c’est même la seule science sûre en la matière depuis deux siècles. Le dernier exemple en date de l’influence politique fâcheuse sur le travail de la maréchaussée serait, selon Bauer, la préemption des chiffres du nouveau service statistique ministériel de sécurité intérieure (SSMSI) par le Premier ministre et le ministre de l’Intérieur : le 19 novembre, les deux hommes ont brûlé la politesse à leurs experts et vanté devant la presse les excellents résultats de leur politique. C’est-à-dire qu’ils ont choisi de mettre en avant les bons chiffres. Le criminologue, plus apprécié à droite il est vrai, y voit « une sorte de brutale régression dans le traitement de l’information, a contrario de la volonté affirmée des derniers ministres de l’Intérieur ». Au nouvel outil ministériel, Bauer préfère l’ONDRP (Observatoire national de la délinquance et de la réponse pénale), toujours en activité : « Indépendant et efficace, il ne se base pas uniquement sur les plaintes enregistrées par les services mais aussi sur l’enquête nationale de victimation, qui a réussi à donner plus d’informations en cinq vagues de remontées que la statistique policière en cinquante ans. » Sans doute. On rappellera cependant que la « politique du chiffre » de Nicolas Sarkozy dans la police n’a pas eu de résultats très heureux. Et que les statistiques de l’insécurité n’étaient pas plus transparentes pendant son quinquennat.

De toute façon, dans la jungle des chiffres, il est difficile de démêler le faux du vrai. On peut au moins faire preuve de bon sens et observer que, dans de nombreuses communes urbaines, voire « sensibles », comme Montfermeil, la vidéosurveillance a permis de faire diminuer fortement la délinquance, alors que dans des communes jusque-là trop tranquilles, ou trop pauvres pour s’équiper, l’insécurité augmente.

Les statistiques font aussi apparaître de nouvelles tendances. Les derniers chiffres de l’ONDRP révèlent un déplacement de la délinquance vers la campagne ou le « périurbain ». Sur l’ensemble des agressions contre les forces de l’ordre, c’est de plus en plus souvent la gendarmerie qui est visée : dans ses rangs, 5 109 personnes ont été « victimes d’atteintes », soit près de 30 % de plus que l’année précédente. La baisse notable de la délinquance et de la criminalité en Seine-Saint-Denis et à Marseille (hors règlements de comptes du grand banditisme) semble corroborer ce diagnostic. L’ennui, c’est que, dans ces deux cas, le « sentiment » d’insécurité, lui, ne semble pas avoir bougé d’un iota. Ça ne leur suffit pas, à ces ploucs, qu’on ne tire pas à la kalach en bas de chez eux, ils voudraient encore qu’on évacue les dealers des cages d’escalier…

Y aurait-il deux France, une qui échapperait peu à peu à l’insécurité quand l’autre s’y enfoncerait ? Dans les zones de sécurité prioritaires (ZSP), mises en place sous le ministère de Manuel Valls, des progrès notables ont été accomplis dans la lutte contre le trafic de drogue, selon le dernier rapport parlementaire sur le sujet. Et les violences urbaines sont en baisse. Le gouvernement se félicite aussi de la baisse des cambriolages de 4,3 % et des vols à main armée de 14 % sur les dix premiers mois de l’année. Mais il y a la seconde France. Selon la Fédération française des assurances, les cambriolages avaient déjà bondi de 50 % de 2008 à 2013 et, d’après l’ONDRP, le pays subit un cambriolage toutes les quatre-vingt-dix secondes, les maisons de campagne étant particulièrement visées. Des campagnes longtemps épargnées, qui ont l’impression d’être livrées au pillage : toutes sortes de choses y sont volées, des animaux aux fruits et légumes, des outils aux tracteurs en passant par le carburant. Alain Bauer réfute cette interprétation : « C’est surtout la modernisation de l’outil statistique de la gendarmerie qui produit cet effet en obligeant à intégrer tous les faits. » Encore une fois, ce serait seulement le thermomètre qui s’affole.

Mais surtout, et c’est ce qui explique la persistance déplorable de ce fichu « sentiment d’insécurité », la violence au sens large, et particulièrement la violence gratuite, est en hausse dans 76 des 96 départements métropolitains, selon l’ONDRP. Parmi ces violences, celles dont le but est le vol diminuent de 2 % tandis que les violences « sans raison » (sauf à considérer qu’un regard est une bonne raison) augmentent, elles, de 8 %. À la fin du premier semestre 2014, la barre des 500 000 cas connus de violences aux personnes a été franchie pour la première fois. Les « coups et blessures volontaires suivis de mort » ont augmenté de 50 % en un an. Ce qui, il est vrai, représente « seulement » une cinquantaine de décès supplémentaires.[/access]

*Photo : Pixabay.

Décembre 2014 #19

Article extrait du Magazine Causeur



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est journaliste et essayiste.

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