Et Mahler créa la Genèse


Et Mahler créa la Genèse

gustav mahler symphonie

Que voulait la musique il y a tout juste un siècle ? Et en quoi son ambition se distinguait-elle radicalement de celle que l’art se donne aujourd’hui – si cependant le concept d’« ambition »  peut rendre compte de ce que cet art, qui se veut instinctif et conceptuel, exige de lui-même ? Un homme répond d’un seul coup à ces questions. C’est Gustav Mahler et le coup est d’un maître : sa IIIe Symphonie, la plus longue de l’Histoire, 1h45. On entend déjà mugir d’ennui les adeptes de l’Ircam et autres kolkhozes où, à renfort de micros et processeurs, on invente collectivement l’instantanéité des hourvaris de l’avenir : près de deux heures de musique, quelle noueuse équation pour ceux dont l’idéal est de n’en avoir pas pour leur art.

Mais il y a un siècle, un jeune Autrichien d’origine juive et fraîchement converti au christianisme écrivait une partition dont l’ambition symphonique résumait toute l’âme des siècles qui la précédaient. Le jeune maestro compose pendant l’été. Un été il reçoit à Steinbach la visite de son ami Bruno Walter[1. Chef d’orchestre, pianiste et compositeur allemand né à Berlin en 1876, naturalisé autrichien en 1911, l’année de la mort de Mahler. De celui-ci il fut l’ami et le disciple. Il lui survécut cinquante ans et travailla beaucoup à faire connaître son œuvre. Contraint à l’exil en 1938, il séjourna en France jusqu’en 1939, puis partit aux États-Unis où il put continuer à exercer son art et où il mourut en 1962.], dont on sait le destin fameux. Descendu du train, Bruno Walter admire la nature, mais Mahler interrompt ce moment de panthéisme : « Inutile de vous attarder au paysage, j’ai tout mis dans ma nouvelle symphonie ! » La phrase frappe la curiosité de Walter mais  ne choque pas ses principes : signifier le sens de la totalité et le recueillir au-delà d’elle, n’est-ce pas le rôle de la musique ? Une seule question : comment Mahler y parvient-il ? [access capability= »lire_inedits »]

Et c’est ici que la IIIe Symphonie révèle sa force. Elle rejette la structure traditionnelle en quatre mouvements pour une construction en six temps : quatre pour les règnes naturels tels qu’Aristote les a définis – minéraux, végétaux, animaux, humains ; deux pour les deux ordres surnaturels conçus par saint Thomas – les Anges et l’Absolu. Chaque mouvement exprimera ainsi la singularité d’un ordre. La musique devra donc utiliser toutes ses ressources pour suggérer le visible aussi bien que l’invisible, l’univers et sa source.

L’ambition artistique est grande mais impérieuse : Mahler refuse de travailler à moindre enjeu. En 1900, on ne souhaitait pas à l’art de s’épanouir sous le regard dogmatique d’un riquiquisme obligatoire, où l’on ne peut qu’étouffer.

La 3e Symphonie se déploie par étapes, parmi lesquelles un premier mouvement où résonne l’éveil du monde. Lorsque l’œuvre arrive au quatrième mouvement elle exprime la condition humaine : Mahler y met en notes les paroles d’un Nietzsche inhabituel évoquant l’attention que l’homme doit apporter à la profondeur cachée du silence. Loin d’incorporer un Nietzsche préconçu dont il dispose au contraire avec liberté, Mahler, au mouvement suivant, fait retentir un chœur angélique, puis parvient à l’impressionnant apogée de l’œuvre : Dieu. Car désormais la musique devient description analogique de la vie du divin. Mahler écrit ici un chant immense qui, comme la vie divine, ne connaît pas de discontinuité : la musique s’écoule sans rupture, elle est mime mobile de l’éternité. Une effraction survient à la fin, c’est le moment où Dieu décide de créer le monde : la symphonie se referme alors en cercle sur le premier mouvement auquel elle donne son sens.

Au terme des six jours de la Création, le thème du commencement et celui de la fin se joignent en une paix dont le sens du monde jaillit à chaque note. Symphonia, la « résonance intégrale » : peu d’œuvres entendent honorer mieux l’étymologie que cette 3e. C’était il y a un siècle. On n’avait pas encore inventé le bonheur : on le cherchait et on estimait insuffisant de ramasser dans le caniveau le serre-tête d’un petit plaisir pour s’en faire une couronne.[/access]

*Photo : wikicommons.

Juin 2014 #14

Article extrait du Magazine Causeur



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Né en 1976, lauréat de l’Académie française, agrégé de philosophie, docteur ès lettres, Maxence Caron est auteur d’une douzaine d’ouvrages de littérature, de philosophie ou de musicologie.

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