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Gomorra


Gomorra

On ne prétendra pas que le film Gomorra a été exécuté par la critique : une bonne partie de la profession l’a défendu. Mais tous, laudateurs et contempteurs unanimes, ont formulé le même reproche : ce film sur la mafia manque de propos. Des tranches de vie, des caractères, des situations : c’est bien, mais c’est peu, trop peu. Le film de Matteo Garrone, lui-même tiré de l’ouvrage éponyme de Roberto Saviano, se noie dans l’anecdote et ne nous apprendrait en définitive rien du mystère des profondeurs – des secrets de l’Organisation.

Soutenons l’inverse : Gomorra dit l’essentiel. Et met un terme à une illusion. Car jusqu’à présent, la mafia se rangeait dans l’imaginaire collectif quelque part entre Star Wars et le IIIe Reich. Détestable ? Soit, mais tellement fascinant. Le Mal étincelant. Pour le paumé de banlieue comme pour le mytho des beaux quartiers, la mafia c’était tout à la fois la virilité d’Al Pacino – qu’il campe Michaël Corleone ou Tony Montana – la classe absolue du padrino Brando (dont la voix renvoyait celle de Barry White à l’école de fans) et le glam’ du fric, de la puissance et d’un destin qui pour être tragique n’en était pas moins épique. Gomorra déchire le voile : non seulement la mafia est peuplée de salauds mais aussi, mais surtout, de ploucs, d’abrutis et de loosers. Elle est le royaume du malheur, de la misère et de la déréliction.

Il y a un an, pour un reportage, j’étais allé m’installer dans le berceau des parrains les plus sanguinaires de Cosa Nostra : Corleone. Durant tout le trajet – deux heures de route depuis Palerme, sous un soleil libyen, deux heures de lacets et de rocailles à vous retourner l’estomac –, je n’avais cessé de penser à mon inquiétante destination. L’épicentre d’une guerre criminelle sans précédent dans les années 1970 : trois mille morts, femmes et enfants compris, parmi lesquels policiers, prêtres et juges figuraient en bonne place, massacrés à l’arme blanche, désintégrés dans l’acide ou lors d’attentats dignes d’Al-Qaida. Corleone, ce n’était pas seulement un nom de légende, mais aussi un décor à couper le souffle : pitons, canyons et terres brûlées à perte de vue. Death Valley en haute Sicile. Sur la petite place principale, le comité d’accueil était conforme aux attentes : seniors silencieux assis en terrasse, dos au mur. Gavé de films, je m’étais vêtu pour la circonstance – lin blanc et gomina. J’ai bien vite compris le malentendu. Le dress code à Corleone ? Claquettes et bermuda. Celui des Bidochons.

La question qui explosait était la même qu’à Palerme ou à Naples : un siècle de crimes, de bains de sang, une jeunesse sacrifiée, pour arriver à cela ? A cette bourgade où règnent le PVC et les maisons Leroy Merlin inachevées ; où l’on pomponne sa petite Punto quand il ne fait pas trop chaud ; à ce centre ville ceinturé de petits HLM, sans âme ni style, qui évoquent le soir, quand le soleil est retourné en Afrique, n’importe quelle banlieue de Montpellier et ses chômeurs déprimés ? Gomorra ne montre rien d’autre. Des gamins déscolarisés, intoxiqués de légendes hollywoodiennes, des adultes beaufs, pataugeant dans le meurtre et la médiocrité. Immeubles crades, gains dérisoires pour 99 % des affranchis, espérance de vie réduite – et encore quelle vie ! Minable, gorgée de trouille, de mensonges et de trahisons – dans un univers où le « code de l’honneur » est une sinistre plaisanterie.

Plus important, Gomorra donne la clef du triomphe de la mafia : l’effacement de l’Etat. En Sicile, structurée de façon verticale, Cosa Nostra était devenue un Etat parallèle. A Naples, la Camorra, organisation horizontale, agglomérat de tribus et de gangs, le remplace un peu à la manière dont les islamistes font leur trou : « assistance » aux démunis, embrigadement des marmots, « emplois » mieux rémunérés que ceux offerts par un marché du travail déglingué. Mais, au total, un contrat social morbide, qui n’offre que la mort ou la prison comme horizon aux populations qu’il régit. Alors oui, Gomorra est ennuyeux comme un documentaire d’entomologiste. Il n’offre ni le final hystérique de Scarface, ni la lente dérive shakespearienne des Parrain. Mais il dévoile enfin la vérité de la mafia, la réalité crue de ce monde de haine et de peur, de ce monde de défaite complète. En ce sens, Gomorra est l’œuvre la plus aboutie sur la mafia. Celle qui, sans doute, fera le plus de mal à sa présomptueuse réputation.

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David Martin-Castelnau est grand reporter, auteur des "Francophobes" (Fayard, 2002).

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