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Faut-il sauver le soldat mort ?


Faut-il sauver le soldat mort ?

La décision du gouvernement israélien d’échanger des détenus vivants contre les corps de ses deux soldats enlevés par le Hezbollah en juillet 2006 a de nombreuses répercussions stratégiques. Mais au-delà de ces considérations, d’ailleurs très importantes, la valeur accordée aux dépouilles de soldats pose des questions d’ordre moral qui touchent au cœur même de notre civilisation.

Dans le premier volet de la transaction entre Israël et la milice chiite, dans lequel gouvernement officiel du Liban – il n’est pas inutile de le rappeler – ne joue aucun rôle, le Hezbollah doit recevoir des terroristes palestiniens, les corps de ses combattants et des informations concernant les quatre diplomates iraniens disparus au Liban dans les années 1980. En échange, Israël récupérera les corps de deux soldats ainsi que des informations sur l’aviateur tombé aux mains du Hezbollah peu de temps après s’être éjecté de son avion, victime d’une panne grave, dans le sud du Liban à l’automne 1986.

Certains qualifient cet accord de « pacte avec le diable », de capitulation honteuse devant le chantage. Si auparavant, arguent-ils, Israël s’est montré prêt à relâcher un trop grand nombre de prisonniers pour libérer chacun de ses soldats tombés aux mains de l’ennemi, cette fois-ci un seuil qualitatif important a été dépassé, sinon transgressé : on échange des morts contre des vivants. L’argument n’est pas dénué de sens, tant s’en faut. Il est évident que pour les ravisseurs, un prisonnier vivant est beaucoup plus encombrant qu’un cadavre. Ainsi, assassiner le soldat kidnappé et l’enterrer en cachette sera plus facile que de le garder, le nourrir et le soigner pendant des longues années de captivité. Gérer une petite prison improvisée avec toute la logistique et le risque de fuites (du prisonnier et de l’information) que cela implique, est une opération compliquée et dangereuse. La seule manière d’inciter les ravisseurs à épargner la vie de leur prisonnier au moment de son enlèvement et de le garder vivant ensuite, est de donner une valeur « marchande » négligeable aux cadavres. Autrement dit, d’établir une équation claire et non négociable : morts contre morts, vivants contre vivants.

Dans nos démocraties compassionnelles, les otages occupent un rôle de premier rang en focalisant les émotions et permettent l’épanchement d’une dimension quasi-religieuse de la vie sociale. Communier ensemble devant les photos de ces victimes permet de dépasser les tensions inévitables d’un corps politique, un politea, toujours divisé en camps, partis et intérêts. Nous faisons corps quand nos cœurs battent ensemble pour les mêmes causes et quand nous allumons des cierges devants les mêmes icônes. La pression des proches des otages, humainement compréhensible, trouve ainsi un terrain très propice. Les appels commençant par « il faut tout faire pour libérer », prononcés par les parents, les enfants ou les époux ne laissent pas souvent les yeux secs.

Mais cette opposition entre raison et émotion, entre stratégie calculée et compassion larmoyante résume-t-elle le problème ? Non, loin de là. La volonté d’une communauté d’enterrer ses morts, d’exécuter les rituels qui marquent le passage de la vie au trépas, est un élément clé de la culture.

Le mythe d’Antigone finement mis en récit par Sophocle renvoie au même questionnement. La tragédie est déclenchée parce que le corps d’un homme est laissé sans sépulture. Cette faute grave qui dépasse la loi, la cité et la politique sème la mort et brouille les deux rives du Styx : c’est elle qui précipite Antigone dans la mort ; qui décide Créon à l’enfermer vivante dans une grotte (celle qui vit est enterrée tandis ce que le frère mort reste sans sépulcre). C’est toujours cette faute qui découche sur tant de mort en une seule journée – les suicides d’Antigone, du fils et de la femme du roi Créon. Ce dernier, accablé par tant de malheurs, continue à son tour une existence de mort-vivant.

L’inhumation est une partie essentielle de notre humanité et ce n’est pas un hasard si les deux termes ont une racine commune – l’humus, la terre. L’homme, peut-on lire dans le livre de la Genèse (III, 19), retournera à la terre dont il a été tiré. Il s’agit d’une pierre angulaire de notre civilisation et donc d’un besoin, voire d’un intérêt collectif qu’il faut prendre en compte au même titre que le raisonnement stratégique. En effet, il y a certaines choses sur lesquelles on ne peut pas transiger.

Août 2008 · N°2

Article extrait du Magazine Causeur



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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