Erdogan et Poutine ne sont pas comparables


Erdogan et Poutine ne sont pas comparables
Rencontre Erdogan-Poutine (Moscou, 2012). Sipa. Numéro de reportage : AP21256628_000007.
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Rencontre Erdogan-Poutine à Moscou, en 2012. Sipa. Numéro de reportage : AP21256628_000007.

Les personnalités de premier plan ne se bousculant pas aujourd’hui dans les sommets des chefs d’Etat de l’Union européenne, il est habituel qu’on se tourne avec un mélange d’envie et de crainte  vers les marges orientales du continent, où, il faut bien le dire, deux figures exceptionnelles émergent : Poutine et Erdogan. Deux ennemis dont les armées se font face dans le nord de la Syrie, le premier appuyant les forces gouvernementales, le second les rebelles islamistes. Tous deux sont présentés comme des nationalistes, hommes d’autorité, plus ou moins dangereux. En réalité, les positions des deux hommes ne sont pas comparables.

Régime nationaliste et régime idéologique

On ne saurait confondre un régime national, voire nationaliste, plus ou moins autoritaire et un régime idéologique. Le premier suit une politique étrangère classique de défense des intérêts nationaux et rien d’autre. Quand il s’agit d’une grande puissance, ce souci des intérêts nationaux peut s’étendre au voisinage immédiat (l’Ukraine s’agissant de la Russie) mais ce genre de régime n’a pas de plan de conquête du monde, tout simplement parce qu’il n’a pas d’idéologie à répandre.

Un régime idéologique, c’est autre chose. Le moteur profond de son action politique n’est pas la défense des intérêts nationaux, même s’il s’en préoccupe aussi, il est d’étendre une certaine idéologie au monde entier, ou en tous les cas à d’autres pays. L’idéologie pour cette raison est inséparable de l’impérialisme. Comme une idée peut s’étendre indéfiniment, l’impérialisme d’un régime idéologique n’a pas de limite, en dehors de celle que lui assigne la résistance des autres pays.

Pour dire les choses simplement, si la Russie était un régime idéologique au temps du communisme, elle s’est transformée depuis lors en régime nationaliste classique. On peut la considérer comme un pays qui a été totalitaire et qui ne l’est plus, en marche vers la démocratie, celle-ci étant encore très imparfaite sous Poutine.

Erdogan ou la verticale du pouvoir

La Turquie a suivi le chemin exactement inverse : du temps de Mustafa Kemal et de ses successeurs, elle avait un régime nationaliste classique. Avec Erdogan, elle est en train de se transformer en régime idéologique. Cette idéologie n’a naturellement rien à voir avec le marxisme-léninisme qui était le moteur de l’Union soviétique. Erdogan est un frère musulman qui considère que l’islam a vocation à devenir la religion mondiale et que cette religion doit s’étendre au besoin par la force. Il a aussi la nostalgie du sultanat ottoman qui s’étendait très loin dans les Balkans et qui dominait à la fois la péninsule arabique et le nord de l’Afrique, soit presque tout le monde arabe. Le projet ottoman de conquête de l’Europe a subi plusieurs coups d’arrêt : la bataille de Lépante contre les Espagnols (1571), les sièges de Vienne successifs (1521 et 1683). Au cours du XIXe siècle, les Turcs durent se retirer de la Grèce, puis des Balkans ; Erdogan a le désir secret de venger ces revers. Il pense le faire de deux manières : en entrant dans l’Union Européenne où son poids démographique de 80 millions d’habitants et la sidération de ses partenaires, que l’attitude de Angela Merkel anticipe, le mettraient vite en position hégémonique, en s’appuyant sur les communautés musulmanes immigrées présentes dans tous les pays d’Europe. On connaît sa fameuse déclaration de 1999 : « Les minarets seront nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants nos soldats. » L’envoi délibéré de plusieurs centaines de migrants musulmans vers l’Europe à partir de l’été 2015, s’inscrit dans cette stratégie. L’appel récent visant à détourner les communautés turques d’Europe du planning familial le confirme.

Lors de la Première Guerre mondiale, l’empire turc a été amputé de l’ensemble de ses possessions arabes : Erdogan rêve aussi de reprendre pied dans le monde arabe, à commencer par la Syrie voisine, où il aurait aimé installer un gouvernement islamiste proche de lui et pour cela renverser le régime « hérétique » (alaouite) de la famille Assad. Si le régime turc a encore l’apparence démocratique, il ne cesse de se durcir : une partie de l’état-major de l’armée, restée kémaliste, a été emprisonné. Des journalistes le sont également en grand nombre. Que ne dirait la presse occidentale si Poutine faisait la même chose ?

Poutine, lui, n’a aucune idéologie à répandre. Il ne rêve pas que le monde entier, ni même l’Europe, se rallient à la religion orthodoxe ou au culte de la terre russe. Si la démocratie russe est encore insuffisante, elle a fait d’immenses progrès depuis l’époque communiste, alors que, si le régime kémaliste n’était pas vraiment démocratique, il est douteux que la Turquie le soit devenue davantage, quoi qu’on en pense à Bruxelles, depuis l’arrivée au pouvoir de Erdogan en 2003.

Une concurrence asymétrique

Sur le plan de la politique internationale, le conflit entre les Turcs et les Russes en Syrie n’est nullement symétrique. La Russie intervient en Syrie en plein accord avec le droit international, à la demande du gouvernement syrien légitime, celui de Bachar el-Assad, alors que les interventions de la Turquie dans le Nord de la Syrie, notamment contre les Kurdes syriens, se font en violation de la légalité internationale. D’autre part, si la Russie défend le régime syrien, elle n’envoie pas de djihadistes comme la Turquie en envoie en Syrie ; ni des centaines de milliers des réfugiés en Europe occidentale comme le fait Erdogan, un afflux ravageur incontrôlé qui pourrait avoir un effet profondément déstabilisateur.

Des deux régimes, il est clair que l’un est en position défensive et que l’autre est au contraire en position d’agresseur.

Il est vrai que des experts prétendent souvent que le grand problème de Erdogan est celui des Kurdes. Certes, le tiers oriental de son territoire est occupé par des musulmans sunnites qui ne se sentent pas turcs et dont beaucoup rêvent de rejoindre leurs frères kurdes d’Irak, d’Iran et de Syrie pour constituer un Kurdistan indépendant. Si cela se faisait, la Turquie se trouverait réduite à la portion congrue. Mais si la guerre n’avait pas éclaté dans le nord de l’Irak et en Syrie, guerre dont Erdogan est largement responsable, il est probable que les Kurdes se seraient tenus tranquilles. Les Kurdes de Turquie ne se sont rebellés en 1995 qu’à la suite de bombardements du gouvernement turc. Cela s’est fait peu de temps avant les élections législatives ; sachant que la majorité de la population turque est très hostile aux Kurdes, le réveil du séparatisme kurde a permis à Erdogan de resserrer les rangs autour de lui et de remporter une victoire électorale qui était loin d’être assurée.

Le plus dangereux des deux

Contrairement à ce qui se raconte, Poutine ne représente nullement une menace pour la paix en Europe. Comme l’a rappelé récemment Valéry Giscard d’Estaing, la question ukrainienne s’est envenimée au lendemain du coup d’État organisé par les Occidentaux sur la place Maidan en février 2014, lui même issu de la volonté de Bruxelles et de Washington d’englober l’Ukraine dans l’Union européenne et l’OTAN. Comme en ont convenu des hommes comme George Kennan (un des faucons de la guerre froide), Henry Kissinger, Helmut Schmidt, la volonté occidentale d’intégrer la Géorgie et l’Ukraine dans une alliance aux objectifs ouvertement antirusse ne pouvait apparaître que comme une provocation.

Si l’on peut lui reprocher de se mêler des affaires du Proche-Orient, Poutine n’y  fait cependant que défendre une position que la Russie avait en Syrie depuis 1954 et que les Etats-Unis ont ouvertement voulu lui reprendre, mais rien n’indique qu’il cherche à en conquérir de nouvelles.

Même si les deux sont de vrais chefs, mettre dans la même catégorie Poutine et Erdogan, est fallacieux. Non seulement parce que Poutine est dans son pays plus populaire que Erdogan dans le sien, mais surtout parce que les logiques auxquelles ils obéissent ne sont pas les mêmes. Et bien que Erdogan soit dans l’OTAN, il est aujourd’hui le plus dangereux des deux.



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