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Dans l’intimité de Rousseau et de Voltaire


Dans l’intimité de Rousseau et de Voltaire

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1. JAMES BOSWELL À MÔTIERS.

Empruntons l’identité de James Boswell pour observer les deux « monstres sacrés » du XVIIIe siècle : Rousseau et Voltaire. Boswell, fils d’un gentilhomme écossais, n’avait alors que 24 ans et, bien que balbutiant le français, il avait une espérance : celle d’être reçu par l’auteur de La Profession de foi du vicaire savoyard. Rousseau, condamné pour ses ouvrages et expulsé de Genève, s’était réfugié à Môtiers, dans le Val-de-Travers. Il avait, quand Boswell lui rendit visite en décembre 1764, 52 ans, souffrait d’un rétrécissement de l’urètre qui exigeait de pénibles sondages et vivait avec sa concubine, Thérèse Le Vasseur. Il jouissait de la nature alpestre, se promenait vêtu d’un éternel cafetan arménien et fuyait les importuns. Grâce à Boswell, qui notait toute conversation dès son retour à l’auberge, nous possédons une image très intime de Rousseau. Ce qui avait plaidé en sa faveur, c’était qu’il fût gentilhomme écossais. « Monsieur, lui dit Rousseau, votre pays est fait pour la liberté. J’aime vos coutumes.[access capability= »lire_inedits »] Nous nous sentons libres ensemble, vous et moi, en flânant ici sans parler. Mais deux Français ne peuvent faire cela. La France est d’ailleurs une nation méprisable. L’humanité me dégoûte. Je suis de bien meilleure humeur les jours où je suis resté seul que ceux où j’ai eu des visites. »  Les rencontres entre le jeune Boswell et Rousseau offraient un curieux spectacle. Rousseau, en proie à de violentes douleurs, avait hâte de se sonder. Aussi mesurait-il le temps dès l’arrivée de cet encombrant disciple : « Un quart d’heure !  », « Vingt minutes ! », suppliait Boswell qui, dès que Rousseau disait une phrase particulièrement émouvante, lui prenait les deux mains. Boswell s’enhardit jusqu’à demander à Rousseau de devenir son directeur de conscience. « Je ne le puis, lui répondit Rousseau, je ne peux répondre que de moi… et encore. Je souffre. J’ai besoin d’un pot de chambre à chaque instant. » Néanmoins, avant son départ, Rousseau invita Boswell pour un dîner frugal. Boswell en donne le menu, qui n’est pas si frugal : une soupe, deux viandes, un poisson, un dessert. Mais les propos furent dignes du philosophe : dès que Boswell devenait cérémonieux, Rousseau le rappelait à l’ordre. « Puis-je reprendre de ce plat ? » demandait Boswell. « N’avez-vous pas le bras assez long ? répondait Rousseau. Jouer le rôle de l’hôte est signe de vanité. Je veux que chacun soit son maître et que personne ne reçoive. » Tant de simplicité enchanta Boswell. Il s’attendait, dit-il, à trouver le grand Rousseau « sur un trône ». Au moment de se séparer, Rousseau prit Boswell dans ses bras et l’embrassa avec une évidente cordialité. « Vous m’avez montré beaucoup de bonté, dit Boswell. Mais je la méritais. » Excellent mot de la fin pour cette aimable comédie qui avait enchanté André Maurois

2. CETTE JOLIE PETITE CHOSE APPELÉE « ÂME ».

À Ferney, chez Voltaire, le décor était totalement différent. Un château, des valets de pied, des courtisans et, parfois, à l’improviste, Voltaire sortant de ses appartements en robe de chambre bleue ardoise et perruque à trois nœuds. Il accueillit le jeune Écossais avec une politesse toute mondaine et, lorsque ce dernier demanda à Voltaire s’il parlait encore anglais, il répondit : « Non, pour parler anglais, il faut mettre la langue entre ses dents et je n’ai plus de dents. » Aucune affinité de part et d’autre. Boswell se serait sans doute ennuyé si le père Adam, jésuite ami de Voltaire, n’avait détendu l’atmosphère. Le père Adam était le partenaire privilégié de Voltaire aux échecs. Et tous les jours, Boswell avait droit au même spectacle : l’affrontement entre le philosophe des Lumières et l’abbé qui célébrait la messe. Or, Voltaire ne supportait pas de perdre et le père Adam gagnait sans cesse. Voltaire se mettait à fredonner un affreux « tourloutoutou » et bombardait le jésuite avec les pièces du jeu qui s’ac- crochaient à la perruque de l’abbé, qui se réfugiait dans un placard. Voltaire hurlait alors : « Adam, ubi es ? » jusqu’à ce que le jésuite réapparaisse.  Quand on en vint à parler religion, sous l’œil malicieux du père Adam, le ton changea du tout au tout : Boswell et Voltaire s’affrontèrent. Le vieillard s’agita jusqu’à en trembler, puis cria : « Oh ! Je suis malade ; ma tête tourne… » Le père Adam, qui n’était pas dupe, détendit l’atmosphère en chantant les louanges de son ami, homme de bien, qui vénérait l’Être suprême même s’il ne croyait pas en l’immortalité de l’âme. Voltaire, à nouveau enjoué, précisa qu’il ne savait pas ce qu’était cette jolie chose appelée « âme », mais que, quoi qu’il en fût, son âme avait la plus haute considération pour celle de Boswell. Il ajouta que son esprit était en paix totale. Boswell fut ému par l’évidente sincérité de ce vieillard tout proche de la mort. Il songea, en quittant Voltaire pour retourner à Londres, qu’il n’était qu’un jeune homme et qu’il lui fallait trou- ver un destin. Boswell le trouva grâce à l’illustre docteur Johnson. C’est à lui qu’il dut de passer à la postérité avec sa Vie de Samuel Johnson, considérée comme le chef-d’œuvre de la biographie anglaise.

3. LE DICTATEUR DES LETTRES

C’est dans l’arrière-boutique d’un libraire de Great Russell Street que James Boswell fit la connaissance de l’illustre Samuel Johnson, auteur d’un Dictionnaire de la langue anglaise et, sans doute, la figure la plus curieuse du XVIIIe siècle anglais. « Johnson, écrit-il, fut sous des cieux anglais et puritains le Boileau et le de Maistre de son temps. » Il le décrit comme porté à la mélancolie qu’il combattait par l’étude, la prière et les conversations de taverne. Il guillotinait intellec- tuellement tous ses adversaires. James Boswell trouva en lui tout à la fois son Voltaire et son Rousseau. Pendant plus de vingt ans, il prit soin de relever fidèlement ses propos, ses anecdotes et ses jugements volontiers para- doxaux. Et c’est ainsi qu’il fit de ce dictateur des lettres un mythe. Adepte des tavernes, qui lui faisaient oublier ses accès de mélancolie, son indolence, sa misère et les quatre malheureuses femmes qu’il entre- tenait, Samuel Johnson avait trouvé, comme Sherlock Holmes, son docteur Watson. Dix ans après sa mort, en 1784, son jeune ami James Boswell lui offrit une part d’éternité. Son œuvre accomplie, le gentleman écossais mourut à son tour à l’âge de 55 ans, tué, comme il se plaisait à le dire, par la violence de ses plaisirs et son goût gargantuesque pour les actrices frelatées. Avec Samuel Johnson, il ne cachait pas que leur sport favori était de faire « ce qu’on voulait » avec des « Vénus de carrefour » dans les rues et les parcs de Londres. L’ambition de James Boswell était que son livre révélât plus complètement Samuel Johnson que ne l’avait jamais été aucun homme. Défi relevé et, jusqu’à présent, inégalé.[/access]

Février 2014 #10

Article extrait du Magazine Causeur



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