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Crise grecque : sortir de la mythologie


« Peuple martyrisé », « étranglé », « assassiné » : à en juger par la couverture médiatique de la crise grecque, on a l’impression d’être entre 1940 et 1944, quand notre infortuné voisin souffrait sous la férule nazie. Mais cette fois, ce n’est pas Hitler qui tient le rôle de l’oppresseur, mais l’Union européenne ; et celle-ci n’a pas envoyé ses chars pour conquérir la Grèce, mais mis la main à la poche pour lui prêter quelque 240 milliards d’euros ! À l’évidence, la misère n’est pas moins pénible au soleil. Mais sans nier les dimensions objectives − l’appauvrissement − et subjectives − le déclassement et l’humiliation − du malheur grec −, il faut aller au-delà de la compassion et cesser de projeter nos angoisses sur les Grecs en répétant que nous attend le même sort qu’eux. Le pire cadeau qu’on puisse leur faire, ce serait de les enfermer dans le rôle de victime.

Aussi cruel que cela semble, il faut le dire : les principaux responsables de la crise grecque, ce sont les Grecs ![access capability= »lire_inedits »] Pas parce qu’ils auraient tous profité de la fraude fiscale et de la corruption, mais parce que, comme citoyens d’une démocratie libérale, ils sont collectivement responsables de la conduite de leur État, ou alors la souveraineté nationale dont les « Indignés » font si grand cas ne doit plus être le principe intangible des sociétés démocratiques. Depuis environ quatre décennies, élection après élection, les citoyens grecs ont accepté le modèle social et économique aujourd’hui en faillite. Affirmer, comme le font certains, que la Grèce ne serait pas une véritable démocratie au prétexte des failles de son régime politique revient à nier la démocratie. Autre erreur d’analyse : celle qui consiste à refuser aux Grecs le droit de décider de leur modèle social, donc de la répartition de la charge fiscale ; que, rétrospectivement, leurs décisions paraissent calamiteuses ne change rien à l’affaire. Leurs choix d’exempter l’Église ou d’imposer les armateurs a minima étaient peut-être injustes, ils n’en étaient pas moins légitimes. Au demeurant, si ces bizarreries nationales sont spectaculaires pour les observateurs pressés, soucieux de morale plus que d’efficacité, ce ne sont pas elles qui ont hypothéqué l’avenir du pays. Si la Grèce a échoué à adapter son économie à la mondialisation, c’est parce que les Grecs ont collectivement cru qu’ils pouvaient engranger les bénéfices avant les efforts et opté pour le confort immédiat d’un modèle social généreux avant d’investir dans leur système productif.

Pour comprendre plus précisément les raisons de cet échec, il faut remonter à la fin des années 1970. Après des décennies de guerre civile plus ou moins larvée et sept ans de dictature militaire, un consensus tacite s’est dégagé pour acheter la paix civile. Créations d’emplois dans la fonction publique, augmentation du pouvoir d’achat, négligence bienveillante dans la lutte contre la fraude fiscale : pour oublier leurs querelles, les Grecs se sont laissé anesthésier. Jusqu’à ce que la crise, révélant au grand jour le fonctionnement à la Madoff de l’économie grecque, interrompe brutalement les flux financiers.

Quand la Grèce intègre le Marché commun (qu’on appelle alors la CEE) , ses finances publiques sont saines, la dette publique représentant 20 % du PIB. Au milieu des années 1990, le niveau de la dette a quadruplé pour atteindre presque 100 % du PIB. Certes, l’endettement n’est ni bon ni mauvais en soi : tout dépend de ce qu’on fait de l’argent emprunté. Or, celui-ci a été englouti par les dépenses de fonctionnement qui, entre 1980 et 2010, sont passées d’un quart du PIB à plus de la moitié ! En clair, la Grèce a créé à tour de bras des postes de fonctionnaires, sacrifiant son avenir à un secteur public pléthorique : autant dire que la paix sociale s’est avérée hors de prix.

Il suffit de jeter un coup d’œil sur les performances de l’économie grecque pour constater les dégâts causés par cette stratégie hasardeuse.
En matière de recherche et développement, la Grèce est le cancre de l’Europe avec seulement 0,3 % du PIB affecté à l’innovation, ce qui la situe au niveau du Luxembourg, Chypre ou Malte. Les performances grecques en termes de brevets sont à l’avenant : la Grèce a déposé 130 brevets en 2011, se classant loin derrière des pays comparables comme l’Irlande (698), le Danemark (2234), la Belgique (2467) ou la Suède (4730) . Logiquement, les données de l’Union européenne révèlent que, des 27 États-membres, la Grèce est celui qui possède la plus faible proportion d’entreprises innovantes. Parmi les sociétés qui capitalisent les plus grosses cotations à la Bourse d’Athènes, hormis la téléphonie mobile (peu innovante, d’ailleurs), on n’en trouve aucune qui opère dans le high-tech.

Cette faiblesse en matière d’industries de pointe explique largement les difficultés de la filière maritime, fleuron national dont le statut, réel et symbolique, est comparable à celui de l’industrie automobile en France. À se focaliser sur la fiscalité particulièrement clémente dont bénéficient les armateurs, malgré les fortunes colossales dont jouissent quelques centaines d’entre eux, on rate l’essentiel : avec la cinquième marine marchande du monde et une flotte de transport pétrolier qui représente 22,5 % de la capacité mondiale, la Grèce reste, certes, une puissance maritime, mais ce secteur d’activité stratégique irrigue de moins en moins le reste de l’économie. La raison en est simple : en moins de vingt ans, la Grèce a perdu presque deux tiers de ses capacités en matière de construction navale au profit des Coréens, des Japonais et des Chinois. Les armateurs grecs, qui étaient naguère leaders sur l’ensemble de la filière, sont aujourd’hui simples intermédiaires du fret maritime. C’est d’ailleurs ce qui explique la magnanimité fiscale dont ils bénéficient : s’il n’est pas si simple de délocaliser des chantiers navals, on change de pavillon en un tournemain. Si l’État se piquait de les rappeler à leurs devoirs citoyens en imposant les revenus de leurs navires, on verrait promptement une partie de la flotte adopter des pavillons de complaisance .

Force est donc de constater que, malgré les capitaux mis à sa disposition depuis trente ans, la Grèce n’a pas su créer une économie capable de soutenir un niveau de vie à l’européenne. Même si sa dette publique disparaissait miraculeusement demain matin (ce qui est déjà le cas pour 30 % de son montant), cela ne suffirait pas pour que le pays produise un volume de richesse permettant de financer son modèle social. Ce qui place les pays européens devant un redoutable défi politique et moral que l’on peut résumer en deux questions :
– Quelles que soient les responsabilités des citoyens grecs dans leur situation, jusqu’où pouvons-nous les laisser sombrer ?
– A-t-on le droit de mettre sous tutelle une nation souveraine, c’est-à-dire de définir l’intérêt général à sa place ?

En préalable, il faut rappeler que la Grèce avait la possibilité de faire défaut sur une partie de sa dette et de quitter et l’Union et l’euro pour retrouver les commandes de la planche à billets, des taux d’intérêt et de change, ainsi que la maîtrise totale de son économie, plutôt que de déposer un « dossier de surendettement » auprès de l’Union. Si elle ne l’a pas fait, c’est parce que les élus du peuple ont pensé que cette option se révélerait pire − à tort ou à raison, mais en toute légalité et, comme le montre le reportage de Jacques de Guillebon et Rémi Lélian, en toute légitimité puisque la majorité des citoyens semble écarter la perspective d’une sortie de l’euro. En demandant librement l’aide de l’UE, de la BCE et du FMI (la fameuse « troïka »), la Grèce a librement choisi, entre deux maux, celui qui lui paraissait le moindre. De ce fait, elle a perdu la maîtrise de son budget, donc sa souveraineté. Mais qu’en aurait-il été si, en sortant de l’euro, la Grèce s’était retrouvée seule face à ses créanciers ? Il faut en conclure qu’au-delà d’un certain niveau d’endettement, un État perd de sa souveraineté.

Quant à l’aspect moral de l’affaire, il ne serait certainement pas juste de demander aux contribuables européens de faire des sacrifices supplémentaires pour que les Grecs puissent retrouver leur niveau de vie et de confort d’avant la crise. Toute la question est de savoir où placer le curseur. Quel filet de sécurité doit-on assurer aux Grecs ? Répondre à cette question revient à définir le niveau minimum de vie et de services auquel a droit un Européen. Union européenne ou pas, euro ou pas, il nous faut y répondre, car il est tout simplement inimaginable que des millions d’Européens en soient réduits à ne pas manger à leur faim, à ne pas être soignés. On peut penser cyniquement que cela dépend de ce que nous pouvons endurer au « 20 heures » ou que c’est affaire de solidarité. Ce qui est certain, c’est que nous ne pouvons accepter que le peuple qui a vu naître la démocratie soit renvoyé un demi-siècle en arrière. Pour ma part, je pense que c’est une bonne nouvelle. Car on peut changer beaucoup de choses : pas l’histoire, ni la géographie. La Grèce fait partie de notre histoire commune. La morale et le bon sens politique convergent pour nous imposer de définir et de financer ce « minimum européen ». Mais cet effort doit être assorti d’une contrepartie, sous la forme d’un programme de redressement et d’investissement qui engagera une réforme en profondeur de l’économie grecque. Ne condamnons pas les Grecs à l’assistanat : nous n’avons pas d’autre choix que de leur offrir une deuxième chance ; ils n’en ont pas d’autre que de la saisir.[/access]
 

Mars 2012 . N°45

Article extrait du Magazine Causeur



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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