65 millions de Charlie?


65 millions de Charlie?

je suis charlie hebdo

Les Pères Noël de la barbarie ont tué Charlie Hebdo, pour de vrai. Les enfants connaissent bien cette expression, eux qui savent encore distinguer le réel du simulacre. Ils ont tué le journal satirique en tirant à balles réelles, sur des corps réels, dans un monde bien réel. Ils ont tué Stéphane Charbonnier, explicitement visé par les deux inspirés, héros pour une certaine « jeunesse de France ». Mais aussi Jean Cabut et Georges Wolinski, les tauliers historiques du journal. Philippe Honoré, qui dessinait parfois de petits rébus littéraires – un mat, de l’eau et un plat délicieux. Et bien d’autres. Les rédacteurs du Charlie ne croyaient pas au paradis. Pour eux, c’est fini.

Mais non, ce n’est pas fini, puisque « Je suis Charlie ». Cette soudaine résurrection virtuelle a tout du film de zombies. Le réel de la mort aussitôt liquidé, le simulacre s’impose avec d’autant plus d’évidence que la raison de cette pandémie de « Je suis Charlie » est indiscutable. Non, sacrée. Facebook, Twitter et compagnie, contamination virale garantie. Comme le malin, en quelques heures, « Je suis Charlie » devient légion. Il s’affiche, se porte, se déclame au milieu d’autres « Je suis Charlie ». Tee-shirts, autocollants, panneaux JCDecaux. Johnny est Charlie, Schwarzie aussi. Imagine, ami lecteur, afin de bien réaliser l’étendue du désastre, la mort de ton papi. Souviens-toi… Renversé par un crétin bourré au point du jour, il allait chercher des cèpes. Il savait faire le vin de noix et les petits gâteaux secs. Alors que tu souffres mille peines, que tu te remémores des instants délicieux avec lui, tu vois surgir partout des « Je suis papi ». L’angoisse que ce doit être d’écouter Schwarzie te dire qu’il en est lui aussi.[access capability= »lire_inedits »] Tous ces égos qui trottent et qui s’entassent avec des panonceaux « Je suis ». Derrière, devant, au milieu, sur les fontaines, par grappes, en rondes, sur les arrêts de bus. Et le vin de noix et les petits gâteaux, tu sais les faire aussi ?

« Vous n’avez rien compris, tous ces gens savent bien qu’ils ne sont pas Charlie. Ils défendent une idée, la République, la laïcité, la liberté d’expression, la démocratie. C’est la France que les terroristes ont attaquée, c’est-à-dire chacun d’entre nous. Nous sommes tous Charlie ! » Mais en quoi, mon ami, le Charlie représente-t-il la France ? Par quel miracle ce petit journal bien déconnant pourrait-il représenter autre chose que lui-même. Ni dieu, ni maître, ni slogans. Ce qui est très bien ainsi. Jean Cabut et Georges Wolinski, les deux piliers, n’étaient pas des représentants de la France ou de la République. Ils dessinaient des bites et des chattes, des étrons et des culs, des politiques à poil et des beaufs en shorts, des papes sodomites et des prophètes explosifs. Ils blasphémaient. Ce qu’ils ont toujours fait, depuis des décennies, dans un État qui leur en donnait encore le droit.

 

« Je suis Charlie ». Le slogan pandémique « ex-termine » Charlie au sens étymologique, en lui refusant sa propre fin. C’est la deuxième mort de Charlie Hebdo, mort  par clonage virtuel cette fois, dissémination, récupération par voie de signes et de logos sans contenu. Reste, après cette grande lessive, un « Je suis » qui a perdu son cogito en route. La société JCDecaux peut donc proclamer « Je suis Charlie », elle ne prend pas trop de risques. Elle est Charlie, elle en est, elle en fait partie, elle s’accorde avec le défilé, dont il ne reste déjà plus que de lointains échos. « Liberté, Égalité, Fraternité ». Ou la mort pour Jean Cabut et les autres. Plus sérieuse aurait été cette phrase, moins fédératrice, moins javellisée : « En France, le blasphème contre le prophète de l’islam, blasphème comique ou pathétique, question de goût, est un droit, jusqu’à preuve du contraire. » Combien sont prêts à être les zélotes de cette idée-là ?

 

Charlie est mort deux fois. La première, le 7 janvier 2015. La seconde, par contamination planétaire d’un déni de réel : « Je suis Charlie ». Tu es Charlie ? Non, tu n’es pas Charlie, car ton existence ne dépend pas d’une loi datant de 1881. Sans le droit au blasphème contre les religions, l’islam en particulier, Charlie Hebdo disparaîtra. C’est ainsi, la négociation n’est pas possible. Le nombre d’abonnés ne changera rien au problème. Or, dans la société des égos, l’idée même d’un droit au blasphème est un curieux archaïsme qui doit disparaître face aux urgences du vivre-ensemble tout seul et de la tolérance pour la culture de l’inculture. La pression collective des émois du moi fera le reste. Lors d’une manifestation à Karachi par exemple, un égo boursouflé affirme sa singularité par un « Je suis Mahomet » iconoclaste. Cet hérétique rappelle à tous que le plus grand blasphème au xxie siècle n’est pas de se faire zombie ou de se prendre pour le prophète mais d’insulter le « Je suis », le moi tout-puissant, ce nouveau dieu sur terre. « Je suis Charlie », « Je suis Mahomet », « Je suis Anelka ». Si l’autoréférentialité sans objet nous terrorise, c’est qu’il existe plusieurs formes de terreur. Le « Moi » en est une.

J’ai le droit ! Ainsi parle encore l’égo, le voisin planétaire de l’hérétique « Je suis Mahomet ». Mais dans quel esprit et pour quelles fins ? Le philosophe allemand Nietzsche, dans un trait hautement blasphématoire pour les égolâtres, écrit : « Quand on connaît le lecteur, on ne fait plus rien pour le lecteur. Encore un siècle de lecteurs, et l’esprit lui-même sera devenu une puanteur. » (Ainsi parlait Zarathoustra. Lire et écrire). Être contraint de publier une nouvelle caricature du tabou laid, pour les lecteurs, pour la France, contre le terrorisme, pour ne pas céder, n’est-ce pas une autre forme de tragédie ? Un rébus d’Honoré – un A, une belle-fille et un T en anglais – ou un beauf de Cabu lisant le Coran en sirotant un mojito dans sa piscine auraient pris le lecteur de court. Mais l’égo ne cédera pas, jamais. L’égo ne lâche rien. L’égo t’emmerde. Il est sûr de son droit. Il est Charlie. Le sens de ce qu’il fait, la justesse de ses actions, la finesse de ses vues, l’humour enfin comptent peu au regard du « Je suis ». Athées, croyants, qu’importe si l’égo vaut Dieu. « Ceci n’est pas Charlie », aurait signé Magritte.

Vouloir combattre une armée de tueurs fanatisés avec du papier et un stylo est aussi vain que de chercher à ressusciter Charlie Hebdo avec un slogan. Rien n’est immortel, même si cela blesse l’égo. Rien n’est indestructible, même si cela dérange les zombies. Rien n’est interchangeable pour qui connaît le prix de la finitude humaine. Charlie Hebdo est mort deux fois et je n’y peux rien, ou si peu. Vladimir Jankélévitch faisait sienne cette formule tout en finesse mais peu fédératrice : « Excusez-moi du peu que je suis, mais je suis ce peu ». La prétention de l’égo, droit dans ses bottes, à être virtuellement ce qu’il n’est pas, n’en est qu’à ses débuts. Régis Debray ne me contredira pas, les fées clochettes de la monstruosité nous obligent à sortir du « tout à l’égo » et de ses caricatures.[/access]

*Image : Soleil.

Février 2015 #21

Article extrait du Magazine Causeur



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