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Terreur, torture et kalachnikov

« Beatrice di Tenda », opéra de Vincenzo Bellini, du 13 février au 7 mars à l’Opéra Bastille


Terreur, torture et kalachnikov
Beatrice di Tenda 23-24 © Franck Ferville Opéra national Paris

Si l’actualisation de l’intrigue à l’époque contemporaine que nous propose l’Américain Peter Sellars agace, Beatrice di Tenda de Bellini, monté pour la première fois à Paris, vaut le déplacement d’un point de vue lyrique.


On se prend parfois à imaginer ce qu’aurait produit le génie de Bellini si le compositeur sicilien n’était pas mort prématurément, à l’âge du Christ, deux ans après la création de Beatrice di Tenda à la Fenice – un four. En 1831, la Scala donnait Norma (également un fiasco, mais qui lui du moins sera relevé par la postérité).  Quatre ans plus tard, Les Puritains, ultime chef-d’œuvre, connaîtra tout à l’inverse un triomphe immédiat, au Théâtre Italien de Paris. Non seulement Beatrice di Tenda n’eut aucun succès (trois représentations !) mais, écrit dans la précipitation, inachevé, il provoquera la brouille définitive de Bellini avec son librettiste attitré, Felice Romani. Le mauvais sort semble s’appesantir sur cette partition, au point qu’il aura fallu attendre 2024 pour voir ce joyau du bel canto entrer au répertoire de l’Opéra de Paris.

Accusation d’adultère fallacieuse

On peut difficilement imaginer intrigue plus noire. À rapprocher du Anna Bolena, écrit par le même Romani pour Donizetti en 1830, elle s’inspire d’une tragédie du dramaturge italien Carlo Tedaldi-Fores, créée à Milan en 1825, elle-même tirée des chroniques du Quattrocento relatant le martyre de l’épouse milanaise du comte de Pavie, plus connue chez nous sous le nom de Béatrice de Ventimille ou Béatrice Lascaris, princesse mise à mort en 1418 par son mari Filippo Maria Visconti, sur l’accusation d’adultère.

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Le livret de Romani ne fait nullement abstraction des rapports de pouvoir sous-jacents au conflit passionnel. En plein romantisme, ceux-ci font évidemment écho au contexte révolutionnaire qui secoue l’Europe d’alors, en un temps où la Lombardie-Vénétie commence de résister au joug autrichien. C’est même cette dimension politique qui donne à Beatrice di Tenda un accent déjà puissamment verdien, jusque dans les chœurs (d’hommes, en particulier), lesquels y occupent une place prépondérante, inhabituelle dans la pure tradition belcantiste.  

Résumons : veuve, la riche comtesse Béatrice de Tende a épousé en secondes noces Filippo Visconti, tyran dont la maîtresse, Agnese, est secrètement amoureuse du jeune troubadour Orombello. Par jalousie, elle persuade Filippo que sa femme le trompe avec ce dernier.  Filippo les fait arrêter tous deux, avant de les soumettre tour à tour à la torture et de les condamner au gibet. Sainte et martyre, Beatrice aura pardonné sa traîtrise à Agnese avant de passer sous le couperet.

Nudes

Le metteur en scène américain Peter Sellars, comme à l’accoutumée, choisit de transposer ce drame atroce à l’époque contemporaine. Il faut se référer au programme pour comprendre l’intention qui y préside, résumée dans un texte liminaire de sa plume. Beatrice, idéaliste et engagée, « finance les services sociaux et les programmes jeunesse » grâce à sa fortune, tandis que Filippo, son mari, terrifiant autocrate et maladivement jaloux, « réprime les jeunes leaders de la génération montante ». Le pot aux roses : « Agnese remet à Filipo l’ordinateur de Beatrice, rempli de photos de Beatrice et d’Orombello qui peuvent être exploitées dans les médias et au tribunal pour étayer une accusation d’adultère ». Tandis que le peuple n’attend, pour se soulever, que le signal d’une Beatrice chastement éprise d’Orombello, Filippo a surpris leur conversation : « le couple coupable est immédiatement arrêté pour adultère ». Au deuxième acte, les bourreaux ont transformé Orombello en légume tuméfié, sanguinolant, flageolant sur une béquille et parcouru de tremblements avant de finir en fauteuil roulant : le supplicié a avoué sous la torture, mais « il se met soudain à crier à toute la Cour qu’elle [Beatrice] est innocente ». Beatrice, devenue aveugle à force d’être frappée, en tunique maculée de sang, menottée, pardonnera à Agnese de les avoir piégés. À la fin, solides pelles en main, « les gardes enterrent le cadavre d’Orombello ». Beatrice, ayant chanté « à un dieu de paix et de pardon », est passée par les armes.

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Signé George Tsypin, le décor transpose le château de Binasco en une sorte de cage en résille de métal vert vif figurant un jardin-labyrinthe à l’Italienne, où les sbires, à un moment, s’activeront au sécateur, et sur le mur latéral duquel le petit personnel passera consciencieusement la serpillère, tissus fichés sur de longues tiges… Visuellement, c’est plutôt très moche. Au deuxième acte (le vert s’est changé en rouge par le miracle de l’éclairagiste) un de ces bosquets taillés, au centre du plateau, sert de bureau au tribunal. Les sycophantes du tyran (lui en veston bleu roi) arborent des tenues en cuir noir anthracite, le service d’ordre en uniforme noir ne perd pas une occasion de pointer les menaçantes kalachnikovs sur « tout ce qui bouge » – façon de parler, car les chanteurs, d’un bout à l’autre de l’opéra, resteront désespérément statiques, comme incapables de se déplacer tant soit peu. Exit tout de même la vidéo, vieille signature de la star californienne, et tarte à la crème obligée de toute régie contemporaine… Sellars n’en cède pas moins à tous les poncifs de l’actualisation, dans un mauvais goût superlatif.

Bien, du moins… sur le plan musical

Si cette première production parisienne de Beatrice di Tenda est sauvée, c’est par ces arias, duos ou trios immortels, tous sublimement chantés. Les chœurs de l’Opéra de Paris ne sont pas en reste. Au prix de très légers décalages au début, ils sonnent magnifiquement. À la baguette, le chef britannique Mark Wigglesworth, sur un tempo semble-t-il assez lent, qui magnifie l’expressivité de l’orchestre. Dans le rôle-titre, la soprano américaine Tamara Wilson, que beaucoup ont déjà applaudie tout récemment ici même dans Turandot, se montre aussi à l’aise que dans Puccini, à la fois impériale dans les aigus les plus redoutables que délicate dans le phrasé legato et dans les roulades vertigineuses de la partition. Le baryton hawaïen Quinn Kelsey, qui a surtout beaucoup chanté Verdi, fait merveille dans le rôle du sinistre Filippo Visconti. Quant aux deux frères Pati, ténors natifs de Samoa, Pene en Orombello et Amitai dans le second rôle de l’ami Anichino, ils déploient leurs talents jumeaux sans faillir. Seule la mezzo Theresa Kronthaler, qu’on découvre à l’Opéra de Paris, manque sensiblement de puissance d’émission, dans les rares airs confiés au personnage d’Agnese de Maino.

On se demande bien pourquoi les pages extraordinaires de Beatrice di Tenda n’ont pas passé la rampe pendant si longtemps. Il nous est expliqué, dans le programme, que la version proposée ici rétablit l’opéra au plus proche de l’original, à partir de la partition autographe de Bellini, y incluant ses repentirs et recommandations d’exécution : justice est faite – au moins sur le plan musical.    


Beatrice di Tenda. Opéra seria en deux actes de Vincenzo Bellini (1833). Direction : Mark Wigglesworth. Mise en scène : Peter Sellars. Orchestre et chœurs de l’Opéra de Paris. Avec Quinn Kelsey, Tamara Wilson, Theresa Kronthaler, Pene Pati, Amital Pati, Taesung Lee.
Opéra-Bastille les 13, 15, 23, 28 février, 2 et 7 mars, 19h30. Le 18 février, 14h30. Durée: environ 3h20



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