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L’art du divertissement


L’art du divertissement

paul mccarthy oeuvre

Le film de Marianne Lamour, qui se fonde sur l’excellent livre-enquête, au titre éponyme, de sa sœur, Catherine, et de Danièle Granet[1. Grands et petits secrets du monde de l’art, de Danièle Granet et Catherine Lamour (sœur de Marianne), Poche, Pluriel.], n’est pas un documentaire de dénonciation. On n’y crucifie pas les milliardaires, qui en sont les acteurs principaux. La Ruée vers l’art signale la métamorphose qu’a subie ce commerce, désormais conforme aux règles (ou aux dérèglements) de la financiarisation en temps réel. Les artistes « bankables » sont soutenus par un discours publicitaire approprié et par une stratégie de marketing digne de l’industrie du luxe. Les artistes sont des marques : Basquiat, Koons, Murakami, Hirst… Qu’on épice cette foire aux vanités d’un peu de transgression, et c’est Byzance !

La Ruée vers l’art est le spectacle d’un divertissement habituellement caché, d’une sorte de féérie qui se joue à guichets fermés. Les premiers rôles sont des gens très riches, entourés de « curateurs », marchands, galeristes, conseillers, et des artistes. Catherine Lamour résume ainsi la situation : « Nous montrons qu’une société a rendu obsolète celle qui l’a précédée. L’opération a été radicale : plus rien n’est, ne sera comme avant ! »

C’est dans la seconde moitié du XIXe siècle que le monde a voulu être moderne absolument, entraîné dans ce mouvement hélicoïdal par le cyclone Baudelaire. Réclamant du neuf à tous les étages, Baudelaire s’échappe par la « modernité », qu’il discerne dans l’œuvre d’un peintre alors méconnu, « C. G. » (pour Constantin Guys). Il prétend que l’artiste a entrepris la tâche héroïque de présenter le monde en train de se faire sous ses yeux, dans les décors et les vêtements de son temps. C’est par ce moyen, qu’il « cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité […] Il s’agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire. […] La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. » (Le Peintre de la vie moderne).[access capability= »lire_inedits »]

Baudelaire inaugure l’ère de la Beauté complexe. Il y avait autrefois sur cette question un débat, des affrontements, des enjeux. C’est terminé, nous disent Granet et les sœurs Lamour. Bienvenue dans lemarché global, cette grimace d’un monde qui ne cherche plus à être moderne, mais contemporain jusqu’à l’obsession !

Causeur. Cela ne date pas d’hier que l‘argent et l’art aient partie liée…

Marianne Lamour. L’art a certes toujours été une affaire d’argent. Mais, autrefois, les mécènes achetaient et conservaient ; à présent, les acheteurs attendent le bon moment, la bulle, qui leur permettra de réaliser leurs actifs dans des conditions très profitables. Les ventes d’art sont une scène, un décor, un spectacle. Notre projet était de nous glisser dans la coulisse de ce « divertissement » pour milliardaires. Quand on est vraiment riche aujourd’hui, et que l’on souhaite s’amuser, les ventes sont un magnifique terrain de jeu. Il faut seulement être capable d’affronter des enchères très élevées. On commence à 2 millions, on termine à 20, voire plus si affinités. L’homme le plus puissant dans cette partie, Larry Gagosian, proclame haut et fort : « There is no business like art business. »

Danièle Granet. Le marché de l’art, à présent, reflète parfaitement ce qu’on nomme la mondialisation. Il s’est produit depuis une trentaine d’années un afflux massif de capitaux de toutes les nationalités. La numérisation a servi ce phénomène : quand une œuvre se vend à Singapour, dans la minute qui suit, son prix est connu à New York, Genève, Moscou, Shanghai, Londres, Paris, Dubaï… Le monde des collectionneurs, des acquéreurs, se trouve dans un état de veille constante. Entre eux règne l’émulation, la compétition. Comme le dit David Nahmad, dans notre film : « Si ce n’est pas inabordable, les gens ne sont pas intéressés. » Or, le phénomène spéculatif a un effet sur le jugement esthétique : il obère toute vision critique. C’est encore Nahmad qui reconnaît que la spéculation interdit le discernement parmi les nouveaux artistes. Pour suivre ce marché planétaire, les très riches forment une luxueuse caravane, qui se déplace en jet privé. On se retrouve à Venise ou à Doha : « Nous allons là où se trouvent les artistes », déclarent Mera et Don Rubell, couple de collectionneurs américains perspicaces et sympathiques, capables, par leurs choix, de lancer mercredi un artiste inconnu lundi.

Catherine Lamour. Le plus récent exemple est celui du jeune Oscar Murillo. Artiste d’origine colombienne, très modeste, il vit à Londres, où ses parents se sont installés. Il connaît une petite notoriété : en 2011, ses toiles se vendent jusqu’à 8000 dollars. Je ne suis pas critique d’art, et ne m’interrogerai donc pas sur la valeur artistique de sa production. Mais, en effet, on peut trouver intéressante sa démarche, traversée par l’énergie des street artists, des « graffeurs », rappelant Jean-Michel Basquiat. En 2012, il est remarqué par un homme très influent, un « curateur » ou commissaire d’exposition de première force, Hans-Ulrich Obrist, co-directeur de la Serpentine Gallery, à Londres. Quelques semaines plus tard, des œuvres de Murillo sont à Miami, territoire réservé du couple Rubell, qui l’invite à résider plusieurs semaines dans sa fondation. En 2013, les prix des toiles de Murillo, offertes à la vente publique, oscillent entre 150 000 et 300 000 dollars. Oscar Murillo n’a pas 30 ans !

D.G. On peut y voir un effet de la technologie: la cote d’un artiste suit l’accélération du temps « réel ».

M.L. On peut aussi se demander quels critères autorisent ces surgissements de notoriété artistique.

Tous ces gens ont l’air de s’amuser follement. Ce business n’est-il pas une sorte de divertissement ?

D.G. Il y a quelques années, le terme « divertissement » aurait été jugé offensant par la majorité d’entre eux ; à présent, la frontière entre l’art et le divertissement est plus floue. Il est vrai qu’il ne suffit plus, face à nombre d’« installations », d’être simple spectateur. Le « regardeur » joue sa propre partition. Comment va-t-il transformer l’« offre » de l’artiste ? Il arrive qu’il fasse partie de l’œuvre.

M. L. On observe aussi une abondance  d’explications : le discours est en quelque sorte chargé de démontrer qu’il s’agit d’une œuvre !

Dans ce sens mais, à mes yeux, seulement dans ce sens, Paul McCarthy est un artiste considérable !

C.L. McCarthy est un provocateur. Il a commencé comme performer, dans les années 1970, sur le mode contestataire, virulent. Son évolution vers des représentations d’actes et de scènes purement pornographiques pose le problème de l’exposition publique. (En illustration, une de ses oeuvres: « Complex Pile » pour l’exposition « Mobile M+: Inflation! » à Hong Kong, le 24 avril 2013.)

Ses nains coulés dans le bronze présentent une évidente agressivité sexuelle…

M.L. Chaque nain coûte 1 million d’euros, tout de même !

On est heureusement surpris de trouver, parmi ces personnages, de remarquables artistes : le chinois Zang Huan, qui se fit connaître comme performer, lui aussi, produit des œuvres à base de cendres étonnantes. 

D.G. Zang Huan, en effet, incarne la réussite d’un talent indéniable. La Chine est une pépinière de talents. Quelques-uns des artistes les plus cotés dans le monde sont chinois : Yue Minjun, Zhang Xiaogang, Cai Guo-Qiang…

La Chine alimentera longtemps encore le marché…

M.L. La Chine et la totalité du globe. Aux grands acheteurs, il faut des trophées de l’art contemporain. C’est une chasse toujours ouverte.[/access]

*Photo: Vincent Yu/AP/SIPA.AP21392082_000007

Eté 2014 #15

Article extrait du Magazine Causeur



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Né à Paris, il n’est pas pressé d’y mourir, mais se livre tout de même à des repérages dans les cimetières (sa préférence va à Charonne). Feint souvent de comprendre, mais n’en tire aucune conclusion. Par ailleurs éditeur-paquageur, traducteur, auteur, amateur, élémenteur.

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