Alstom, le retour du protectionnisme?


Alstom, le retour du protectionnisme?

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Vieux fleuron industriel français, Alstom plonge ses racines aux premiers temps de la révolution industrielle et de l’industrie des chemins de fer. La fondation de la Société Alsacienne des Constructions Mécaniques (SACM) remonte en effet à la première moitié du XIXe siècle. C’est la fusion de cette entreprise avec la Compagnie Française pour l’exploitation des brevets Thomson-Houston (CFTH), filiale de la société américaine Thomson-Houston Electric Company créée en 1893, qui donne naissance à ALS ( pour Alsace) – THOM (pour Thomson), autrement dit ALSTHOM. Les Américains n’étaient donc jamais très loin puisque General Electric s’était trouvé associé à la CFTH dès la création de l’entreprise en 1893. C’est, d’autre part, la fusion entre la Thomson-Houston Company et Edison General Electric qui devait donner naissance à General Electric. Le fleuron de l’industrie française est donc à la fois un cousin d’Alsace et d’Amérique.

Alsthom, spécialisé dans les constuctions électriques et mécaniques, prend en charge dans les années 1930 la réalisation des moteurs du paquebot Normandie, et diversifie largement ses activités après la Seconde guerre mondiale, développant le secteur défense et télécommunications. L’entreprise Alsthom fait partie de la fournée des nationalisations du premier septennat Mitterrand et l’Etat en devient actionnaire majoritaire en 1982. Ceci n’empêche pas les politiques de fusion-acquisition de se poursuivre: la rencontre avec l’anglaise General Electric Company donne naissance à la franco-britannique GEC-Alsthom en 1989 puis le rachat intégral du constructeur ferroviaire Linke-Hofmaan-Busch en 1997 entraîne la création du consortium Alsthom-LHB. La reprivatisation d’Alstom et son entrée en bourse interviennent en 1998 avec la revente sur les places financières de 52% de son capital. Alstom se détache alors de l’activité d’électronique de défense, assurée par l’ex-actionnaire Marconi, et des télécommunications d’Alcatel. L’entreprise abandonne aussi une importante part de son identité: le « h » qui signalait encore ses origines américaines. Néanmoins, elle poursuit dans d’autres directions sa politique d’acquisition avec l’allemand De Dietrich ou l’italien Fiat Ferroviaria, tout en cédant sa branche d’activité dédiée aux turbines à gaz à l’américain General Electric. La nouvelle entreprise Alstom reprend même Marconi et Alcatel en 2001. L’Etat devra cependant intervenir à nouveau dans le capital d’Alstom, sous l’impulsion du ministre des Finances et de l’Industrie Francis Mer en 2004, pour sauver le géant en difficulté qui devra tout de même céder une partie de ses activités énergétiques à Areva et de ses chantiers navals au norvégien Aker Yards. Bouygues en profite pour entrer dans le capital d’Alstom en constituant un partenariat dans le domaine de l’énergie hydraulique et des transports.

L’imbroglio boursier actuel provient de l’offre faite le 24 avril dernier par General Electric pour acquérir les activités d’Alstom, l’offre de rachat s’élevant à un montant de 16,9 milliards d’euros pour l’Américain. Trois jours plus tard, l’allemand Siemens fait part de son souhait d’acquérir la branche énergétique d’Alstom. Le gouvernement français intervient alors, s’opposant à l’offre de rachat de General Electric, en vertu du décret n°2014-479 qui étend aux secteurs de l’eau, de l’énergie, des télécommunications et de la santé publique les pouvoirs du décret n°2005-1739 permettant au gouvernement de mettre son veto aux investissements étrangers quand ceux-ci menacent les intérêts stratégiques. L’arbitrage se joue alors entre une entreprise américaine, General Electric, susceptible de proposer la création d’une co-entreprise sur les activités électriques renouvelables, sur les réseaux de distributions d’énergies, sur les activités de turbines à vapeur et sur les activités nucléaires, et l’offre commune de Siemens et Mitsubishi, impliquant la formation de co-entreprises avec Alstom dans les activités du nucléaire, de la distribution électrique et de l’hydroélectricité.

En arbitrant finalement en faveur de General Electric et d’une solution de rachat permettant à l’Etat français de redevenir actionnaire principal d’Alstom afin de satisfaire à la fois le conseil d’Alstom et la volonté du gouvernement de protéger les secteurs stratégiques de l’entreprise, l’Etat se place dans une situation délicate vis-à-vis d’un actionnaire majeur de l’entreprise : Bouygues, qui possède encore 29,3% des parts d’Alstom aujourd’hui. L’entreprise de Martin Bouygues, géant de l’industrie employant près de 130 000 personnes, a signé le 26 avril 2006 un accord de coopération lui permettant d’acquérir 21% du capital d’Alstom, ainsi que la participation de l’État français au protocole d’accord, pour un investissement total de deux milliards d’euros. En acceptant l’offre de General Electric tout en annonçant son intention de redevenir premier actionnaire, l’Etat doit deux redébourser un peu moins de deux milliards d’euros afin  de racheter les actions de Bouygues au prix du marché actuel. Il s’agit donc pour l’Etat français de négocier désormais à moindre coût la transformation de l’opération de rachat de la branche énergie d’Alstom par GE – à laquelle il a tout d’abord tenté de préférer l’offre de Siemens, déjà allié à Areva – en une opération d’ « alliance », pour reprendre les termes de la communication de l’Elysée, employés également désormais par le groupe GE qui proclame vouloir mettre en place une « une alliance mondiale dans le nucléaire et française pour les turbines à vapeur en France ». La volte-face de l’Etat français est surtout une réaction de dernière minute visant à empêcher la vente pure et simple du secteur énergie d’Alstom à l’américain. La contrepartie financière est néanmoins lourde puisque, en plus du rachat des parts de Bouygues, Alstom devra réaliser 2,5 milliards d’investissements compensatoires dans un certain nombre de co-entreprises GE-Alstom, en échange de l’assurance que la technologie employée dans les centrales nucléaires reste française.

Au-delà des difficiles tractations financières de ce rocambolesque feuilleton industriel, l’arbitrage rendu par l’Etat français illustre le virage protectionniste imposé par Arnaud Montebourg, en vertu du décret sur les investissements étrangers en France adopté le 14 mai 2014. Ce décret prolonge le fameux décret Villepin de 2005, défendant le fameux « patriotisme économique », et prévoit un certain nombre d’exceptions à la la loi du 28 décembre 1966, dite de « Liberté financière entre la France et l’étranger » qui soumet les opérations de rachat dans onze secteurs considérés comme stratégiques à autorisation gouvernementale (armes et munitions, biens à double usage, sécurité informatique, cryptologie, jeux d’argent…). La loi en ajoute cinq autres pour lesquels les investissements étrangers réalisés en France seront désormais également scrutés à la loupe et éventuellement soumis au veto du gouvernement: électricité, hydrocarbures et autres sources d’énergie, eau, services de transports et services de communications électroniques, installations vitales et de santé publique. La possibilité pour le gouvernement d’intervenir dans un processus de rachat ou d’acquisition existait auparavant mais le « décret Alstom » fixe un cadre légal et textuel à ce type d’intervention. Comme le rappellent Saliha Bardasi et Alexandre de Verdun pour La Tribune, la commission européenne, quelque peu irritée de n’avoir pas été consultée ni associée au processus de rédaction du décret, s’est inquiétée des tentations protectionnistes françaises. Pourtant la France n’est pas seule en Europe à avoir pris ce type de mesures: Royaume-Uni, Allemagne, Espagne, Italie, Pologne et Suède ont adopté des systèmes de contrôle similaire des investissements étrangers. Hors Europe, les Etats-Unis eux-mêmes ont étendu la notion d’intérêt national et stratégique à des secteurs qui dépassent très largement le domaine strictement militaire.

Il ne s’agit pas tant ici de protéger des technologies de pointe que de préserver la diversité du tissu industriel français et un savoir-faire menacé par la spécialisation économique internationale qui réserverait à la France le tertiaire pour laisser d’autres pays s’imposer dans le domaine énergétique. En ce sens, l’extension légale, prévue par le décret Montebourg, de la possibilité d’intervention de l’Etat dans de nouveaux secteurs de l’économie qui ne sont pas nécessairement stratégiques, mais qui relèveraient de l’intérêt national vise à empêcher General Electric d’opérer une forme de concentration économique dans un secteur de plus en plus limité à quelques grands acteurs industriels. Rien d’étonnant à ce que cette mesure inquiète Bruxelles : elle redonne à l’Etat français la possibilité d’imposer le fait du prince dans le domaine économique au nom de l’intérêt national.

Reste une dernière inconnue : avec l’entrée en vigueur du Grand Marché Transatlantique[1. Je précise à l’adresse de certains qui s’étaient posé la question à propos d’un précédent article que je ne parle pas ici de l’OTAN…] et la clarification des règles d’arbitrage d’investissement permettant à une entreprise de faire appel à un tribunal privé pour arbitrer contre la décision d’un Etat, la France aura-t-elle toujours la possibilité de faire prévaloir sa volonté de protéger certains secteurs de l’économie, comme Arnaud  Montebourg semble le croire avec optimisme ? Cette décision politique et économique est en tout cas le signe que les barrières douanières ne sont plus les seules à sauter. Et si cela se trouve, le débat autour du protectionnisme économique n’est peut-être plus aussi verrouillé qu’avant…

*Photo : WITT/SIPA. 00666343_000013. 



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