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Afghanistan : survivre à la maternité


Assise sur son lit d’hôpital, Rahmana ne cesse de pleurer. Pendant qu’elle attend les premières contractions, ses seize autres enfants sont seuls à la maison. Il a fallu trois jours à Rahmana pour parcourir le chemin entre son village et l’hôpital, accompagnée de sa sœur et de son époux, d’abord à dos d’âne puis en taxi. Le retour prendra autant de temps et se déroulera de la même manière.

Rahmana est l’une des 1500 femmes admises chaque mois à la maternité de l’hôpital régional Mirwais à Kandahar, dans le sud de l’Afghanistan. Il y a trois ans, on n’en comptait guère plus de 300 : le succès de l’établissement, soutenu depuis 1996 par la Croix-Rouge internationale (CICR), est un bon indicateur de l’insécurité dans la région. Les hôpitaux des provinces voisines sont fermés depuis longtemps, personne ne pouvant garantir leur bon fonctionnement dans le contexte d’incessants affrontements entre les soldats de l’OTAN, l’armée afghane et les rebelles talibans. Les cliniques privées, dont le corps médical est faiblement qualifié, sont de toute façon trop onéreuses pour la majorité de la population. C’est ainsi que les médecins, les infirmières et les sages-femmes du CICR, seule organisation humanitaire encore présente dans la dangereuse zone du sud de l’Afghanistan, sont les derniers à offrir des soins de qualité. Quand on sait qu’en Afghanistan, une femme meurt toutes les deux heures suite à des complications liées à la grossesse, on comprend à quel point leur présence est cruciale.[access capability= »lire_inedits »]

Conformément aux objectifs énoncés par le programme de l’ONU « Millénaire pour le développement », le gouvernement afghan mène le combat contre la mortalité maternelle : au cours de la dernière décennie, celle-ci est tombée de 1600 à 300 pour 100 000 accouchements, tandis que l’espérance de vie, hommes et femmes confondus, est passée de 42 à 62 ans. Pour autant, le problème de l’accès aux soins prénatals et à la médecine procréative des femmes afghanes est loin d’être résolu. D’abord, les données mentionnées ne reflètent pas la situation dans les localités rurales des trois provinces les plus instables, Kandahar, Helmand et Zaboul où, en raison de risques trop élevés, les enquêtes n’ont pas pu être menées. Ensuite, comme le souligne le bulletin de l’Organisation mondiale de la santé, chaque femme afghane risque sa vie en moyenne huit fois, lors de grossesses et d’accouchements. « La mort d’une mère est toujours tragique mais, en Afghanistan, elle a une dimension particulière car chaque décès signifie que plusieurs enfants resteront orphelins », observe Sarah Mburu, sage-femme kényane et vieille routière du CICR  en Afrique et en Asie.

Les sourates sur la contraception

Rahmana, qui s’apprête donc à mettre au monde son dix-septième enfant, avoue ne pas en vouloir d’autres. Burqa relevée sur la tête, Magola, sa sœur, mère de sept garçons et de quatre filles, lance un regard narquois : pour ne plus mettre d’enfant au monde, elle a entrepris de profiter du programme de planning familial proposé à l’hôpital Mirwais. Lorsque son mari insiste pour savoir pourquoi elle ne tombe plus enceinte, elle lui dit être trop âgée. Mais Rahmana a trop peur de son mari pour imiter sa sœur. Quadragénaire, elle risque d’accoucher encore de quelques enfants dont les chances de survie seront bien faibles.

Le Dr Laurent Zessler, du Fonds des Nations unies pour la population (UNPFA) estime que l’utilisation de contraceptifs pourrait réduire de 40% la mortalité maternelle. Alors que le taux de fécondité − 5,1 enfants par femme − est l’un des plus élevés au monde, Suraja Dalil, la ministre afghane de la Santé, met en avant l’exemple d’autres pays musulmans où l’on a observé une baisse significative de la natalité, donc une amélioration de la santé des femmes. Reste à savoir comment égaler l’Iran ou le Pakistan, modèles en la matière. Au cours des vingt dernières années, le taux de fécondité est passé de 4 à 1,75 enfants par femme en Iran et de 7 à 2,5 au Pakistan. Ces succès tiennent avant tout à l’engagement du clergé musulman en faveur du contrôle des naissances. Quand des imams acceptent, par exemple, d’exhumer les sourates qui imposent aux femmes d’allaiter pendant deux ans, ce qui est difficilement compatible avec une grossesse trop rapide, les méthodes contraceptives peuvent se diffuser rapidement.

Un programme-pilote de planning familial a été mis en œuvre dans trois provinces relativement stables et développées d’Afghanistan où les ONG ont pu discuter à la fois avec les anciens et avec le clergé. Dans la province d’Hérat, voisine de l’Iran et peuplée majoritairement de Hazaras chiites, il n’a pas manqué d’imams pour inciter à l’utilisation du préservatif. Mais comme le souligne le Dr Douglas Hubert, initiateur du programme, cela ne signifie pas que tous les chefs religieux en Afghanistan soient prêts à distribuer des brochures sur la contraception à la sortie des mosquées. Maya, infirmière suisse responsable du planning familial dans l’équipe du CICR de Kandahar, est plutôt sceptique sur l’utilisation que font les couples qui viennent consulter des 40 préservatifs mensuels qui leur sont alloués gratuitement. Avec un analphabétisme qui touche 67% de la population, la société afghane ne semble pas prête à faire le grand saut que représente le contrôle des naissances. À en croire les experts du Dr Hubert, les résistances à la contraception tiennent moins, au bout du compte, à l’’environnement conservateur et ultrareligieux qu’à l’absence d’éducation et aux préjugés tenaces – beaucoup croient que l’utilisation durable de contraceptifs conduit à une infertilité incurable.

Rahmana disparaît de l’hôpital deux heures après son accouchement, lestée d’un onzième fils et d’une boîte en carton nommée « New Born Kit ». Financée par l’UNICEF, elle contient un shampoing antiallergique, un minuscule bonnet de laine, une couverture et des couches-culottes jetables. Dans le hall de la maternité, au moins deux dizaines de femmes en tchadri bleus attendent pour prendre la place de Rahmana. Installées tant bien que mal sur des couettes apportées de leurs maisons, elles donnent le sein à des bébés et brodent des brassières pour ceux qui vont bientôt venir au monde.

Les efforts déployés par les sages-femmes du CICR pour convaincre les Afghanes qui viennent  d’accoucher de rester un ou deux jours en observation à l’hôpital ne rencontrent guère de succès. La tradition veut que les femmes rentrent à la maison et reprennent le travail aussi vite que possible. L’éducation des jeunes mères ne rencontre pas moins de difficultés. L’allaitement au sein promu dans les pays industrialisés à grands coups de campagnes publicitaires est considéré comme tout juste bon pour les petites filles dont la santé ne préoccupe personne. Pour les garçons, on préfère le lait en poudre − meilleur, puisque cher et difficile à trouver. Que la mauvaise qualité de l’eau et les proportions fantaisistes du mélange conduisent régulièrement les nourrissons de sexe masculin aux urgences n’y change rien. « Les Afghanes n’ont même pas d’occasions de se rencontrer, d’échanger leurs expériences et de nouer des solidarités féminines qui les pousseraient à prendre des initiatives », remarque Sarah Mburu, nostalgique de l’incroyable dynamisme des femmes africaines. Des cas d’hystérie de plus en plus fréquents parmi les patientes de l’hôpital, de même que des tentatives de suicide, témoignent de l’ampleur de la souffrance des femmes, due dans une grande mesure au total isolement dans lequel elles vivent. Chaque semaine, l’hôpital accueille également des femmes qui souffrent de complications consécutives à des avortements clandestins ou bâclés dans les cliniques privées.

Malgré l’incontestable misogynie de la société afghane, les hommes ne sauraient être tenus pour les seuls responsables de la misérable condition féminine. Beaucoup confient au personnel de l’hôpital Mirwais leur désarroi face à des paternités multiples, subies plutôt que souhaitées. Ils souffrent autant que les femmes de traditions dont personne ne cherche plus à défendre le bien-fondé, mais se montrent tout aussi incapables de s’en affranchir que de subvenir aux besoins de familles nombreuses. Reste que seule une minorité semble prendre au sérieux les proclamations gouvernementales en faveur de l’égalité des sexes − inscrite dans la Constitution. En attendant une improbable révolution des mœurs, la maternité demeure le frein le plus efficace à l’émancipation des femmes. Et une menace pour leur vie.[/access]

*Photo : isafmedia

Juin 2012 . N°48

Article extrait du Magazine Causeur



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Paulina Dalmayer est journaliste et travaille dans l'édition.

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