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Révolution pour rire ? Pas seulement…


Révolution pour rire ? Pas seulement…

Décidément, ces temps-ci, les peuples n’en font qu’à leur tête. Il y a bien sûr les Arabes. On les croyait condamnés par essence à la dictature ou aux régimes autoritaires et voilà qu’ils se mettent à bouger un peu partout. On pensait que si par malheur ils se soulevaient, ce serait poussés par l’islamisme qui aurait travaillé au corps toutes les couches sociales en prospérant sur des frustrations de toute sorte. Et voilà que nous nous retrouvons dans un fécond tsimtsoum : le vide s’est créé, tout devient possible, les islamistes ne sont qu’une hypothèse parmi d’autres et pas la plus probable, ni la plus souhaitée par ces jeunes gens qui préfèrent Facebook à la mosquée et ont compris qu’ils étaient des mondialisés/précarisés comme les autres. Bref, on craignait Téhéran en 1979 et nous voilà bien davantage du côté de Lisbonne en 1974, avec un brin de jasmin tunisien pour remplacer à la boutonnière de la révolution, l’œillet rouge des capitaines d’avril.

Mais il n’y a pas besoin d’aller de l’autre côté de la Méditerranée pour découvrir des peuples démentissant les fatalités programmées par les Cassandre expertocrates. Contentez vous du modeste Quiévrain. Il vous sépare de la Belgique, une contrée largement aussi exotique que Égypte. Pour reprendre le titre du très subversif film belge des années 90 qui révéla le grand Benoît Poelvoorde[1. L’acteur a d’ailleurs décidé de ne plus se raser tant qu’il n’y aurait pas de gouvernement tout comme une sénatrice flamande a proposé une grève du sexe pour les mêmes raisons], cette fois-ci, C’est arrivé près de chez vous.

On vous disait que Wallons, Flamands et Bruxellois se détestaient de manière irréversible. Que ce coup-ci, c’était la fin, que le chef des nationalistes flamands, le très rusé Bart de Wever, patron du NVA, en gagnant les dernières élections et en paralysant la formation de tout gouvernement, allait en douceur réussir là où avait échoué l’extrême droite du Vlams Belang, dont il est, malgré sa corpulence, l’héritier allégé. Et cela simplement en remplaçant la charmante formule du Vlams, « Crève Belgique (Bëlgie Barst !) » par un « Evapore-toi Belgique ! », ce qui prendrait un peu plus de temps mais serait bien plus pervers et efficace.

Et il a bien semblé en passe de réussir. Le Roi avait beau nommer informateurs et formateurs, comme on dit là-bas, pour tenter de concilier l’inconciliable, rien n’y a fait : la Belgique a battu, ce jeudi 17 février, le record mondial de 249 jours d’un pays ayant vécu sans gouvernement. Il était détenu jusque-là par l’Irak, en 2009. Et on a beau dire, la haine entre Sunnites et Chiites du côté de Tikrit ou dans le quartier de Sadr-City est tout de même beaucoup plus explosive que les échauffourées dans Les Fourons ou les horions échangés dans quelques conseils municipaux des communes dites « à facilité » de la périphérie bruxelloise, là où des villes francophones sont enclavées en territoire flamand.
Mais ce jeudi 17 février, en Belgique, la jeunesse a démenti avec humour les prévisions séparatistes, rattachistes, micronationalistes ou évaporationnistes en lançant la « révolution des frites », reprenant un symbole gastronomique national.

L’autodérision de cette appellation, la façon de récupérer le cliché en l’assumant jusqu’au bout et l’inversion de perspective consistant à réclamer un gouvernement là où d’habitude une révolution cherche à s’en débarrasser, sont en eux-mêmes des éléments constitutifs d’une identité belge qui transcende les clivages ethniques et qui se résume en un mot : le surréalisme. Ce surréalisme dont on ne rappellera jamais assez qu’il doit autant et simultanément aux Français André Breton et Philippe Soupault qu’aux Belges René Magritte et Paul Delvaux.

C’est sur la place Poelaert de Bruxelles qu’a battu le cœur de la révolution des frites. Ce n’est bien sûr pas une nouvelle place Tahrir mais la proximité du palais de Justice datant de la fin du XIXème siècle qui donne l’impression, en étant plus grand que la basilique Saint-Pierre, d’avoir été construit pour des humains dont la taille moyenne serait de 2m30, rappelait par contraste entre sa solennité pesante et l’atmosphère de fête du rassemblement, qu’il y avait décidément un fossé entre toute une classe politique et son peuple.

Les étudiants qui se sont retrouvés là l’ont fait au nom d’un mot d’ordre lancé sur Facebook et Twitter dans les deux langues : « Splitsen ? Niet in onze naam. » ou si vous préférez : « Se séparer ? Pas en notre nom ». Les étudiants de l’ULB, l’université libre de Belgique fraternisaient sans aucune difficulté avec leurs homologues flamands de la VUB et l’on pouvait voir circuler de faux paquets de Camel représentant un lion, (l’emblème du parti séparatiste de Bart de Wever) remplaçant le chameau et marqué de l’avertissement suivant, rédigé en français, en flamand et en allemand : « Diviser nuit gravement à votre santé et à celle de votre entourage ».

Il devait être également très agréable, ce jeudi, de se trouver du côté de Gand où eut lieu un strip-tease collectif et même, pour un autre genre de plaisir, à Louvain la Neuve où eurent lieu des distributions de frites, frites belges dont il faut rappeler, autant pour la gastronomie que pour le symbole, qu’elles sont cuites dans deux bains différents. C’est qui leur donne leur saveur unique, quand l’équilibre entre le gras et le croustillant est un bonheur gustatif autant qu’un attentat diététique.

De façon assez malicieuse, pour finir la journée, les étudiants belges rappellent qu’en fait, le record sur l’Irak n’est pas vraiment battu. En effet, quand on décida à Bagdad de constituer le gouvernement, il fallut encore quarante jours pour que tous les ministères soient attribués. Si l’on applique ce calendrier à la situation belge, cela nous amène au printemps, le 30 mars où déjà un nouveau rendez-vous de mobilisation unitaire a été pris.

Bien sûr, de même qu’une hirondelle ne le fait pas le printemps, une frite ne fait pas un gouvernement. Mais malgré tout, ce qui est apparu en creux dans cette révolution pour rire, aimablement breughélienne, c’est que le séparatisme est davantage de l’ordre de la pulsion de mort d’une classe politique enfermée dans des logiques kafkaïennes d’appareils tournant à vide et moulinant du néant, là où naguère ils pouvaient encore justifier leur art byzantin de couper les cheveux en trente deux par l’accouchement de compromis miraculeux.
Ou quand le pays réel, et sa jeunesse, prennent leur revanche sur le pays légal…



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