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« Ce rire-là ne pense pas »


<em>« Ce rire-là ne pense pas »</em>
Alain Finkielkraut
Alain Finkielkraut.

Vous aimez Muray. Vous lui avez d’ailleurs consacré, sur France Culture, une éblouissante émission avec Fabrice Luchini. Et pourtant, cet entretien vous a considérablement agacé. Du coup, alors que je me demandais qui pourrait faire, pour ce dossier, une critique dure mais intelligente – ce qui n’était pas une mince affaire, ses adversaires n’ayant pas brillé par leur subtilité −, vous vous êtes, à votre corps défendant, désigné comme volontaire. Pourquoi tant de colère contre feu notre ami ?

Dans cet entretien, Philippe Muray est au pire de lui-même. Son anthropologie géniale de l’hypermodernité verse dans l’anti-américanisme fanatique. Il ne rit plus, il grimace, il ne critique plus, je dirais presque qu’il éructe. Nous sommes tous sujets à ces débordements, moi comme un autre. Il appartient à la postérité d’être généreuse et de faire un tri. Vous avez fait un autre choix. Je ne peux que détailler mon désaccord, même si c’est une opération délicate puisque je le fais in abstentia : il n’est plus là pour me répondre, c’est-à-dire sans doute pour me pourfendre.

Dans ce texte et ailleurs, Muray reproche à l’« Empire du Bien » son manichéisme. Mais que fait-il, sinon doter cet Empire du Bien de tous les attributs canoniques du Mal ? Une des expressions les plus fortes de ce texte extrêmement violent est : « les Caligula de Washington », c’est-à-dire les instigateurs de la guerre en Irak. Autrement dit, les Américains sont des monstres et, face à eux, l’ironiste Muray n’est plus qu’un ange en colère, un fanatique du Bien. Il dit : « Le Bien ment. Il cogne et il tue. » Quelle différence y a-t-il entre le Bien ainsi défini par le mensonge éhonté et le Mal des contes pour enfants ? À ce moment-là, l’univers mental de Muray se rapproche de Hollywood et même de Disneyland. Le simplisme règne en lieu et place de l’ambivalence, de la complexité, des problèmes et des dilemmes de la vie réelle.

Il me semble que le simplisme était aussi du côté de Bush et de son discours. Et Philippe analysait les discours autant, sinon plus, que les politiques concrètes…

Pour vous répondre, je dois préciser et approfondir ma critique. Muray transforme le 11-Septembre en non-événement et en événement prétexte, puisque tout le mal doit être du côté de ce qu’il appelle le Bien, ce qui fait de lui, bien sûr, le représentant du Bien réel. L’Occident n’a pas d’ennemi, dit-il, l’Occident est lui-même l’ennemi. Voilà qui ne risque pas de choquer le politiquement correct et ses « mutins de Panurge ». Parce que, pour la bien-pensance que Muray dénonce inlassablement, l’ère de l’opposition ami/ennemi est close. Sa religion, c’est la religion de l’humanité. L’humanité est une, le sentiment du semblable est plus fort que tout et toutes les différences sont appelées à se dissoudre dans le grand bain du métissage universel. Tous ceux qui refusent ce destin ou contestent ce diagnostic dérogent au sentiment du semblable et se constituent dès lors en ennemis du genre humain. Je prétends que, sur ce terrain de l’anti-américanisme, Philippe Muray, le grand démystificateur d’Homo festivus, et la bien-pensance sont exactement sur la même longueur d’onde.

[access capability= »lire_inedits »]Là, vous exagérez ! Pour Muray, la fin de l’Histoire advient précisément parce que le nouvel homme, Homo festivus, et son descendant, Festivus Festivus, prétendent éradiquer les différences, les divergences, les dissidences !

Bien sûr, et c’est la raison pour laquelle c’est un grand paradoxe de voir Muray rejoindre, au moment de la guerre en Irak, ceux que d’habitude il fustige. Si Muray n’avait dit que cela contre le politiquement correct, le politiquement correct n’aurait rien trouvé à redire à Muray.

Par ailleurs, il ne dit pas que l’Occident est l’ennemi, mais son propre ennemi. Ainsi compare-t-il les « djihadistes » à des éléphants entrant dans un magasin de porcelaine dont les propriétaires ont déjà tout saccagé.

C’est une idée très forte mais précisément, contrairement à ce que dit Muray, le 11-Septembre est un événement absolument capital. Je citerai à ce sujet Pierre Manent, qui écrit, dans La Raison des nations : « L’information la plus profondément troublante apportée par l’événement ne fut pas la révélation paroxystique du terrorisme comme phénomène majeur. Mais elle résida plutôt en ceci : l’humanité présente est marquée par des séparations bien plus profondes, bien plus intraitables que nous ne le pensions. […] Le 11-Septembre révèle l’impénétrabilité réciproque des communautés humaines en dépit de la prodigieuse et toujours croissante facilité des communications. » La réponse américaine au 11-Septembre n’était sans doute pas la bonne. Elle était naïve. Mais quand on envisage des questions internationales, il faut avoir la modestie des faits précis et singuliers. L’intervention américaine n’a pas eu que des résultats négatifs, notamment si l’on songe à la relative émancipation des Kurdes et des chiites. Alors, justement, qui tire son épingle du jeu ? L’Iran, et donc une version particulièrement sophistiquée et redoutable de l’islamisme radical. L’ennemi est-il affaibli ou renforcé ? On ne peut pas apporter à cette question de réponse catégorique, mais on est quand même en droit de s’inquiéter et cette inquiétude est aggravée par le fait que l’hostilité à la civilisation occidentale sous toutes ses facettes est en quelque sorte redoublée par la mauvaise conscience d’un Occident qui ne cesse de se fustiger lui-même et de dire à ceux qui le haïssent : « Vous avez raison de nous haïr. » En se fustigeant, il se défait de l’identité qu’il devrait au contraire préserver et défendre.

En supposant qu’il soit encore temps. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas tant la guerre américaine qui a provoqué la colère de Philippe, même s’il l’a désapprouvée, que la conclusion que beaucoup en ont tirée, à savoir que, comme le 11-Septembre, elle invalidait la thèse de la « fin de l’Histoire ».

Une thèse comme celle de la fin de l’Histoire est constamment menacée d’invalidation. Les Européens vivent dans une espèce de parenthèse historique. Ils sont au balcon ou, pour employer une autre métaphore, ils sont en vacances, mais il est probable que les vacances se terminent un jour ou l’autre. Muray prend sans doute pour une fin ce qui n’est qu’une parenthèse. Il devrait être un peu plus humble et plus prudent. Nul n’est Dieu. Nul ne peut prononcer le mot « fin » sans risquer d’être démenti. Surtout, il faut faire attention à cette susceptibilité d’auteur : « J’ai une thèse et je crispe, je m’énerve quand les faits semblent la démentir. » C’est un peu ce qui lui est arrivé, et c’est sans doute l’une des raisons de l’incroyable mauvaise humeur dont il fait preuve dans cet entretien.

Mais pensez-vous que, quand il y a de la guerre, il y a de l’Histoire ?

La guerre n’est pas la seule preuve d’historicité qu’on puisse brandir mais, en effet, la fin de l’Histoire, c’est, comme disait Hegel, le « dimanche de la vie ». Et dimanche, on ne fait pas la guerre.

La thèse d’une humanité qui conspire à sa propre destruction en éradiquant les différences, et en particulier la première d’entre elles, la différence des sexes, vous paraît-elle pour autant inopérante ?

Bien sûr que non, mais il faut être capable de penser plusieurs choses à la fois. Nous sommes sous la menace d’une indifférenciation généralisée d’une part, et d’autre part nous devons réagir face à ceux qui veulent en finir avec le régime européen de la différence des sexes.

Quand surviennent les affaires du voile islamique à l’école ou, plus récemment, la polémique sur la burqa, l’Occident est rappelé à lui-même. Ceux qui préconisent la prohibition du voile dans les écoles ou de la burqa dans l’espace public ne le font pas au nom de l’indifférenciation, mais au nom d’une certaine idée du commerce entre les hommes et les femmes. Celle-ci doit être défendue deux fois, contre ceux qui veulent abolir la différence des sexes au nom du « genre » et contre ceux qui pensent que cette différence doit se manifester par une inégalité des droits. Mais les progrès de l’indifférenciation ne doivent pas nous rendre insensibles à cette hostilité extérieure qui est toujours plus préoccupante.

Nous sommes en tout cas d’accord pour observer que Muray nous manque. Je me demande souvent ce qu’il aurait pensé et écrit de l’évolution de l’islam de France et de ceux qui demandent, avec la bénédiction des médias, que l’espace public s’adapte à la « deuxième religion de France ». Je ne crois pas qu’il aurait partagé l’enthousiasme des zélateurs de la diversité.

Je ne le crois pas non plus. Je me demande aussi ce qu’il aurait pensé de l’élection d’Obama. Cette élection, je l’ai saluée non pas seulement parce qu’un Noir accédait à la présidence des États-Unis, mais parce qu’il s’agit d’un intellectuel, ce qui va à l’encontre de la caricature d’une société abêtie par les médias de masse. Il n’empêche, et ce sont les tortuosités et les paradoxes de l’Histoire : Obama a beaucoup plus à voir avec l’Empire du Bien que les néo-conservateurs. Que faire de cette réalité ?

Quant à la France, je soupçonne que Muray aurait détesté ce que j’ai décrit comme le redoublement de la haine par la mauvaise conscience. Il avait une faconde que malheureusement je ne possède pas. Et j’imagine l’article extraordinaire qu’il aurait écrit après avoir entendu Martin Hirsch déclarer, sur Canal+, que « l’intégration en France sera réussie le jour où les catholiques appelleront leurs enfants Mohammed ». C’était une phrase pour Philippe Muray.[/access]

Septembre 2010 · N° 27

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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