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Valse avec les souvenirs


Valse avec les souvenirs

Les jeunes appelés qui partirent en Algérie ont aujourd’hui plus de soixante ans. Ils furent des victimes à part entière de cette guerre, eux qui virent leurs compagnons d’arme mourir en même temps que leur jeunesse, eux qui durent parfois accomplir des actes qu’ils réprouvaient et avec lesquels ils vivent depuis. Pourtant, dans le grand et permanent débat sur la guerre d’Algérie, on ne les écoute jamais. Leur souffrance ? Elle n’a droit qu’au silence. Les Algériens entretiennent très bien la mémoire de leurs victimes – c’est-à-dire des victimes acceptables pour le régime (et non celles du FLN parmi la population arabe). Nos victimes à nous, ce furent les Harkis, les Français d’Algérie déracinés, expulsés, massacrés, et les rapatriés, dont il est un peu, trop peu, question. Mais ce furent aussi tous ces gosses de métropole qui durent, un matin, quitter leurs études, leur famille et leurs amis pour aller faire la guerre. Leurs souffrances d’hier, leurs cauchemars toujours présents ne semblent intéresser personne. C’est ainsi que nous vivons, aveugles à cette blessure et sourds à ce qu’elle pourrait nous apprendre de nous-mêmes et de notre histoire. Mais les blessures parlent, qu’on les écoute ou pas ; elles minent, elles sapent, elles travaillent de l’intérieur les consciences et les esprits.

C’est de tout cela que nous entretient avec humilité, avec honnêteté, avec art le cinéaste israélien Ari Folman [1. Valse avec Bachir d’Ari Folman est actuellement sur les écrans.]. Il ne parle pas de la guerre d’Algérie, bien sûr, mais de celle du Liban. Cette guerre compliquée où les Libanais s’entretuèrent tandis que Palestiniens et Israéliens poursuivaient leur affrontement. Valse avec Bachir, son film, est un examen de conscience. Il y est question de la responsabilité israélienne dans le massacre par les phalanges chrétiennes de centaines de Palestiniens dans les camps de Sabra et Chatila en septembre 1982, pour venger l’assassinat de Bachir Gemayel, nouvellement élu président du Liban. « Où étais-je pendant le massacre ? » Telle est la question que se posent tous les protagonistes de cet admirable film d’animation. Le narrateur a tout oublié. Il décide donc d’interroger ceux qui étaient avec lui et, petit à petit, la mémoire lui revient, jusqu’à ce que les images du massacre lui-même apparaissent. Il découvre que s’il n’est pas directement coupable, il est complice, lui qui permit aux milices d’y voir « clair » pendant les massacres nocturnes. Ce qui se révèle avoir été son rôle est une belle métaphore de ce que fait le film lui-même : faire la lumière sur le massacre et sur le rôle des uns et des autres. On ne se souvient tout d’abord pas, ou pas vraiment, mais à force de parler, de raconter, les souvenirs reviennent, désagréables et terrifiants. C’est ce caractère désagréable et terrifiant qui explique l’oubli. L’oubli seul permet de vivre, la mémoire tétanise. Il apparaît, dans ce film, que le remords ronge tous ceux qui y furent impliqués de près ou de loin. Cette guerre est à la fois ce qui les lie et ce qu’ils souhaiteraient oublier. Mais le souvenir est comme une meute de chiens qui vient troubler le sommeil, la quiétude et la vie normale. L’immense vertu de ce film est donc de permettre de comprendre ce qui se passe dans la tête d’un jeune appelé, sans expérience, que tenaille la peur, le doute et qui doit néanmoins faire son « devoir » ; et ce qui se passe dans sa tête des années après, une fois qu’il a réussi à oublier. Si l’oubli ne vient pas, tout espoir est perdu, toute foi en l’homme est impossible. Mais l’oubli installé, on vit dans la dénégation.

Alors, puisque parler est vital, comment parler de ses « sales » guerres ? Ce film n’est pas un acte d’accusation : c’est une interrogation. Comment vit-on après ? La psychanalyse parle de « retour du refoulé » qui consiste pour tout ce que nous avons sciemment et prudemment rejeté dans les limbes de notre inconscient à ressortir par où c’est possible, dans les rêves, dans les obsessions – pire : dans les rêves de nos enfants. Une brève scène du film l’illustre : le massacre dont le narrateur croit être obsédé n’est pas seulement celui dont il serait partie prenante, c’est aussi un massacre plus ancien, sans commune mesure dans le domaine de l’horreur mais qui a aussi pour théâtre des « camps », ceux dont ses parents sont tous deux survivants. Sa triple responsabilité d’homme, de citoyen d’une démocratie et de fils de martyrs, le conduit donc à en finir avec le refoulé : ce qui s’est passé, il le dira, il se le dira. Et il apprendra à vivre avec, même si ceux qui l’entourent exigeaient le silence et l’oubli.

Comment, en voyant ce film, ne pas penser à la guerre d’Algérie et au silence forcé de ses acteurs ? Nous faudra-t-il attendre qu’ils soient tous mourants pour les interroger, les écouter et leur permettre de raconter, eux aussi, leurs traumatismes, leurs peurs, leurs hontes et leurs angoisses ? Eux seuls peuvent nous raconter ce que ce fut que de combattre là-bas, de participer à cette guerre qui fut sale des deux côtés et qui laissa traumatisées une génération de Français et une génération d’Algériens ? Quand comprendra-t-on que tronquer l’histoire, n’en donner qu’un récit partial, ce n’est pas faire justice à un camp plutôt qu’à un autre, mais les trahir tous ? Valse avec Bachir est un film admirable parce qu’il est beau et juste. Aux yeux de notre époque, il n’a qu’un défaut : celui de ne pas diviser de manière manichéenne les protagonistes. Et d’oser montrer que les supposés « méchants » sont capables d’autocritique – on attend d’ailleurs avec curiosité un film syrien sur l’occupation du Liban ou un film jordanien sur les massacres de Palestiniens par leurs « frères » arabes. Cette concession à la complexité, la beauté formelle de l’exercice et son honnêteté dénuée de toute pose, voilà qui aura sans doute coûté la Palme d’or à Ari Folman. Car si l’air du temps clame son amour des films « courageux », il requiert par-dessus tout que l’on évite d’en demander au spectateur ! Triste conformisme. Et pari perdu : viendra un jour, en France, où des œuvres de cinéma, à leur tour, donneront à voir toute le complexité de la guerre vécue par nos appelés d’Algérie et d’Indochine. Alors, et alors seulement, nous aussi, nous pourrons enfin y voir clair.

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A 32 ans, Cyril de Pins est professeur agrégé de philosophie. Traducteur, il poursuit des recherches en histoire de la linguistique.

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