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Pourquoi tant de bruit plutôt que rien ?


Pourquoi tant de bruit plutôt que rien ?

Heureux pays que la France où tout a une fête, même la philosophie. La sienne, c’est le jour de l’incontournable « bac philo ». Ce jour-là qu’il pleuve, qu’il vente, que la bourse dévisse ou que le pétrole monte, c’est sur la philosophie ou plutôt sur l’épreuve de philosophie du baccalauréat – ce qui, on le verra, n’est pas tout à fait la même chose – que se penche une grande partie des forces vives de l’intelligence médiatique nationale.

Qui dit fête, dit rituel. D’abord l’énoncé des sujets sur lesquels les têtes blondes (et brunes et rousses, etc. ne vexons personne, ou plutôt ne laissons pas la langue française et ses vieilles expressions vexer quiconque) ont dû composer. Une fois les épreuves terminées, des essaims de journalistes attendent les candidats à la sortie des salles d’examen pour leur demander quel sujet ils ont choisi et comment ils s’en sont sorti, i.e. ce qu’ils ont fait et s’ils pensent que c’est ce qu’il fallait faire. Question idiote s’il en est. S’ils avaient pensé qu’il fallait autrement, il y a fort à penser qu’ils eussent fait autrement ! Enfin, des spécialistes sont conviés sur les plateaux de télévision et derrière les microphones des antennes de radiodiffusion pour analyser les sujets, prévenir des pièges et faire croire à tout ce petit monde anxieux et suspendu à leurs lèvres qu’il y avait une copie type qui « avait bon », tout le reste étant faux.

Parfois, l’audace conduit les médias les plus en pointe à inviter un renégat, souvent M. Onfray, qui vient dire tout le mal qu’il pense du baccalauréat, de la philosophie scolaire (qu’il dut fort mal enseigner à en juger par le nombre de bêtises historiques et doctrinales qu’il débite dans ses livres et dans ses cours et par l’image caricaturale qu’il en peint) au grand ravissement des puissances hôtesses de la manifestation. Rituel immuable donc, orné de fioritures très ragoûtantes, telles que l’avis du chanteur présent sur le plateau, celui du présentateur météo, sans oublier, bien sûr, la clausule ironico-distante de l’auteur du petit reportage.

Devons-nous nous réjouir de cette grand-messe, nous autres professeurs de philosophie ? Ne jouissons-nous pas d’un privilège immense au regard de nos collègues des autres disciplines dont on ne connaît jamais les sujets ? Qui se souvient d’avoir jamais entendu l’avis de quiconque sur les sujets d’économie, d’histoire, de mathématique, de physique, d’éducation physique et sportive… ? A peine connaît-on les sujets de français, et encore, il faut un scandale, comme lorsqu’on donna à commenter la chanson de Pierre Perret Lili ?

Pourquoi ne nous réjouissons-nous pas d’un tel privilège ? Pourquoi ne sommes-nous pas heureux le jour de notre fête ? Pourquoi préférerions-nous être très loin ce jour-là ? Sans doute parce que cette fête est trop pincée, trop gênée, sonne trop faux pour qu’on puisse s’en réjouir. Sa vérité est d’ailleurs sans doute dans les questions qu’on adresse à un Onfray dans l’espoir qu’il fera son numéro, ce qu’il ne manque jamais de faire (l’animal est très docile aux commandements des caméras et des microphones) : son mérite à lui est de dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas.

En effet, pour tous, cette épreuve est un archaïsme, une bizarrerie dont on ne comprend pas qu’elle n’ait pas déjà été supprimée. C’est cependant une bizarrerie qui fédère : nul n’a oublié ses mauvais souvenirs de l’épreuve de philosophie du baccalauréat et beaucoup ne pardonnent pas la mauvaise note qu’ils obtinrent sans bien comprendre pourquoi. Les questions tordues auxquelles sont soumis les candidats paraissent à ceux-là une torture à laquelle ils sont contents que d’autres soient soumis. Quitte à avoir souffert, autant que d’autres souffrent à leur tour.
Dans tous les reportages, dans tous les commentaires, ce qui s’entend ce n’est pas un questionnement exigeant ni une interrogation profonde, mais un bavardage où ne perce qu’une chose : la haine sourde de la philosophie.

Percent l’incompréhension de la survivance de l’épreuve et de la discipline elle-même (réputée inutile par les élèves, les parents et un grand nombre de collègues), l’incompréhension des questions posées et une certaine animosité contre ce souci de comprendre, d’expliquer et d’interroger qui fait tant défaut aux journalistes, aux professeurs, aux dirigeants politiques, aux syndicalistes, aux dirigeants d’entreprise et à tous les autres, prisonniers qu’ils sont souvent de l’image qu’ils ont de leur fonction et de leur image tout court.

La preuve de cette animosité parfois mêlée d’une certaine fascination, c’est le besoin éprouvé par toute personne à qui vous annoncez votre profession de vous raconter son année de terminale, de vous apprendre sa note en philosophie au baccalauréat quand elle ne vous inflige pas, parfois des années après, le contenu de sa copie. Je ne sache pas que les professeurs de mathématique aient droit à de tels détails, que les avocats aient à subir les confessions des anciens étudiants en droit ni que les écrivains subissent les souvenirs de CP de leurs lecteurs.

Nous autres, professeurs de philosophie, avons souvent l’impression d’être face à des anciens élèves. Le jour du « bac philo », c’est la France entière qui se souvient émue, anxieuse et parfois rageuse, qu’elle dut en passer par des épreuves pour sortir de l’enfance. Ce faisant, redevenue élève, elle bavarde au lieu de penser. Aussi mériterait-elle le coin, comme les enfants pas sages.



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A 32 ans, Cyril de Pins est professeur agrégé de philosophie. Traducteur, il poursuit des recherches en histoire de la linguistique.

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