Nuit debout ou le fondamentalisme démocratique


Nuit debout ou le fondamentalisme démocratique
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Nuit debout à Paris, le 13 avril 2016 (Photo : SIPA.AP21882387_000009)

L’espace dans lequel se déploient les fondamentalismes ne se cantonne pas au religieux. L’économie en détermine un second champ. Un troisième s’affirme, dont le mouvement Nuit debout fournit la parfaite illustration.

Ce que l’on peut y voir et y entendre est un curieux mélange d’images et de mots d’épisodes révolutionnaires revisités au prisme des technologies contemporaines de communication : un remake composite d’épisodes de mai 1968, des indignés d’Espagne ou d’ailleurs, d’Occupy Wall Street, fondus en une compilation de tous les mouvements sociaux connus, de scènes historiques vues sur divers écrans (plus qu’apprises dans les livres d’histoire), le tout se condensant en une sorte de folklore festif.

Comme dans tout folklore, on y pratique le simulacre d’activités anciennes : ériger des tentes, monter une cantine, installer des générateurs pour faire marcher les micros, bricoler des tables, etc. Tout cela réalisé entre deux tweets… (« On pourrait apporter nos plantes », commente Édith en regardant le « château fort » qui s’érige sous ses yeux grâce à la débrouille d’une poignée d’étudiants en Beaux-Arts et du matériel de récupération[1. Toutes les citations sont des paroles de manifestants ; elles sont transcrites à partir de l’émission de France Culture « Sur les docs » du 12 avril, et, de la même chaîne, l’émission « Pixel » du 8 avril.]. On a parfois l’impression d’assister à des mises en scène commémorant les grandes commotions sociales sur le mode Puy du Fou. Cela a été jusqu’à l’érection de barricades – très éphémères – dans le quartier latin au son du très connu « Libérez nos camarades ». Ce nouveau fondamentalisme-là est clairement encastré dans la société du spectacle ; comme d’ailleurs le djihadisme.

Il est possible de déceler, au travers de la profusion de proclamations, de pratiques désordonnées, de slogans improvisés, de rites réactualisés, l’adhésion inconsciente à ce qu’il paraît pertinent de qualifier de fondamentalisme démocratique.

Alain Finkielkraut, victime du fondamentalisme démocratique

L’épisode du refoulement d’Alain Finkielkraut fournit une excellente démonstration d’une de ses représentations majeures : la parfaite substituabilité des acteurs. L’énergumène qui le bouscule et l’injurie se sent parfaitement habilité à le faire, au nom de tous ; la certitude d’incarner le mouvement l’habite. Dans son imaginaire, il est porteur du message de la « multitude » (aux dimensions modestes). L’éventualité d’un désaveu ne l’effleure pas. L’unanimisme se combine à l’individualisme. Tout fondamentalisme est fusionnel ; mais celui-ci fonctionne à l’envers des autres : c’est dans l’individu narcissique que se fond la collectivité.

Pour comprendre cette façon de penser, il conviendrait de faire le détour historique et théorique par la construction du second fondamentalisme : l’économique. Celui-là s’est sournoisement intériorisé dans les représentations les plus massives, les plus courantes, les plus banales. Quel en est le texte primitif ? Celui des théories classiques et néoclassiques du xixe siècle, éclipsées un moment par les astres marxistes et keynésiens, puis émergeant dans les différents courants du néolibéralisme fin xxe. Depuis quelques décennies ce texte est pris « à la lettre » alors que, d’une part, le monde a profondément changé, et que, de toute façon, il s’agissait de théories « pures » prétendant dévoiler les lois sous-jacentes de l’économie, et non rendre compte des détails contingents de son fonctionnement effectif.

Comme tout fondamentalisme, l’économique débouche sur des aberrations : l’amplification vertigineuse des inégalités, la part délirante des activités spéculatives, l’étendue des magouilles fiscales, etc. Mais le pire est son application à l’ensemble des institutions sociales : l’école, l’hôpital, la presse, la sécurité, le sport, l’art… Cela conduit à la désinstitutionnalisation, autrement dit à la désintégration sociale.

Le troisième fondamentalisme – le démocratique – découle de celui-là. Le populisme en est le terreau comme le fondamentalisme religieux est celui du djihadisme. Il se manifeste dans certains mouvements sociaux, et dans les nouveaux partis d’opposition radicale. Il est un produit du fondamentalisme économique en ceci qu’il en transpose un postulat essentiel : celui de l’individu autonome. L’homo œconomicus, en effet, est totalement libre de ses choix puisque ses préférences sont traitées comme de l’inné. Le transfert de cette vision dans la sphère du culturel donne le mirage d’un individu déjà formé, doté d’une disposition naturelle au libre-choix, constituant et reconstituant en permanence ses propres opinions, qui de ce fait deviennent des attributs (toujours provisoires) de son identité (changeante). Les théoriciens du libéralisme, puis du néolibéralisme du siècle dernier ont triomphé, non seulement du fait de l’adoption de leur vision par les responsables politiques, mais plus encore par cette conception de l’homme autonome et clos comme une monade, qui s’est imposée jusque dans l’intérieur de chaque conscience (ou presque !). Cela permet la vision fantasmatique d’une démocratie totalement horizontale, celle-là même qui sous-tend l’essentiel des comportements observables dans le mouvement Nuit debout.[access capability= »lire_inedits »] On peut en dégager quelques traits…

L’indistinction radicale

On l’a évoquée déjà. Cet idéal d’une démocratie parfaitement horizontale implique d’abord l’abrogation symbolique de toute forme de distinction hiérarchique. Cela produit une sorte d’assignation à l’indifférenciation, fonctionnant comme garantie du dogme égalitaire. Le fondamentalisme démocratique opère une synthèse inédite entre le collectif fusionnel et l’individualisme monadique. L’autovalorisation se travestit en valorisation du groupe ; le slogan « On vaut mieux que cela » emblématique au point de devenir un hashtag, exprime – plus encore que l’égalité – l’équivalence parfaite, donc la substituabilité des individus (vision qui explique la prédilection pour le tirage au sort). L’idée même d’un désaccord possible n’affleure pas. Le nous est dissous dans le je. Le fondamentalisme démocratique exclut de ce fait la vraie démocratie, qui passe par l’assomption du dissensus.

Cela est spectaculairement illustré par le choix fait sur nos places par les manifestants d’adopter le même prénom : « Moi je suis une des citoyennes comme tous les citoyens qui sont venus ce soir. Je ne vais pas forcément communiquer mon prénom. On s’appelle tous Camille ce soir, donc je suis Camille. »

Le meurtre symbolique des représentants

Le personnage le plus honni est celui qui prétend jouer un rôle de leader, c’est-à-dire qui tente d’influencer les autres pour les rapprocher de ses propres conceptions (« On a aucune idée de ce que c’est qu’une vraie démocratie comment on fait pour être autogéré… Euh… Comment on fait pour s’assurer que tout le monde est un citoyen politisé et qu’il est en mesure de prendre des bonnes décisions et qu’on n’a pas besoin de grands électeurs ou de personnes qui sont plus aptes à voter ou de représentants. »)

La théorie politique, depuis Aristote, en passant par Montesquieu et Rousseau, a bien repéré l’élément oligarchique que recèle toute procédure élective de désignation. La relation représentant/représenté implique de la verticalité. C’est donc logiquement que les nouveaux mouvements radicaux rejettent cette relation, et proposent des procédures relevant de la pure horizontalité, inadaptées aux sociétés d’aujourd’hui, comme le tirage au sort.

La vision binaire de la société

Les élus de toutes sortes sont assimilés aux autres élites ; celles de l’argent sont dénoncées dans le même élan : le film Merci patron de François Ruffin est un des emblèmes du mouvement. On voit bien ici la filiation entre ce fondamentalisme et le populisme : l’opposition pure et dure entre le peuple sain et les élites (forcément) corrompues. Eux et nous… Tout le traitement du film évoqué se focalise sur la personne de Bernard Arnault pour le ridiculiser (donc le ravaler à l’aune commune de cette horizontalité), sur un mode guignolesque.

Dans cette opposition binaire, le « eux » est perçu de façon plus que floue (« Contre cette oligarchie qui vous inflige des règles […] on est rien. Sauf que là je prends conscience qu’on n’est pas dix, qu’on est beaucoup en fait, on est beaucoup à penser la même chose et au moins à vouloir la même chose »). Parfois le « eux » est totalement désincarné, et devient « le système », sorte de contenant personnifié de toutes les élites indifférenciées (« Si j’étais le système je pousserais un grand ouf de soulagement. Le système n’a pas trop l’air d’avoir peur. Il est perplexe mais très franchement on ne le sent pas inquiet, il est même parfois méprisant »).

Le mythe de la parole confisquée

Nous vivons dans une société bavarde. Jamais les gens ne se sont tant exprimés, partout et à tout propos, à l’écrit comme à l’oral, avec les Smartphones et autres tablettes, les réseaux sociaux, les forums Internet, les sites des organes de presse, des partis politiques, etc. Les émissions de télévision ne se conçoivent plus sans les bandeaux déroulants en bas d’écran portant les paroles des internautes. Pourtant la complainte de la parole brimée, interdite est permanente (« L’indispensable besoin de libérer la parole, de s’exprimer après les mois gris et sourds de l’état d’urgence post-préattentats»).

La parole coule à flots, mais la frustration provient du fait que la culture conduisant à ce fondamentalisme produit des individus réfractaires au débat. La discussion est désormais inutile, voire dangereuse : le souci des organisateurs « spontanés » de Nuit debout de limiter de façon drastique le temps de parole se justifie en apparence par la volonté de permettre au plus grand nombre de s’exprimer ; mais la raison la plus forte, latente, inconsciente sûrement, est d’interdire tout développement d’une pensée qui pourrait ébranler celle des autres. De ce fait, sur la place de la République, comme ailleurs où sévit ce fondamentalisme, se juxtaposent des monologues, personne ne répondant à personne, chacun développant sa propre idée sans aucune considération pour celles qui ont précédé.

L’anti-intellectualisme vigilant

On le voit bien : des intellectuels (comme Frédéric Lordon) qui pourraient nourrir le mouvement Nuit debout d’un contenu doctrinal consistant se retrouvent dans une situation paradoxale : contraints à se fondre dans la masse, ils ne sont acceptés des foules debout qu’à condition de s’incliner pour pouvoir passer sous les fourches caudines de l’indistinction, sous peine d’être frappés d’ostracisme.

Le mythe de l’intelligence collective

La motivation, la bonne volonté, la morale même sont des gages suffisants pour participer à « l’intelligence collective », cet autre mythe tenace (« On a besoin de gens motivés, il n’y a pas besoin d’avoir de compétences… Tout le monde les a les compétences, il suffit juste qu’on t’ait expliqué une fois, deux fois, trois fois, quatre fois si il faut mais, donc tu comprends et qu’ensuite tu fais le pas.. »). Souvenir d’une proclamation d’un militant de Nouvelle donne, lors des toutes premières réunions locales de ce mouvement, approuvée dans l’enthousiasme, et qui lui a valu estime et gratitude : « Rappelez-vous que nous n’avons besoin de personne, nous avons le savoir en nous. »

Dans cette configuration, la vérité est assimilée à l’addition des convictions individuelles. La connaissance totale est censée se déduire de l’agrégation d’une myriade de connaissances partielles et microscopiques. La « synthèse » – tenue pour pensée du collectif – devient alors la juxtaposition décousue de formules creuses, alignées au feutre sur des paperboards (ou sur des Powerpoints quand traîne un vidéoprojecteur), d’objectifs arbitraires sans fil conducteur… Et ainsi le collectif phosphore, « brainstorme » en petit comité. Il est atteint de commissionite aiguë. Qu’on me pardonne ce néologisme : aucune autre expression ne permet de rendre compte de cette véritable fièvre inhérente aux nouveaux mouvements contestataires.

Le populisme est devenu culture dominante. La force du rejet des élites est telle qu’il a engendré ce nouveau fondamentalisme, dont les références sont des faits historiques très anciens qui, médiatisés par la société du spectacle, ont engendré de nouveaux mythes. La démarche rationnelle, critique, s’efface totalement derrière un pur système de croyances. L’impasse politique est évidente : sa virulence aggrave la crise de la démocratie représentative sans offrir la moindre amorce d’une alternative crédible.[/access]

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Mai 2016 #35

Article extrait du Magazine Causeur



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est professeur honoraire de sciences sociales en classes préparatoires.

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