Un 29 mai 2005


Un 29 mai 2005

référendum Traité constitutionnel européen 2005

Le Ouisme arrogant a gagné. Au point que ce dixième anniversaire du « non » passe presque inaperçu : aucune analyse ou tribune digne de ce nom, aucune manifestation d’envergure, aucune déclaration forte, aucune bougie pour rappeler que ce jour-là, le peuple a dit « non » et que depuis il n’a cessé d’être piétiné. Les leaders du « non », Séguin, Villiers, Chevènement, avaient suivi le trop aimable conseil de Delors : ils ont « changé de métier ».

« Après l’insurrection du 17 juin, 
Le secrétaire de l’Union des Ecrivains 
Fit distribuer des tracts dans la Stalinallée.
Le peuple, y lisait-on, a par sa faute
Perdu la confiance du gouvernement 
Et ce n’est qu’en redoublant d’efforts 
Qu’il peut la regagner.
Ne serait-il pas 
Plus simple alors pour le gouvernement 
De dissoudre le peuple 
Et d’en élire un autre ? »

Certains poèmes voyagent si bien dans le temps. Hélas, serait-on tenté de dire avec celui-ci, de Brecht. Remplacez simplement « 17 juin » par « 29 mai », « l’Union des Ecrivains » par « le Parti unique du Oui » et la « Stalinallée » par la « Monnetallée » : vous voici transporté dans « l’Europe d’après » les référendums de rejet de la Constitution européenne, il y a pile dix ans. L’Europe du despotisme éclairé serinant l’Europe des peuples insurgés. Ceux-là mêmes qu’on a épuisés de promesses intenables d’Eden par l’Europe de marché, de sans-frontiérisme obsessionnel et de détricotage industriel, rural, social, culturel… Des peuples sentant le terrain glisser sous leurs pieds, et advenir, pour de vrai, la menace annoncée par Tocqueville : « Le peuple qui [en Europe] viendrait à fractionner sa souveraineté, abdiquerait son pouvoir et peut-être son existence et son nom. » (De la démocratie en Amérique)

Les « non » successifs – de la France, des Pays-Bas et de l’Irlande – allaient attirer à ces peuples, et à la démocratie en général, mépris, réprimandes et menaces. Il faut « sauver l’Europe de la tyrannie des référendums » pestaient les participants à une discrète conférence européenne tenue à Paris en novembre 2008 où s’étaient donné rendez-vous une partie du gratin mondial des affaires et des responsables politiques de droite et de gauche, dont la très active Elisabeth Guigou, ex-ministre des affaires européennes. « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens » proclamera, en écho, le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne (janvier 2015). « L’Europe divine » (Jean Baudrillard) supranationaliste ne doit souffrir ni d’une once de critique même constructive, ni de la volonté démocratique exprimée par les peuples, ni du réel.

Retour sur une campagne. Décembre 2004, une brasserie de la rue Saint-Dominique à Paris, un petit salon privé est réservé à l’étage comme chaque mardi soir. Au fond, une table est dressée pour le dîner. On en sortira avec mal au ventre d’avoir tellement ri. Auparavant, le « menu » est très sérieux pour le « conseil des experts » que réunit ici Philippe de Villiers : l’Europe, ses normes tatillonnes, ses politiques destructrices et ses dépenses folles. Surtout, il y a ce projet « Giscard » de traité établissant une Constitution européenne, codification monstrueuse et accélération sans précédent du technocratisme et du libre-échangisme européens. Tout ce que combat l’ancien candidat à la présidentielle qui, sans le savoir encore, va incarner dans quelque mois le « Non ». Je suis extrêmement intimidé et, à vrai dire, mon syndrome de l’imposteur refait d’un coup surface. Simple avocat débutant, je cherche à me faire ultra discret en tirant ma chaise devant cet aréopage d’énarques, grands commis de l’Etat, agrégés de droit, économistes qui entourent « Philippe », qu’ils tutoient respectueusement en parlant à tour de rôle. Des profils assez proches de ceux que j’avais côtoyés lors de la campagne présidentielle de Jean-Pierre Chevènement en 2002. Un concentré d’intelligences et d’expériences riches mises au service de la cause souverainiste et de son chef de file. Certains sont des fidèles de toujours, d’autres fraîchement arrivés doivent rester incognitos, tous viennent prodiguer avis, conseils et produire à la demande des centaines de notes sur tous les sujets, que le « grand » va s’empresser d’avaler, digérer et transformer en flèches pour la campagne du référendum. Sa mémoire est impressionnante : il peut vous rappeler le contenu de n’importe quelle note ou conversation que vous lui avez tenue dix ans plus tôt.

C’est autour de cette table que sont posés les trois thèmes qui vont cristalliser le « non ». Trois axes qui sonnent le triple refus de subordonner la France : 1) à la technocratie bruxelloise avec des abandons de souveraineté sans précédents, 2) au marché intégral avec la très emblématique directive Bolkestein dont il révèle la portée destructrice du « principe du pays d’origine », un matin au micro de France Inter, 3) à la rupture de civilisation européenne symbolisée par la non mention des racines chrétiennes et les négociations d’adhésion de la Turquie. Il aura visé assez juste et fort pour contraindre le parti unique du « oui » à s’expliquer, faisant basculer, à sa propre surprise, l’électorat de droite en faveur du « non ». Dans les années qui vont suivre, ce triple refus sera simplement ignoré : la Constitution sera recyclée, le principe du pays d’origine mis en œuvre par la Cour de Luxembourg et de nouveaux chapitres ouverts de négociation avec la Turquie arrosée de subventions européennes.

Les gaullistes historiques à la rescousse. De mon côté, je cherche un moyen de mettre à profit les réseaux constitués lorsque j’étais président des Jeunes Gaullistes (l’UJP) pour attirer dans la campagne les grandes figures encore vivantes du gaullisme, parlementaires, anciens ministres, notamment ceux que j’avais vus à la tribune du Zénith contre Maastricht treize ans plus tôt. La plupart perçoivent sans peine le danger de cette nouvelle et puissante offensive européiste. Je les retrouve pendant une heure et demie, un soir, dans une salle du Sénat, pour leur présenter et leur faire signer la charte de mon « Collectif pour une confédération des Etats d’Europe », nom sans doute compliqué pour les non-initiés voulant dire notre préférence pour « l’autre Europe », celle qui associe les peuples, pas celle qui cherche à les fusionner. J’ai un trac terrible, une fois de plus, assis devant ces vieux personnages repus de combats, souriant un peu de mes maladresses. Tous ou presque appartiennent depuis longtemps à l’Histoire, la grande : il y a là Pierre Messmer, héros de la seconde guerre mondiale (Bir Hakeim notamment), ancien ministre des armées et Premier ministre du général, les anciens ministres et parlementaires Jean Mattéoli, Roland Nungesser, Jean Charbonnel, des compagnons de la Libération, etc. Ce prestigieux comité signera des appels à voter « non », et beaucoup de ses membres participeront au meeting européen organisé par Philippe de Villiers à la porte de Versailles une semaine avant le référendum. La foule débordera sur les trottoirs autour du palais des sports, faute de place à l’intérieur.

Un souvenir amer. Ce soir du 29 mai, Villiers est assez tendu. Un coup de fil lui annonce que le « non » est « largement en tête ». Il n’y croit absolument pas.  En remontant à pied l’avenue de la Motte-Piquet pour aller le rejoindre à son QG, j’ai l’humeur morose. Je devine qu’une éventuelle victoire référendaire ne nous ouvrira aucune porte et qu’on aura fait tout cela pour pas grand-chose.  Le système retombe toujours sur ses pattes. Les grandes crises ont toujours été le creuset de nouveaux sauts fédéralistes. Je suis convaincu que le supranationalisme intégral ne peut pas donner corps au rêve européen, mais au contraire aboutir à une forme inédite de guerre civile. Il me revient le souvenir du jour où, l’année précédente, députés et sénateurs réunis en congrès, s’apprêtaient à réviser la constitution française pour autoriser la ratification de ladite constitution européenne. Il s’agissait rien de moins que d’enchâsser la seconde par-dessus la première. Autrement dit d’abolir de fait la constitution de la Ve République adoptée par le peuple français en 1958. Un peu maso certainement, j’avais voulu aller assister à cet enterrement de première classe à Versailles. Au cours d’une interruption de séance, je déambule dans les coursives longeant la magnifique salle des séances du château de Versailles. Au hasard, je débouche sur la grande salle où est installée la fameuse machine à oblitérer délivrant le précieux cachet « Congrès du Parlement » avec la date du jour. C’est l’activité favorite des élus les jours de congrès, faisant la joie de leurs correspondants, philatélistes ou non. Sur une grande table à proximité, une montagne d’enveloppes et de cartes postales cachant à moitié un grand type à lunettes en train de coller des timbres à la chaîne. Je m’approche, c’est Jean de Gaulle. Le petit fils du général aura passé une partie de l’après-midi à coller des timbres et écrire des cartes postales. Et il est content. Dans un moment, le député de Paris retournera en séance, montera à la tribune pour glisser dans l’urne le bulletin qui signe la fin solennelle de la Ve République qu’avait légué son grand-père à la France. Parce que quand même, on pouvait pas voter « non ». Tu l’as dit cabri.

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est docteur en droit public et dirige l’Observatoire de l’Europe. Il a publié «La démocratie à l’épreuve de l’intégration européenne» (LGDJ, 2014) et «Sous les pavés, la République !» (LeManuscrit, 2002)

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